mardi 22 décembre 2015

L'âge de fer, J.M. Coetzee


Ma note : 8,5/10 

Voici la quatrième de couverture : 1986, Afrique du Sud. Elizabeth Curren, blanche, libérale, solitaire, est brutalement confrontée à une explosion de rage contre l'Apartheid. Atteinte d’un cancer, ses derniers jours sont ponctués par la sanglante répression d’une émeute. Elle découvre le corps criblé de balles du fils de sa domestique noire, et assiste à l’exécution par la police d’un autre adolescent…Né au Cap en 1940, J.M. Coetzee enseigne la littérature. Son œuvre, empreinte des années d’apartheid, est saluée dans le monde entier et traduite dans plus de vingt-cinq langues. Le prix Nobel de littérature lui a été attribué en 2003. Ses romans sont disponibles en Points.

 Coetzee n'est pas celui qui écrira de longs romans. Même lorsque son idée de départ le demandait comme pour En attendant les barbares, il se limite toujours à de courts romans de deux cents ou trois cents pages. Ses histoires abordent souvent l'apartheid mais avec une intrigue parfois sans lien direct, ou à tout le moins sans lien apparent avec ce sujet. Cette idée première de Disgrâce était celle d'un professeur accusé de harcèlement sexuel, possiblement à tort. Mais sans qu'il le sache, lui et des membres de sa famille avaient à payer pour les crimes des blancs (notamment avec une autre histoire de viol). Coetzee, contrairement à son très bon ami Paul Auster (d'ailleurs ils ont publié une correspondance ensemble), n'écrit pas toujours le même roman, ce qui lui a valu le Prix Nobel de littérature. Aussi, il a une connaissance intime de la littérature, il est un grand spécialiste et professeur d'université dans ce domaine. Lorsqu'on lit ses romans, ce fait nous saute aux yeux, parce qu'ils sont sans défauts apparents, ce qui est souvent le cas avec les grands lecteurs. Par contre, certains de ses livres manquent de puissances, ils sont ennuyeux, et ils manquent du feu sacré que l'on retrouve avec les génies. Néanmoins, cet écrivain est l'un des meilleurs de notre époque, même si je continue à lui préférer Philip Roth, José Saramago et Elfriede Jelinek.

 Voyons L'âge de fer en tant que tel maintenant. La narratrice emploie le "tu" en commençant (ce qui fait un peu l'originalité de ce roman), elle s'adresse à une personne en particulier, et nous découvrirons que c'est à sa fille qu'elle s'adresse. De l'aveu de l'épistolière, (ce roman), « cette lettre n'est pas une mise à nu de mon cœur. C'est une mise à nu, mais pas de mon cœur. » Elle a raison, elle décrit dans ce texte sa personne et ce qu'elle voit d'une façon froide (ce qui n'est pas sans rappeler le reste de l'oeuvre de Coetzee), d'une façon un peu disparate aussi, mais jamais en lançant un cri du cœur, jamais en creusant le plus profondément au fond de son cœur. Dans une certaine mesure elle est cartésienne, réfléchie, rationnelle. Donc, la narration est à la première personne et une autre particularité de ce roman est que la narratrice est condamnée par le cancer et en plus, elle regarde une société condamnée elle aussi, par l'apartheid, avec les yeux de quelqu'un qui n'a rien à perdre.

 Nous pouvons voir que L'âge de fer, contrairement à Disgrâce et à Une enfance de Jésus, et ce, dès le début, a un certain lyrisme et une prose un peu plus riche : « Hier, au bout de ce passage, j'ai trouvé une maison faite de cartons et de morceaux de plastique, et un homme blotti à l'intérieur, un homme en qui j'ai reconnu un habitant de la rue : grand, maigre, la peau burinée, de longs crocs rongés par les caries, portant un complet gris avachi et un chapeau au bord affaissé. Il avait le chapeau sur sa tête et dormait avec le bord replié sous l'oreille. Un vagabond, un de ces vagabonds qui traînent autour des parkings de Mill Street, mendiant de l'argent auprès des clients des magasins, buvant sous le pont routier, mangeant à même les poubelles. Un de ces sans-logis pour qui août, mois des pluies, est le pire des mois. Endormi dans son carton, les jambes étendues comme celles d'un pantin, les mâchoires béantes. Une odeur déplaisante l'entoure : urine, vin sucré, vêtements mal aérés, et autre chose encore. Malpropre. » Dans ce texte, la narratrice s'exprime librement : « Déjà six pages, entièrement consacrées à un homme que tu n'as jamais rencontré et ne rencontreras jamais. Pourquoi parler ainsi de lui ? Parce qu'il est moi, et l'est pas. Parce que dans le regard qu'il m'adresse je me vois d'une façon qui peut être mise par écrit. Que serait autrement cet écrit sinon une sorte de plainte, tantôt haute, tantôt basse ? Quand je parle de lui, je parle de moi. Quand je parle de la maison, je parle de moi. Homme, maison, chien : quel que soit le mot, il me sert à tendre la mains vers toi. Dans un autre monde, je n'aurais pas besoin de mots. J'apparaîtrais au seuil de ta porte. « Je suis venue te voir », dirais-je, et ce serait la fin des mots : je t'éteindrais et je serais étreinte. Mais en ce monde, en ce temps, je dois tendre vers toi des mots. C'est pour cela que jour après jour je me convertis en mots et emballe les mots dans la page comme des douceurs : des douceurs pour ma fille, pour son anniversaire, pour le jour de sa naissance. »

 Encore une fois, dans ce roman, il est manifeste que cet écrivain a le souci de n'être pas totalement fataliste, même si L'âge de fer est dans la même veine pessimiste que En attendant les barbares. On a ici un bel exemple de l'auteur Coetzee : il ne laisse jamais ses personnages principaux être radicaux, et cela, ni dans le pessimisme, ni dans l'optimisme : « Qui s'en soucie ? Quand je suis de cette humeur, je suis capable de poser une main sur la planche à pain et de la trancher sans y réfléchir à deux fois. Pourquoi me soucierais-je de ce corps qui m'a trahie ? Je regarde ma main et je ne vois qu'un outil, un crochet, un objet destiné à attraper d'autres objets. Et ces jambes, ces cannes laides et encombrantes : pourquoi faut-il que je les traîne partout avec moi ? Pourquoi faut-il que je les couche en même temps que moi tous les soirs, que je les fourre sous les draps, et que j'y fourre aussi les bras, plus haut, près de la figure, et que je reste étendue là sans dormir au milieu de ce bric-à-brac ? L'abdomen aussi, avec ses gargouillis inertes, et le coeur qui bat : pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils ont à faire avec moi ? Nous tombons malades avant de mourir afin d'être sevrés de nos corps. Le lait qui nous nourrissait devient pauvre et aigre ; nous détournant du sein, nous commençons à aspirer à une vie distincte. Pourtant cette première vie, cette vie sur terre, sur le corps de la terre - est-il vraisemblable, est-il possible qu'il en existe une meilleure ? Malgré les tristesses, les désespoirs, les rages, je n'ai pas perdu mon amour pour elle. » Comme je le disais, Coetzee est professeur d'université et il y a toujours des liens entre la littérature et ses écrits. Comme ici, où la narratrice (victime d'un cancer) évoque la célèbre nouvelle La mort d'Ivan Ilitch : « Passé la journée au lit. Pas d'énergie, pas d'appétit. Lu Tolstoï - pas la célèbre histoire de cancer, que je ne connais que trop bien, mais le conte de l'ange qui s'installe chez le cordonnier. Quelle chance est-ce que j'ai, si je vais jusqu'à Mill Street, de trouver mon ange personnel à ramener à la maison et à secourir ? Aucune, je pense. A la campagne, peut-être, il y en a encore un ou deux assis contre une borne dans la chaleur du soleil, assoupis, attendant ce que la chance leur apportera. Dans les camps de squatters, peut-être. Mais pas à Mill Street, pas dans les faubourgs résidentiels. Les faubourgs, désertés par les anges. Quand un inconnu en haillons vient frapper à la porte, ce n'est jamais qu'un clochard, un alcoolique, une âme perdue. Et pourtant, au fond de nos cœurs, comme nous voudrions voir nos paisibles demeures trembler, comme dans le conte, sous l'effet d'un chant angélique ! » 

 Ce que je retiens de Coetzee ? L'humanisme de ses œuvres. Il semble prendre position en faveur de l'humain avant tout (surtout avant l'économie, mais aussi avant la science, le système politique, etc.). De plus, je retiens que la subtilité de ses romans l'amène à ne pas juger les personnages qui, a priori, ne pensent pas comme lui. Il est pour moi l'exemple parfait, en littérature, de l'humanisme. Et comme je l'abordais plus haut, ce roman, contrairement à Disgrâce et à Une enfance de Jésus, possède un style, et il est presque envoûtant et certainement captivant et fascinant. Aussi, on peut faire des liens entre ce roman et les autres abordés plus haut, parce qu'il est en quelque sorte un bon croisement entre toutes ses oeuvres, le point de jonction entre tous les thèmes de J.M. Coetzee. Il aborde l'intime avec l'épistolière et le général avec un sujet comme l'apartheid. Et le plus remarquable est son style.

samedi 12 décembre 2015

Une enfance de Jésus, J. M. Coetzee


Ma note : 6/10

 Voici la quatrième de couverture : La traversée en bateau les a lavés du passé. Ils ont dû oublier d’où ils venaient. Nouveaux noms, nouvelle langue, nouvelle vie. David a perdu sa mère, Simón s’est fait le serment de la retrouver. Il n’y a pas de mot juste pour désigner ce que l’homme et l’enfant sont l’un pour l’autre. Débarqués à Novilla, ils doivent trouver un logement, parler espagnol. Reconstruire. Sans regarder en arrière…Né en 1940 au Cap, en Afrique du Sud, l’écrivain J. M. Coetzee a reçu le prix Nobel de littérature en 2003. La plupart de ses romans sont disponibles en Points.« Un chef-d’œuvre d’imagination, d’une incroyable densité de pensée. On retrouve l’incandescence des thèmes habituels de ses grands romans : malentendu, langage, filiation, détresse, marginalité. »Le Point Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis

 Dernier roman publié en français de Coetzee, Une enfance de Jésus se situe donc dans le crépuscule de cet auteur, ce qui est généralement un mauvais signe. Ces grands écrivains atteignent habituellement leur plein potentiel dans le milieu de leur carrière (à l'exception de Dostoïevski, Saramago et quelques autres pour qui le génie est arrivé assez tard dans leur vie). Je classerais les romans de Coetzee en deux catégories. Il y a d'un côté ses romans à plus grand déploiement, où la situation extérieure des personnages dépasse leur intimité. Parmi ce groupe il y a L'âge de fer et En attendant les barbares. L'autre catégorie, plus nombreuse, est davantage intimiste, où des personnages se dévoilent au fil des pages sans que l'extérieur devienne plus important que leur intérieur. Bref, ces romans sont plus "intimistes". Il y a Disgrâce, L'homme ralenti et Michael K, sa vie, son temps (entre autres). Même si, eux aussi, ont souvent l'apartheid et la société africaine en toile de fond, ils font le portrait d'un personnage assez commun et ce héros sera décrit assez en profondeur. Aussi, nous découvrons, sous couvert d'une certaine banalité, des destins fabuleux (ou l'inverse) et des êtres d'exception.

 De plus, nous pouvons trouver deux autres catégories pour les romans de Coetzee, si nous nous concentrons seulement sur le style d'écriture. Ainsi, plusieurs romans, généralement publiés avant l'année 2000, sont d'un plus grand lyrisme et d'un style plus développé. De l'autre côté, quelques-uns ont un style dépouillé à l'extrême, froid. Parmi ces derniers, nous pouvons retrouver un de ses meilleurs (même si mes préférés appartiennent à l'autre catégorie) et j'ai nommé Disgrâce. Un roman qui fait l'unanimité et qui semble écrit d'une façon mécanique et simple. Mais comme nous le savons, la simplicité en littérature est souvent synonyme de maturité et de beauté.

 Ici, nous avons un roman (un peu) initiatique, écrit à la troisième personne, mais nous entrons quelques fois dans la tête de Simon. Le point de vue est souvent celui de l'adulte, même si c'est l'enfant le héros. C'est David, l'enfant, qui se développe sous nos yeux (c'est Simon qui parle) : « tu es bien bon de me dire ça, Alvaro, mais a-t-il vraiment besoin de moi ? La vérité, c'est peut-être que c'est moi qui ai besoin de lui. Il se peut que je m'appuie sur lui plus qu'il ne s'appuie sur moi. Qui sait comment nous choisissons ceux que nous aimons, de toute façon ? Tout ça est un grand mystère. » Une enfance de Jésus appartient aux catégories du dépouillement du style et à celle de "l'intimiste". Voici un passage du roman qui montre bien cette simplicité : « Aux derniers rayons du jour, ils s'installent dans leur abri, lui sur une couche d'herbes, le petit au creux de son bras. Bientôt l'enfant s'endort, en suçant son pouce. Pour ce qui est de lui, le sommeil est long à venir. Il n'a pas de manteau ; au bout d'un moment, le froid le pénètre : il se met à grelotter. Ce n'est pas grave, rien que du froid, tu n'en mourras pas, se dit-il. La nuit va passer, le soleil va se lever, le jour viendra. Au moins, pas d'insectes qui lui courent dessus. Des insectes, ça serait le comble. Le voilà qui dort. Dès la première heure, il se réveille, transi. La colère monte en lui. »

L'enfant est à la recherche de sa mère et Simon, un adulte, l'aide dans sa quête. Dès le départ, la scène où il arrive à Novilla nous frappe. Selon Simon, l'enfant « est désemparé, désorienté et désemparé, et aussi parce qu'il n'a pas mangé comme il faut » à son arrivée. Ils semblent subir de mauvais traitements : « Quelque chose tombe à ses pieds : une couverture, pas bien grande, pliée en quatre, d'une étoffe rêche et qui sent le camphre. " Pourquoi nous traiter comme ça ? lance-t-il. Plus bas que terre ? " La fenêtre se referme avec un bruit sec. Il retourne dans l'abri à quatre pattes, s'enveloppe avec l'enfant qui dort dans la couverture. Le vacarme des chants d'oiseaux le réveille. Le garçon, qui dort toujours à poings fermés, lui tourne le dos, une joue posée sur sa casquette. Ses vêtements à lui sont humides de rosée. Il se rendort. Quand il rouvre les yeux, la fille le regarde de tout son haut. »

 Le point de départ de l'action, son résumé, pourrait être évoqué avec ce dialogue : 
 « Tu es ici pour trouver ta mère. Je suis là pour t'aider. 
-Mais quand on l'aura trouvée, pourquoi est-ce qu'on sera là ? 
-Je ne sais pas quoi te dire. Nous sommes ici pour la même raison que tous les autres. On nous a donné une chance de vivre, et nous avons accepté cette chance. C'est formidable, de vivre. C'est ce qu'il y a de mieux au monde. 
-Mais est-ce qu'on est obligés de vivre ici ? 
-Ici plutôt que où ? Il n'y a nulle part d'autre. Maintenant ferme les yeux. C'est l'heure de dormir. »

 L'homme et l'enfant n'ont pas de lien de parenté. La relation entre les deux est celle du maître et du disciple : 
 « -C'est quoi la nature humaine ? 
-C'est comment nous, les êtres humains, nous sommes faits, toi et moi, et Alvaro et le señor Daga et tous les autres. C'est comment nous sommes quand nous venons au monde. C'est ce que nous avons tous en commun. On aime croire qu'on est spécial, mon garçon, tout autant que nous sommes. Mais, à strictement parler, il ne peut en être ainsi. Si chacun était spécial, il n'y aurait plus personne de spécial. Et pourtant nous continuons à croire en nous-même. On descend dans la cale du bateau, dans la chaleur et la poussière, on charge des sacs sur notre dos et on les trimbale vers la lumière, on voit nos amis qui peinent à faire le même travail, qui font exactement le même boulot, rien de spécial dans tout ça, et on est fier d'eux et de nous-même, tous camarades qui travaillons dans le même but ; et pourtant, dans un coin de notre coeur, qu'on garde bien caché, on se dit tout bas : Malgré tout, malgré tout, tu es spécial, tu verras ! un jour où tu t'y attendras moins que jamais, le sifflet d'Alvaro résonnera, et on nous convoquera tous au bord du quai, où patientera une grande foule, et un homme dans un costume noir et une chapeau haut de forme. Et l'homme en costume noir te demandera de t'avancer en disant : "Voyez cet étonnant travailleur dont nous sommes bien contents" ; et il te serrera la main et il épinglera une médaille sur ta poitrine. "Pour bons et loyaux services", dira la médaille - et tout le monde applaudira avec enthousiasme. C'est dans la nature humaine d'avoir des rêves comme ça, même s'il serait sage de les garder pour soi. Comme chacun d'entre nous, le señor Daga pensait qu'il était spécial ; mais il n'a pas gardé cette idée pour lui. Il voulait se faire remarquer. Il voulait qu'on le reconnaisse comme tel. » 

Simon devient docker pour échapper, lui et David, à la misère noire. Et pour la mère, Simon ne la connaît pas, mais il est certain que David la reconnaîtra. L'homme commence à se fatiguer et à avoir des vertiges. Lui et l'enfant se lient d'amitié avec Alvaro un homme du bateau où il travaille. Alvaro montre à l'enfant à jouer aux échecs. Simon et David se trouvent un endroit où habiter, commence à sortir un peu de la misère, s'installent dans cette ville et deviennent amis avec une mère et son fils. Ensuite, Simon rencontre une autre femme et lui demande de devenir la mère de David. Il ne la choisit pas au hasard...mais presque ! Cette femme, Inès, devient sa mère parce que Simon avait l'intime conviction qu'elle devait être sa mère. Et la suite du roman tournera autour de cette étrange situation...  

Alors que, comme je le disais, Disgrâce avait lui aussi ce style simple et dépouillé de tout lyrisme (contrairement à En attendant les barbares), ce Disgrâce avait une histoire intéressante et originale (en plus de permettre une comparaison avec le majestueux roman de Philip Roth, La tache). Les clichés étaient évacués au profit d'un récit simple et complexe en même temps (ce qui n'est pas le cas du présent roman). Le personnage principal de Disgrâce, malgré la simplicité du récit (et surtout la simplicité de sa construction), avait une réelle profondeur romanesque contrairement à Simon et David d'Une enfance de Jésus. Tout est mince ici : l'intrigue, les personnages, la psychologie, etc. La relation entre l'adulte et l'enfant pourrait se comparer à celle que l'on retrouve dans La route de Cormac McCarthy mais ce dernier est de loin supérieur à Une enfance de Jésus. Aussi, on retrouve des relents de cela dans quelques romans de J.M.G. Le Clézio.

 La traduction est très bonne. Mais comme je le disais il n'y a pas vraiment de poésie dans ce roman (de prose poétique) et un des seuls passages où l'on en retrouve, c'est celui-là : « Lorsqu'il y repense, ce jour-là, le jour où Elena a envoyé son fils le chercher sur les quais, marque le moment où elle et lui, qu'il voyait comme deux navires sur un océan presque sans vent, dérivant peut-être mais en gros dérivant l'un vers l'autre, ont commencé à dériver en s'écartant l'un de l'autre. Il aime encore beaucoup de choses chez Elena - la moindre n'est pas qu'elle soit disposée à écouter ses plaintes. Mais s'impose de plus en plus en lui le sentiment que quelque chose qui devrait exister entre eux manque ; et si Elena ne partage pas ce sentiment, si elle croit que rien ne manque, alors elle ne saurait être ce qui manque dans sa vie. » 

mercredi 2 décembre 2015

Goethe se mheurt, Thomas Bernhard


Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture : «J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c’est aussi de cette façon que j’ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J’aurai été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust.» La férocité de Thomas Bernhard fait rage dans les quatre récits rassemblés ici en un volume, selon le souhait de l’auteur. Qu’il s’agisse de Goethe mourant, de la haine de l’Autriche ou la détestation de la famille, l’humour et l’ironie du grand prosateur se révèlent toujours aussi percutants. Mais surtout, ces quatre miniatures contiennent tout l’univers de Bernhard et forment un condensé très maîtrisé des motifs qui traversent toute son œuvre.

 Les spécialistes vous diront que Thomas Bernhard est éloigné du courant réaliste en littérature, mais personnellement, je crois qu'il est l'écrivain justement le plus réaliste. Avec Bernhard, il n'y a pas de "faux" sentiments, il ne se complaît pas dans une poétique imaginaire loin de l'humain. C'est cela sa beauté, et rien d'autre. Il est cru, inconvenant, libre. Aussi, son parcours (comme la plupart des écrivains) est une bonne introduction étant donné le fort lien entre les deux, même si, dans Goethe se mheurt, il prend de grands personnages des lettres comme façade. Voici sa biographie que l'éditeur nous présente en début de volume pour mieux connaître ce parcours : 

 « Né le 9 février 1931 à Heerlen aux Pays-Bas, Thomas Bernhard est fils d'un cultivateur autrichien et de la fille d'un écrivain allemand. Il fait ses études secondaires à Salzbourg et suit des cours de violon et de chant. À la fin de la guerre, il étudie la musicologie. Après la mort de son père, il fait des études commerciales tout en publiant ses premiers textes en 1950 dans un journal de Salzbourg. Après un séjour au sanatorium, il reprend ses études de musique et voyage à travers l'Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie. Son premier recueil de poèmes paraît en 1957, suivi deux ans plus tard par un livre de ballet. Il écrit des pièces dont plusieurs sont jouées en France à partir de 1960. Son premier roman, Gel, paraît en 1965. Il a été traduit par les Éditions Gallimard en 1967. Depuis, chacun de ses romans, des Mange-pas-cher au Naufragé, a augmenté son audience auprès du public français. Thomas Bernhard a obtenu en 1970 le prix Georg Büchner, la plus importante récompense littéraire d'Allemagne fédérale. Il avait auparavant obtenu en 1968 et 1969 les deux principaux prix littéraire décernés en Autriche. Il est mort le 12 février 1989 à Gmunden en Haute-Autriche. » 

Voyons maintenant les quatre nouvelles de ce recueil. 

  Goethe se mheurt 30 pages. Une fiction anachronique sur les derniers jours de Goethe. Le narrateur a rendez-vous avec celui qui est le plus grand génie des lettres allemandes et possiblement le plus grand esprit européen de l'histoire. Dès la deuxième page un problème se pose au lecteur : on est au 20e siècle et Goethe est encore vivant. Forcément, il y a quelque chose qui ne va pas dans ce récit. Le narrateur nous dit que Goethe a parlé de Wittgenstein. Le narrateur décrit celui-ci comme le successeur de Goethe. Selon Kräuter (autre personnage de la nouvelle), Goethe le décrit comme son « fils spirituel ». Il attend impatiemment la venue de Wittgenstein. Seul problème : ce dernier est mort. Sur le lien entre Goethe et Wittgenstein : « Lui-même, me dit Reimer, avait parlé plusieurs fois avec Goethe au cours des trois derniers jours, deux fois en présence de Kräuter, que Goethe avait supplié de rester constamment à ses côtés, jusqu'au moment ultime, mais aussi une fois tout seul, étant donné que Kräuter, apparemment indisposé par l'irruption de Riemer dans la chambre de Goethe, avait subitement quitté celle-ci, sur quoi Goethe, me dit Riemer, avait tout de suite commencé à lui parler, comme au bon vieux temps, du doutant et du non-doutant, exactement comme aux premiers jours du mois de mars, lorsque, toujours selon Riemer, Goethe était en permanence revenu sur le sujet, sans relâche et avec la plus grande concentration, après s'être presque exclusivement consacré, fin février - comme pour se livrer à un exercice matinal quotidien avec lui, Riemer, c'est-à-dire sans Kräuter, en l'absence donc de celui que Riemer qualifiait régulièrement d'esprit inane et de guetteur du trépas goethéen -, au Tractatus logico-philosophicus et avoir, de façon plus générale, qualifié la pensée tout entière de Wittgenstein de celle qui d'un coup se rapprochait le plus de la sienne, et même de celle qui venait prendre son relais, soulignant, toujours selon Riemer, que sa pensée propre avait inexorablement fini par être recouverte, si ce n'est complètement supplantée, par la pensée Wittgensteinienne, [...] ». Schopenhauer disait qu'à la fin de sa vie Goethe était retourné en enfance, ce qui est aujourd'hui reconnu comme un symptôme de l’Alzheimer (alors que Schopenhauer y voyait un signe du génie parce que selon lui, les enfants sont tous des génies étant donné qu'ils aiment apprendre et qu'ils apprennent rapidement). Donc, même sur ce point, Bernhard prend ses distances avec la vie de Goethe. 

  

  Montaigne. Un récit. 20 pages. Montaigne a composé ses essais au 16e siècle et il s'était retiré sur ses terres pour le faire, lui qui était proche du pouvoir de l'époque. Le présent récit commence de cette façon : « Fuyant ma famille, c'est-à-dire mes persécuteurs, je me réfugiai dans un coin de la tour, emportant avec moi, sans avoir allumé la lumière et donc sans avoir déchaîné contre moi la fureur des moustiques, un livre de la bibliothèque, qui, lorsque j'en eus lu quelques phrases, s'avéra être de Montaigne, avec qui j'entretiens des affinités plus profondes et véritablement éclairantes qu'avec nul autre. Sur le chemin de la tour, j'avais, comme si ce geste était le seul et l'unique qui pouvait me sauver, tiré un livre des rayons de la bibliothèque, plongée dans l'obscurité la plus totale, sans la moindre idée de quel livre il pouvait bien s'agir, sinon que je me disais qu'il s'agissait sans doute d'un livre philosophique, dans la mesure où les miens, depuis des siècles, avaient pour coutume d'entasser du côté gauche de la bibliothèque les livres qu'on appelle philosophiques, et c'est donc en parfaite connaissance de cause que je ne m'étais pas servi à droite de la bibliothèque du côté des belles-lettres, comme on dit, mais du côté philosophique de la bibliothèque, même si, lorsque j'avais tiré l'ouvrage du côté gauche je n'avais pas pu deviner de quel livre philosophique au juste il s'agissait, car naturellement j'aurais tout aussi bien pu tomber sur un autre livre que celui de Montaigne, sur Descartes ou Novalis ou Schopenhauer. » Le narrateur semble être le même que dans la plupart des livres de Bernhard. Une sorte d'alter ego littéraire, de double comme le Nathan Zuckerman de Philip Roth, et le double de Bernhard souffre lui aussi d'une maladie incurable des poumons. Et ici aussi il s'en prend à son entourage, les combattants par le truchement de la littérature, de la pensée, des idées. Il veut leur échapper. Le chemin vers la bibliothèque et ensuite celui vers la tour sera-t-il salvateur ? C'est une nouvelle sur le pouvoir (peut-être inutile) des livres dans un monde anti-littéraire. 

  

  Retrouvailles 40 pages. Dans cette nouvelle le narrateur monologue un cri du coeur déchirant. Ce sera l'occasion pour lui de parler de son enfance, de ses mauvais souvenirs et sur tout ce qui lui passe par la tête. La mère de Bernhard était dure avec lui et son oeuvre en général (et cette nouvelle en particulier) en est un bon défouloir. Bref, c'est un texte typique de Thomas Bernhard : « Mes parents m'ont toujours reproché le simple fait d'exister, tout comme les tiens, lui dis-je, t'ont toujours fait le même reproche, sans cesse ils m'ont accusé d'être l'intrus qui avait inhibé et au bout du compte détruit leur vie de couple et, partant, leur épanouissement humain tout entier, tout comme les tiens t'ont toujours reproché de les avoir détruits. Quand tu rentrais à la maison, tes parents ne te réservaient rien d'autres que des menaces, tout comme les miens ne m'accueillaient toujours que par des menaces, le plus souvent celle, fatale, selon laquelle j'allais finir par les tuer. Nous ne pouvions pas savoir qu'ils nous avaient conçus de leur plein gré, dis-je quand je l'ai su, il était déjà trop tard pour m'en faire un rempart. Mes parents ont essayé de me confiner peu à peu à l'isolement, tout comme ils t'ont aussi, peu à peu, confiné à l'isolement. Et les petites aérations dont nous disposions encore au début, ils nous les ont peu à peu murée. À la fin, nous n'avions plus d'air, dis-je. Les murs qu'ils ont érigés tout autour de nous étaient devenus de plus en plus épais, bientôt nous n'entendions plus rien à travers ces épais murs, qui empêchaient tout signe du monde extérieur de venir jusqu'à nous. » On sent Bernhard plus à l'aise dans ce texte parce qu'il se rapproche de son oeuvre romanesque et qu'il ne s'embête pas de personnages historiques. Aussi, il est plus long. 



  Parti en fumée. Carnet de voyage pour un ami d'autrefois. 15 pages. Cette nouvelle prend la forme d'une lettre à un ancien camarade qui lui aussi, comme plusieurs personnages précédents de Bernhard, l'a déçu et est devenu son ennemi. L'épistolier a décidé de tout fuir, de partir en fumée... Après avoir critiqué durement la Norvège, il critiquera l'Autriche, une des obsessions de Bernhard. Donc, encore une fois, le narrateur (ou plutôt Bernhard lui-même), en profite pour régler ses comptes : « D'abord j'avais pensé que je ne vous écrirais plus jamais, en aucune circonstance, dans la mesure où notre relation me paraît, depuis tant d'années déjà, complètement et irrémédiablement épuisée, surtout sur un plan intellectuel, j'avais prévu de ne plus jamais vous envoyer la moindre ligne, chaque ligne supplémentaire à votre intention m'apparaît depuis si longtemps déjà comme une ineptie totale, adressée à un homme qui, jadis, a été, pendant des dizaines d'années, un ami, un compagnon de route intellectuel, mais qui s'est finalement mué, au cours des décennies suivantes, en ennemi, de mes pensées et de mon mode de pensée tout entier, en ennemi de mon existence même, qui n'est au bout du compte qu'une existence tout intellectuelle. » 



 Conclusion 

 La prose de Bernhard se prête moins bien à la forme brève parce qu'elle est écrite d'un seul souffle et ainsi, on sent qu'il a besoin d'espace pour respirer et de temps pour bien mettre en place son histoire et ses idées. Ses répétitions sont ainsi moins saisissantes et l'effroi s'estompe avec ses courts textes. L'ironie de Bernhard est dans ce recueil pleinement réalisée, entre autres parce qu'il se sert de l'anachronisme, du loufoque, sans pour autant supprimer la souffrance physique et plus généralement son pessimisme de ses textes. Bernhard disait que les gens veulent avoir des enfants parce qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils mettent au monde, en réalité, des vieillards qui souffrent. Nous deviendrons tous des vieillards qui sont malades. Tel est le message de cet écrivain. Finalement, pour s'initier à Bernhard, je recommanderais Le Naufragé parce que le reste de son oeuvre (que j'ai lu dernièrement) est davantage intime dans le pessimisme. Dans Le Naufragé, Bernhard sort un peu de son moi et il n'y a pas de subterfuge, comme ici, pour s'y enfoncer davantage. Goethe, Montaigne, Wittgenstein, ne sont que prétexte pour fouiller encore plus en lui...

samedi 21 novembre 2015

Absalon, Absalon !, William Faulkner


Ma note : 8,5/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Absalon, Absalon ! est tout d'abord l'histoire de Thomas Sutpen et de sa descendance - l'histoire de son dessein : créer une plantation et y établir une dynastie pérenne, en sorte que ne puisse se reproduire la scène où s'origine ce dessein, lorsque le petit garçon qu'il était fut empêché par un esclave noir de franchir la porte d'entrée de la maison du planteur où son père l'avait envoyé porter un message. Cette porte-miroir lui renvoie, précisément parce qu'elle est barrée, l'image de son impuissance et de sa précarité de pauvre Blanc dans une société où pouvoir, prestige et loisir appartiennent à la classe des planteurs.

 Il est généralement reconnu par la critique littéraire que les romans du début du 20e siècle (ce que l'on peut appeler le modernisme) sont de plus grande qualité que ceux de la deuxième moitié de ce siècle (postmodernisme). Cela vaut pour les écrivains américains et les écrivains européens. Pour l'Europe, je suis assez d'accord. Woolf, Proust, Céline, etc., sont effectivement de grands écrivains, à peu près insurpassables. Par contre, aux États-Unis, la situation se complique parce qu'ils n'ont pas d'aussi bons auteurs (début 20e siècle). Je lis et relis Faulkner assez souvent, mais je continue de lui préférer Philip Roth. Saul Bellow est lui aussi excellent, c'est lui qui fait le relais entre ces deux périodes. J'admire Paul Auster, Cormac McCarthy et Don DeLillo alors que j'ai un peu de difficulté avec Hemingway (et son minimalisme) de même qu'avec Steinbeck. La société américaine est jeune si l'on compare à l'Europe et cela constitue peut-être un début d'explication (et bien sûr, je n'ai pas tout lu).

Roman publié en 1936, Absalon, Absalon ! a comme pivot la guerre de Sécession, son action tournant autour de cette période de l'histoire américaine. Comme pour Le bruit et la fureur, un personnage important ne sera pas le narrateur du roman. Ici c'est Thomas Sutpen qu'on ne lira pas. En fait, il y a quatre narrateurs. Et l'histoire sera celle de ce Thomas Sutpen qui arrive au Missisipi dans les années 1830 dans le but d'y faire fortune. Le 20e siècle sera son "waterloo". "L'origine" du roman sera donc Thomas Sutpen et voici comment il est décrit dans la généalogie en fin de volume : « Né dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, 1807. L'un des nombreux enfants de pauvres Blancs de souche anglo-écossais. Fonde la plantation de Sutpen's Hundred, dans le comté de Yorknapatawpha, Mississippi, 1838. Commandant, plus tard colonel, Ne régiment d'infanterie du Mississippi , armée de la Confédération. Mort à Sutpen's Hundred, 1869. » Dans le roman en tant que tel, Faulkner (ou l'éditeur) utilise l'italique pour ancrer son histoire, qui sera celle de Sutpen et de ses descendants : « Il paraît que ce démon - il s'appelait Sutpen - (le colonel Sutpen) - le colonel Sutpen. Qui arriva on ne savait d'où et sans crier gare avec une bande de nègres inconnus pour établir une plantation - (Pour l'arracher du sol avec violence, selon Miss Coldfield ) - avec violence. Et qui épousa sa soeur Ellen et lui donna un fils et une fille qui - (Lui donna sans tendresse, selon Miss Goldfield) - sans tendresse. Qui auraient dû être les joyaux de sa fierté et la protection et le réconfort de sa vieillesse, mais - (Mais ils furent sa perte d'une manière ou d'une autre ou ce fut lui qui fut leur perte d'une manière ou d'une autre. Et il mourrut.) - et il mourrut. Sans regret, selon Miss Coldfield - (Sauf de sa part à elle) Oui, sauf de sa part à elle. (Et de celle de Quentin Compson) Oui. et de celle de Quentin Compson. »

Dès l'incipit, nous pouvons voir la grandeur et la puissance du style de Faulkner, parfaitement traduit en français par René-Noël Raimbault et révisé par François Pitavy. : « Depuis un peu après 2 heures jusqu'au déclin du long et torride après-midi de septembre, immobile torpide et mort, ils restèrent assis dans ce que Miss Coldfield continuait d'appeler le bureau parce qu'autrefois son père l'appelait ainsi - pièce obscure torride et sans air dont les persiennes demeuraient toutes fermées et verrouillées depuis quarante-trois étés parce que du temps où elle était petite fille quelqu'un avait cru que la lumière et le déplacement de l'air véhiculaient la chaleur et que l'obscurité était toujours plus fraîche, et que traversaient (à mesure que le soleil frappait de plus en plus directement ce côté de la maison) des rais jaunes chargés de grains de poussière que Quentin prenait pour des particules de la vieille peinture morte et desséchée, détachées des persiennes écaillées comme si le vent les eût projetées à l'intérieur. Sur un treillage de bois devant l'une des fenêtres fleurissait pour la deuxième fois de l'été une glycine où de temps en temps s'abattaient fortuitement des volées de moineaux qui l'emplissaient de leur bruissement sec et poussiéreux avant de s'envoler [...] ».

 Absalon, Absalon ! est une sorte de variante du Bruit et de la fureur, mais je dirais que le roman critiqué ici est plus complet. Un personnage revient, Quentin Compson. Ces deux romans se classent dans la catégorie des romans familiaux, essayant de reproduire la réalité mais dans une forme originale, écrit selon la méthode du courant de conscience. Ces deux romans sont mystérieux, très profonds, qui ne se laissent pas comprendre d'un seul coup. Ils méritent donc des relectures, notamment pour bien saisir la psychologie derrière cette prose foisonnante. Faulkner revient souvent avec cette base : une famille riche est ruinée des suites de la guerre de Sécession. Cela s'explique par sa biographie qui nous montre que lui et sa famille l'ont vécu. Absalon, Absalon ! est un roman compliqué, ardu, parfois perdu dans les méandres de la narration du courant de conscience. Je ne crois pas que Faulkner soit le meilleur styliste, mais ce roman est un peu à part, il touche parfois au sublime. C'est le roman de Faulkner (en tout cas de ceux que j'ai lus) qui a le plus beau style d'écriture (nous y reviendrons).

Les romans familiaux du 19e siècle sont pris, à peu près tous, dans le même carcan, ils alternent la narration conventionnelle à la troisième personne du singulier et les dialogues (ceux-ci sont souvent très longs). Au début du 20e siècle, la forme des romans familiaux, pour plusieurs auteurs, prend un tournant, brisant ses chaînes, devenant plus éclatée. Faulkner est l'un de ceux-là qui alternent les chapitres avec des narrateurs (à la première personne) différents à l'intérieur d'un seul et même roman (comme ici). Tandis que j'agonise nous présentait 15 narrateurs qui "s'échangeaient" les chapitres et cela était fait autour du cadavre de la mère. Cette originalité dans la forme est ici un peu moins présente, l'histoire étant un peu plus convenue.

La pureté est rarement synonyme de beauté (dans la littérature). Faulker, de la même façon que Cormac McCarthy plus tard, a décrit la misère, la moisissure, la crasse, et le résultat qui parvient à notre conscience est, étrangement, frappant de cette sombre beauté. (Par contre, bien que Cormac McCarthy ait un meilleur vocabulaire que Faulkner, ce dernier n'écrit pas toujours le même roman, ce qui est moins certain avec McCarthy.) Alors, pour terminer, j'aimerais vous présenter l'incipit de Suttree de Cormac McCarthy et quelques passages d'Absalon, Absalon ! pour démontrer tout le talent de ces deux écrivains : 


« Cher ami, maintenant qu'aux heures poudreuses et sans horloge de la ville les rues s'étirent sombres et fumantes dans le sillage des arroseuses, et maintenant que les ivrognes et les sans-logis ont échoué à l'abri des murs dans des ruelles ou des terrains vagues, que les chats vont étiques et les épaules saillantes dans les sinistres environs, en ces couloirs de brique pavés ou laqués de suie où les ombres des fils électriques muent en harpe gothique les portes des caves, nul être ne marchera hormis toi. D'antiques murs de pierre, que les intempéries n'ont pas fouaillés, logeaient dans leurs strates des os fossiles, des scarabées de calcaire froissés au fond de cette mer intérieure disparue. Des arbres frêles et noirs de l'autre côté de ces grilles là-bas où les morts ont leur métropole en miniature. Étrange architecture de marbre, stèle et obélisque et croix et petites dalles usées par la pluie où les noms s'estompent avec le temps. Terre regorgeant des chefs-d'oeuvre du fabriquant de cercueils, les os pulvérulents et la soie gâtée, le linceul souillé de charogne. Là-bas sous la lumière bleutée du réverbère les rails du trolley filent dans le noir, incurvés tels les ergots du coq dans la pénombre de chrysocale. L'acier exsude la chaleur du jour, on la sent à travers la semelle de ses souliers. Au-delà de ces murs d'entrepôts ondulés le long de petites rues sablonneuses où des autos éviscérées languissent sur des socles de parpaings. »
(Suttree, Cormac McCarthy) 


« Sa voix ne cessait pas, simplement elle disparaissait. Il y avait cette vague obscurité à odeur de cercueil, saturée et sursaturée du parfum sucré de la glycine pour la seconde fois en fleur sur le mur extérieur, pressurée distillée et quintessenciée par la violence tranquille du soleil de septembre, envahie de temps en temps par la bruyante turbulence d'une nuée de moineaux comme une souple badine qu'eût fait siffler un gamin désoeuvré, et cette rance odeur de vieille chair féminine depuis longtemps embastillée dans sa virginité, tandis que l'observait le visage effaré et blafard au-dessus du vague triangle de dentelle aux poignets et à l'encolure depuis la chaise trop haute où elle avait l'air d'une enfant crucifiée ; et cette voix qui ne se taisait pas mais disparaissait dans les longues pauses puis reparaissait comme un ruisseau, un filet d'eau courant d'une étendue de sable sec à une autre, et ce fantôme habité d'une mystérieuse docilité comme si c'eût été la voix qu'il hantait au lieu d'une maison, ce qu'eût fait un autre mieux partagé que lui. » 
(Absalon, Absalon ! p.30) 


« Il n'y avait plus de neige à présent sur le bras de Shreve, plus de manche du tout à présent sur son bras : simplement l'avant-bras et la main avec leur chair lisse de cupidon rentrant dans la lumière de la lampe, prenant une des pipes dans la boîte à café en fer-blanc où il les rangeait, puis la bourrant, l'allumant. C'est qu'il doit faire zéro à l'extérieur, se dit Quentin, il ne va pas tarder à ouvrir la fenêtre et à y faire de la respiration profonde, poings serrés et torse nu, dans cette ouverture tiède et rosée donnant sur la glaciale cour carrée. » 
 (Absalon, Absalon ! p.253)

mercredi 11 novembre 2015

Le chant de Salomon, Toni Morrison


Ma note : 7,5/10 


Voici la quatrième de couverture : Héritier de la tradition orale et des légendes africaines, Le chant de Salomon est un retour aux sources de l'odyssée du peuple noir. Entre rêve et réalité, cette fresque retrace la quête mythique de Macon Mort, un adolescent désabusé parti dans le Sud profond chercher d'hypothétiques lingots d'or. Mais le véritable trésor qu'il découvrira sera le secret de ses origines. Sur un air d'éternité, Toni Morrison tisse les voix ancestrales des esclaves pour composer un hymne à la mémoire afro-américaine. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean Guiloineau.


L'action du début n'a pas un grand lien avec le reste du roman mais il représente quand même bien l'ambiance générale du Chant de Salomon. On y retrouve une note dès le départ. Bien qu'étrange, cette note signée Robert Smith est sans équivoque:



« Le mercredi 18 février 1931, à 15 heures,
Je décollerai de la Pitié et je volerai
de mes propres ailes. Je vous demande
de me pardonner. Je vous aimais.
Robert Smith
agent d'assurance. »

 Le ton est donc donné dès le départ, ce sera l'histoire d'une fuite, le récit carnavalesque (par moments) de ce que l'on pourrait appeler un déserteur (mais pas Robert Smith). Ce sera un récit où l'on croisera ce Mr. Smith qui déploiera ses ailes bleues : « Quand la fille du docteur défunt vit Mr. Smith jaillir avec la ponctualité promise, de derrière la coupole, ses grandes ailes bleues en soie tendues de chaque côté de sa poitrine, elle laissait tomber son panier et renversa des pétales de roses en velours rouge. Le vent les emporta, les souleva, les rabattit dans les petits amoncellements de neige. Ses petites filles se mirent à quatre pattes pour les rattraper pendant que leur mère poussait des gémissements en se tenant le ventre. La course aux pétales de roses attira l'attention de la foule, ce que ne firent pas les plaintes de la femme enceinte. Tout le monde savait que les petites filles avaient passé des heures et des heures à dessiner, à découper, à coudre le velours coûteux et que les grands magasins Gerhardt auraient vite fait de rejeter tous ceux qui seraient salis. » Mr. Smith sautera du toit de l'hôpital avec ses ailes bleues. Sans succès, et « le lendemain, pour la première fois, un enfant de couleur vint au monde à l'intérieur de la Pitié. » Nous aurons compris que ce début un peu ridicule, satirique, fait partie d'un tout, et le style de Morrison est sans cesse malmené par des détours, des digressions, des labyrinthes.

 Et pour rentrer à l'intérieur du roman, disons que dans la première partie, Macon Mort, difficile d'approche, a un fils, du même nom, qui se fait appeler "laitier" : «Macon Mort ne sut jamais d'où cela venait - comment son fils unique avait acquis le surnom qui ne le quitta pas malgré son refus de l'employer ou de le reconnaître. Cette question le préoccupa longtemps, car dans sa famille l'attribution de prénoms s'accompagnait toujours de ce qu'il considérait comme une sottise monumentale. Personne ne lui parla de l'incident d'où était sorti le surnom parce que c'était un homme difficile à approcher - un homme dur, avec une froideur qui décourageait toute conversation spontanée ou banale. Seul Freddie le concierge prenait des libertés avec Macon Mort, des libertés qu'il acquérait avec les services qu'il rendait et Freddie était la dernière personne sur terre à pouvoir lui en parler. Aussi Macon Mort n'entendit jamais parler et n'imagina jamais la brusque terreur de Ruth, son bond maladroit hors du rocking-chair, la chute du petit garçon arrêtée par le tabouret ni le résumé amusé et admiratif de la situation par Freddie. » Le père de Macon Mort et sa famille vivent relativement bien, mieux que les autres noirs : « En 1936, très peu d'entre eux vivaient aussi bien que Macon Mort. D'autres regardaient la famille qui glissait près d'eux avec une petite pointe de jalousie et beaucoup d'amusement parce que la grosse Packard verte de Macon contredisait l'idée qu'ils se faisaient d'une voiture. Il ne dépassait jamais les 40 kilomètres à l'heure, il ne faisait jamais ronfler son moteur, il ne restait jamais en première entre deux rues pour faire peur aux piétons. »

 En grandissant, Macon "laitier" Mort commence à travailler pour son père, et devient plus sympathique que lui : « Quand il eut commencé à travailler pour Macon, la vie s'améliora nettement pour Laitier. Contrairement à ce qu'avait espéré son père, il eut plus de temps pour aller à la buvette. Faire le tour des maisons de location de Macon lui donnait l'occasion d'aller dans le Southside et il rencontra les gens que Guitare connaissait très bien. Laitier était jeune et sympathique - le contraire de son père et les locataires se sentaient assez à l'aise avec lui pour le taquiner, lui donner à manger, lui faire des confidences. Mais c'était difficile de voir Guitare plus souvent. Il n'était sûr de le retrouver que le samedi. Ce jour-là, si Laitier se levait assez tôt, il pouvait rattraper son ami avant qu'il soit parti traîner dans les rues et avant d'être obligé d'aider Macon à encaisser les loyers. Mais certains jours de la semaine, ils se mettaient d'accord pour faire l'école buissonnière et c'est au cours d'une de ces journées que Guitare l'emmena dans l'académie de billard de la Plume dans la Dixième rue, au beau milieu du quartier de la Banque du sang. » Et bien sûr, l'importance de la race, de l'origine ethnique et sa place dans la société traversera le roman, principalement par le truchement du parcours de "laitier" : « Il savait qu'en tant que Noir, il ne récupérerait pas une grosse part du gâteau. Mais il y avait cependant des terrains dont personne ne voulait, des parcelles de bordure que certains refusaient de voir achetées par des juifs, ou des catholiques, ou des terrains dont personne ne savait encore qu'ils avaient de la valeur. En 1945, pas mal de crème sortait autour de la croûte du gâteau. Cette crème pouvait être à lui. Tout s'était amélioré pour Macon pendant la guerre. »

 Le conservatisme (social et autres) est partout et la littérature est généralement la meilleure façon que l'on a de le démontrer, de le critiquer. Depuis que je lis, cela m'a marqué : que ce soit les romans anglais du XIXe siècle, les romans israéliens du XXe siècle, etc., peu importe le pays, la période de l'histoire, le conservatisme règne en roi et maître, partout, en tout temps. Difficile pour les anticonformistes de prendre leur place, et la littérature est le meilleur exil. Le chant de Salomon en est un bel exemple, celui du règne du conservatisme, d'un point de vue général mais aussi d'une façon particulière comme ici où les personnages s'imposent eux-mêmes ce conservatisme : « Il tremblait à l'idée que les Blancs de la banque - ceux qui l'aidaient à acheter et à hypothéquer des maisons - découvrent que cette femme en haillons qui fabriquait clandestinement de l'alcool était sa soeur. Que le propriétaire noir qui menait si bien ses affaires et qui habitait dans la grande maison de Pas-ru-du-Médecin, avait une soeur qui avait une fille et pas de mari. Une bande de cinglées qui fabriquaient du vin et qui chantaient dans les rues « comme des femmes des rues ! Exactement comme des femmes de rues ! »

 Le moins que l'on puisse dire, c'est que le roman est foisonnant, d'une qualité narrative impressionnante et exemplaire, et l'auteure prend souvent des détours mais parvient toujours à ramener le tout dans le droit chemin et ainsi, elle l'amène où elle le voulait dès le départ avec un résultat - dans l'ensemble - satisfaisant. Le rythme de la prose de Morrison est rapide, les descriptions toujours justes, l'intelligence de son propos indéniable et son style remarquable. Par moments, elle me faisait penser à un Gabriel Garcias Marquez mais plus accessible. Donc, la prose énergique côtoie des thèmes intéressants. Plusieurs métaphores viennent augmenter la qualité de l'oeuvre. Par contre, malgré toutes les qualités, les dialogues sont ennuyeux. Généralement, cela arrive avec les écrivains qui n'ont pas une grande vie sociale, qui sont plutôt silencieux au quotidien. 

Je dois dire que je ne suis pas un très bon juge pour ce genre de roman qui est assez éloigné de mes goûts personnels. J'aime les romans sur l'identité mais il faut que cette identité soit construite dans un but strictement littéraire (comme dans les romans de Paul Auster entre autres) alors qu'ici l'identité renvoie à la réalité, les personnages sont construits et appuyés sur la société, sur la réalité. Toni Morrison est une bonne écrivaine mais de là à lui donner le Nobel de littérature comme ils l'ont fait en 1993? Je ne pense pas. Elle n'a pas le talent d'un José Saramago et de meilleurs écrivains ne l'ont jamais reçu : Philip Roth et Cormac McCarthy. 

 Bref, c'est un roman familial sans en être un tout à fait. C'est un roman initiatique sans la puissance que l'on retrouve habituellement dans ce genre. L'identité est le thème fort du roman, mais le problème selon moi, c'est qu'il lui manque justement une identité !

dimanche 1 novembre 2015

Perturbation, Thomas Bernhard


Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture : Le narrateur, un adolescent, accompagne son père, médecin de campagne des Alpes autrichiennes, dans ses visites aux malades. Très vite, il se rend compte que dans la plupart des cas, les problèmes véritables, auxquels il est impossible de se dérober, commencent en fait au-delà des possibilités de la médecine. De visite en visite, d'observation en conversation, c'est moins le monde de la souffrance physiologique qu'il découvre que celui de la solitude, du désarroi, du tourment des esprits. La diversité sans bornes des drames individuels ou familiaux, où le milieu, le climat, le passé collectif jouent un rôle déterminant, apparaît bientôt à ses yeux comme autant de signes d'une perturbation générale qui n'épargne nulle vie, d'un déséquilibre qui fait partout pénétrer la violence et la nuit. La dernière visite conduit le narrateur et son père au nid d'aigle où vit le vieux prince de Saurau, emmuré autant dans son château que dans le mal métaphysique qui le ronge. En lui le déséquilibre lui-même s'est fait pensée, langage, et son long monologue final vient donner une dimension supplémentaire à l'ébranlement partout vécu.

 En guise d'introduction, j'aimerais vous présenter les vers de mon écrivain préféré, Giacomo Leopardi, avec un extrait de son poème Les Souvenances : 

  « Espérances, espérances, ô clairs mensonges 
De mon âge premier ! sans fin, lorsque je parle, 
Je retourne vers vous ; car, dans l'aller du temps, 
Par l'onde des passions, des pensées, 
Je ne puis vous oublier. Fantasmes, je le sais, 
Sont la gloire et l'honneur ; plaisirs et biens, 
De purs désirs ; la vie n'a pas de fruit, 
Inutile malheur. Et bien que vides 
Soient mes années ; déserte, obscure, 
Ma condition mortelle, je vois bien que le Sort 
Peu de chose m'enlève. Ah, mais à vous 
Que de fois je repense, espérances lointaines, 
Comme au premier, au cher pouvoir de rêver ! 
Puis je regarde ma vie même, si vaine 
Et si dolente, et la mort à présent 
Qui d'un pareil espoir seule me reste ; 
Je sens mon cœur se serrer, je sais qu'en rien 
De mon destin je ne puis m'apaiser. 
Mais lorsque cette mort implorée sera là, 
Toute proche, et que j'aurai touché le terme 
Du malheur ; lorsque la Terre ne sera plus pour moi 
Qu'insensible vallée ; que de me yeux 
Le futur s'enfuira : de vous, c'est sûr, 
Je me ressouviendrai, et cette image encore 
Me fera soupirer, me rendra plus amer 
D'avoir en vain vécu, et la douceur 
Du jour fatal mêlera de souffrance. 


Au temps déjà du tout premier tumulte 
De joies, d'angoisses et de désir,
Je réclamais la mort, et longuement 
Je m'asseyais là-bas, à la margelle, 
Pensant noyer dans le fond de ces ondes
L'espoir et ma douleur. Puis, plus tard, 
Par un aveugle mal ma vie faite incertaine, 
Je pleurai la splendide jeunesse et la fleur 
De mes jours misérables, qui sitôt 
Se couchait. Et souvent, aux heures de la nuit, 
Sur la couche complice, à la lumière 
Faiblissante, écrivant dans la douleur, 
Je lamentais avec la nuit et les silences 
Mon souffle fugitif, et pour moi-même 
Dans la langueur je chantais un chant funèbre. »

 Les poèmes de Leopardi représentent bien l'oeuvre de Thomas Bernhard, encore mieux que les écrits de Schopenhauer et Cioran. Je me reconnais beaucoup dans les textes nihilistes de tous ces auteurs, poètes, penseurs. Les nihilistes sont dispersés un peu partout dans le monde, un peu dans chaque pays, et il n'y en a pas beaucoup. Ainsi, la littérature et la philosophie sont souvent le seul lieu de rencontre entre nous, les nihilistes. Selon moi, le nihilisme converge vers l'anarchisme (et l'anarchisme converge vers le nihilisme). Cependant, je ne vois pas l'anarchisme comme un (non)-système politique mais plutôt comme un état d'esprit, une façon de penser. Et nous sommes très peu nombreux. Par exemple, à peu près tout le monde vit la même vie, travaille, cherche à s'enrichir. C'est à peu près impossible de rencontrer un vrai nihiliste dans nos sociétés, alors, la lecture de Leopardi et Bernhard est essentielle. Les nihilismes (ou les pessimismes si vous préférez) de Leopardi et Bernhard sont assez semblables. De plus, et c'est cela le plus intéressant, ces deux écrivains sont aussi deux talents exceptionnels. Leopardi est le meilleur pour exprimer clairement ses idées, et Bernhard, avec son oeuvre foisonnante et riche, parvient à nous subjuguer de la première à la dernière page tout en nous divertissant, ce qui est rare dans la grande littérature. Schopenhauer est probablement dans cette catégorie mais son nihilisme est plus proche du bouddhisme (qui lui n'est pas du nihilisme). De plus, Schopenhauer était ce qu'on peut appeler aujourd'hui un réactionnaire, en tout cas, sa biographie nous permet de le croire. Un vrai nihiliste, selon moi, peut être conservateur dans ses lectures, donc intellectuellement conservateur, mais pas ailleurs. Il ne doit pas être conformiste. Il doit être rebelle. Donc, pour moi, un nihiliste ne doit voir aucun sens à la vie, et cela, d'une façon totale. Je ne dis pas que Schopenhauer n'est pas nihiliste, au contraire. Il l'est, mais peut-être pas autant qu'on le pense. Alors, Leopardi et Bernhard semblent être deux bons exemples, autant dans leur oeuvre que dans leur philosophie extraite de ces œuvres (et tout porte à croire qu'ils l'étaient aussi dans leur vie). Arrivons maintenant à Bernhard en particulier. Plus je lis cet auteur, et plus je suis sous son emprise. Il m'impressionne à chaque roman que je lis ou relis. Dernièrement, je lisais Béton et en plus de l'excellence de la prose, j'avais le sentiment de lire ma propre biographie tellement je me reconnaissais dans le personnage principal (et le nihilisme de Bernhard y est pour quelque chose). C'est la première fois que cette situation m'arrivait.

 En cherchant des références sur Imre Kertész (dans ma dernière chronique), j'ai relu Professeurs de désespoir de Nancy Huston, et j'ai pu relire ce passage sur Thomas Bernhard :

 « Ce qui donne à Bernhard sa liberté extraordinaire, c'est qu'il ne cherche pas à plaire. Endurci par trop de douleur, il a atteint l'indifférence. Du coup, dans l'écriture, il peut dire n'importe quoi, y compris les pires énormités, sans souci de cohérence, et c'est en cela que consiste son "génie". C'est rare, les gens qui ne tiennent aucun compte de l'image d'eux que l'autre est en train de construire dans sa tête. Colère et hostilité agissent sur Bernhard comme des stimulants - à l'instar de Cioran, il ne peut et ne veut écrire que dans un état d'excitation agressive, comme s'il commettait un crime ou un viol. Tout se passe comme si l'adrénaline avait remplacé l'inspiration comme principal moteur de la création littéraire. Il s'agit en écrivant, non pas de dire la vérité (quelle vérité, d'ailleurs, puisque "tout est égal" ?) mais de se fouetter les sangs jusqu'au paroxysme pour se débarrasser d'un mal-être - ou, du moins, l'atténuer. Ce qui intéresse Bernhard, c'est de faire de l'effet, de choquer, de scandaliser, de crier jusqu'à l'extinction de la voix, l'extinction de soi, l'extinction du monde. Il se sert des mots comme sa mère s'en était servie contre lui, petit : pour punir, attaquer et étouffer l'autre (lui qui, poitrinaire, a du mal à respirer en permanence), pour le laisser estomaqué, sans voix, sans réplique possible. Il hypnotise lecteurs et spectateurs par un style incantatoire où fourmillent des superlatifs, les mots toujours et jamais, les mots absolument et tout et rien ; il les noie sous le flot de ses paroles... Pour survivre, l'anéanti s'est fait anéantisseur. »

 Huston n'a pas très bien compris Schopenhauer, en tout cas elle ne l'a pas compris de la même façon que moi, parce qu'elle le croit plus pessimiste qu'il ne l'était en réalité. Bernhard était pessimiste, et néantiste comme elle les appelle, mais l'ironie, sans triompher, occupe quand même une place importante. Pour Schopenhauer, elle semble se fier davantage aux idées reçues. Son pessimisme est plus métaphysique. Dans la vie quotidienne, au niveau des phénomènes, il disait que l'on doit améliorer l'idée que l'on se fait des situations dans lesquelles on se retrouve, et non le contraire. En somme, il disait qu'il faut voir la réalité plus belle qu'elle ne l'est. Il ne voyait pas la vie en noir, contrairement à ce que disent les clichés à son propos. Huston n'a pas cité les parties de l'oeuvre de Schopenhauer qui contredisent sa thèse. Et pour Bernhard, l'humour prend une place prépondérante dans son oeuvre, même s'il n'est pas facilement détectable. Huston n'en parle pas. Par contre, il faut donner à Nancy Huston d'avoir bien compris l'influence de Schopenhauer sur tous ces auteurs.

 Et pour le roman Perturbation en tant que tel, c'est la rencontre avec un "sage" qui occupera la majeure partie du bouquin. Sa pensée, son mode de vie, ses relations. Bernhard est allé un peu plus dans l'imaginaire avec ce roman que dans le reste de son oeuvre, il semble occuper une place un peu à part dans sa bibliographie. Cependant, dans la première moitié du roman, l'on retrouve le Bernhard que nous connaissons. Entre autres, avec l'incipit, où l'on retrouve son ton pessimiste et ironique (de même que son intérêt pour les faits divers macabres) : « Le 26, mon père se mit en route dès deux heures du matin, appelé à Salla, au chevet d'un instituteur qu'il a trouvé agonisant et que la mort a emporté instantanément, si bien qu'il est reparti aussitôt en direction de Hüllberg où il avait à soigner un enfant qui, tombé au printemps dans un échaudoir à cochon rempli d'eau bouillante, se retrouvait à présent depuis des semaines déjà, après un séjour à l'hôpital, de retour à la maison, chez ses parents. » On peut voir la vision pessimiste de Bernhard presque à chaque page. Ici, le général (la population) est "mauvais" et le particulier (sa relation avec son père, etc.) est le "bien" : « Ouvrir un cabinet ici, c'était de la folie. Mais chez lui, c'était déjà devenu une habitude de se sacrifier à une population complètement rongée par la maladie, portée à la violence et à la déraison. Ma présence à la maison durant les fins de semaine, il la ressentait comme un réconfort de plus en plus nécessaire. Il avait l'air fatigué. Mais quand l'Ache nous éblouit après que j'eus ouvert les volets, il déclara qu'il voulait faire une promenade. "Allons, dit-il, viens avec moi." Pendant que je m'habillais, il me parla d'un "phénomène naturel", d'un marronnier qu'il avait découvert en dehors de la localité, au bord de l'Ache, et qui fleurissait maintenant, en septembre. On profiterait de l'occasion pour parler enfin ensemble, sans doute, pensai-je, de questions en rapport avec mes études à Leoben, à l'école des Mines. C'était le moment où jamais car ensuite, il lui faudrait repartir jusqu'au soir, pour ses visites à domicile. "Tu sais, dit-il, il m'arrive d'en avoir par-dessus la tête de tout cela." »

 Le père du narrateur l'amène (lui ou sa sœur) voir les malades mais toujours en se demandant si l'effet produit sur eux sera néfaste : « Mais, estima-t-il, c'était une erreur de vouloir ignorer ce qui est effectif, à savoir que tout est malade et triste, il dit effectivement malade et triste, et c'est pourquoi il avait encore et toujours "cédé à la tentation" de nous emmener, moi ou ma sœur, à intervalles plus ou moins longs ou courts, quand il rendait visite à ses malades. "Mais il y a toujours un risque", dit-il. Ce qu'il redoutait le plus, c'était que l'un de nous, donc ma sœur ou moi-même, pût être choqué pour la vie par le spectacle d'un malade et de sa maladie, alors que c'était précisément le contraire qu'il recherchait ». Et finalement, dans la première moitié du roman, Bernhard s'attaque encore une fois à la pureté de la campagne, au mythe que les gens construisent autour d'elle : « Les gens de la campagne, qui se laissent d'abord aller à la brutalité puis à la détresse totale face à leur propre brutalité, qui se laissent toujours aller à tout parce qu'ils doivent se laisser aller à tout en toutes choses, ces gens-là, à l'heure actuelle, constituaient hélas la majorité. Il y avait en effet plus de brutes et de criminels à la campagne qu'à la ville. À la campagne, la brutalité tout comme la violence étaient fondamentales. La brutalité en ville n'était rien comparée à la brutalité à la campagne, et la violence en ville, rien à comparée à la violence à la campagne. Les crimes en ville, les crimes urbains, n'étaient rien comparés aux crimes ruraux. »

 Je ne pense que l'on puisse placer Bernhard dans un genre littéraire en particulier (nonobstant le nihilisme qui, à ma connaissance, ne fait pas partie d'un genre, d'une époque). Bernhard fait partie de ces très rares écrivains qui ont leur propre style, et qui donnent leur nom propre à un genre, à un style d'écriture. "C'est du Bernhard !" pourrait-on s'exclamer devant la prose d'un autre écrivain, d'un épigone... 

 Schopenhauer avait découvert que la souffrance est universelle (et non pas spécifique à l'Allemagne) lors d'un long voyage à travers l'Europe avec sa famille au début du 19e siècle. Dans Perturbation, on assiste un peu au même procédé, mais avec les possibilités infinies de la fiction. Ce titre est dans les premiers de l'auteur, il a paru en 1967 alors qu'en 1965 paraissait son premier roman Gel. J'ai bien aimé Perturbation, il est original, mais pour ma part, j'apprécie davantage le Bernhard plus vieux, celui des années 80.

mercredi 21 octobre 2015

Le drapeau anglais, Imre Kertész


Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture: Trois récits pour évoquer trois expériences cruciales de l'auteur, en Hongrie, à partir des années 1950. Le Drapeau anglais se situe à Budapest, pendant l'insurrection hongroise de 1956, et met en scène les affres et les détours de la mémoire. Le Chercheur de traces (publié séparément par Actes Sud en 2003) raconte le retour d'un homme dans une région où, longtemps auparavant, ont eu lieu d'indicibles crimes. Et Procès-Verbal relate un voyage de Budapest à Vienne, peu après la chute du mur de Berlin, voyage qui se transforme en un cauchemar bureaucratique. Un triptyque singulier où questionnement philosophique côtoie amour pour la langue et la forme littéraire. Trois textes d'une rare puissance narrative.

 (cette chronique portera principalement sur la première nouvelle, Le drapeau anglais)

 Encore une fois, pour ce texte, Kertész prend son lecteur à la gorge dès le départ et ne le relâche seulement qu'à la dernière page. Dans mon parcours de lecteur, je suis rendu à un point que je déteste ou adore un écrivain. Je lis rarement un romancier qui me laisse indifférent. C'est peut-être le hasard, je ne sais pas. Et Imre Kertész, je l'admire au plus haut point ! Je lis souvent les mêmes auteurs, j'essaie de lire leurs œuvres complètes, et de les relire, pour ceux que j'admire, et Kertész est sans aucun doute l'un de ceux-là. Nietzsche disait : « Je suis un de ces lecteurs de Schopenhauer qui, après avoir lu la première page de lui savent avec certitude qu'ils iront jusqu'à la dernière [...] ». Et pour ma part, Kertész fait partie de cette catégorie (et Schopenhauer aussi d'ailleurs). Dans Le drapeau anglais, Kertész nous dit dès le départ qu'il ne peut raconter l'histoire de ce drapeau anglais au complet parce qu'il « faudrait que je vous dise quand cette passion a débuté et où elle m'a mené, bref, il faudrait presque que je raconte ma vie entière. Or c'est impossible, car je manque non seulement de temps mais aussi des connaissances nécessaires à une telle entreprise : en effet, qui donc pourrait se targuer, avec les quelques connaissances trompeuses qu'il croit posséder concernant son existence, de connaître vraiment sa vie, ce processus dont le déroulement et l'issue (de secours ou fatale) sont totalement inconnus - surtout pour lui-même -, si bien que le mieux serait que je commence l'histoire du drapeau anglais par Richard Wagner. »

 Donc, pour résumer succinctement, c'est l'histoire d'un homme, le narrateur, qui semble être Imre Kertész lui-même, qui se fait prier de raconter l'histoire du drapeau anglais mais qui semble plutôt incapable de la raconter, sa mémoire le faisant bifurquer vers autre chose. Et cette autre chose sera la monstruosité à visage humain. Finalement, cela mènera bel et bien vers le drapeau anglais. En 70 pages, Kertész nous prouvera qu'il est un des seuls écrivains à pouvoir matérialiser sa pensée sur le papier. (et pour le reste du recueil, il faut dire que la deuxième nouvelle est la plus complète)

 Comme je le disais, le narrateur ne cessera d'esquiver l'histoire du drapeau anglais, comme s'il y avait quelque chose de plus important à raconter, comme si ce qu'il avait vécu était plus important : « Or, devant ce cercle d'amis qui m'incitaient à leur raconter l'histoire du drapeau anglais, j'ai affirmé avec hardiesse que la morale (dans un certain sens) n'était peut-être rien d'autre que la stabilité, et que les situations qui se définissent par leur absence de stabilité ne sont créées que pour empêcher l'existence d'une situation morale : si la déclaration que j'ai faite à la table du goûter semble nonchalante et même dans une large mesure indéfendable dans les circonstances beaucoup plus réfléchies de l'écriture, je soutiens néanmoins qu'il existe un lien étroit entre le sérieux et la stabilité. »

 L'incapacité de dire les choses traverse cette nouvelle (et cette citation renvoie également à un quasi-résumé de l'histoire en tant que telle) : « J'étais bien curieux de savoir comment ce cercle d'amis qui m'incitaient à leur raconter l'histoire du drapeau anglais s'imaginaient cette scène, même approximativement, et je leur ai posé la question puisque moi-même, hélas, je ne dispose pas de la force d'évocation suffisante ni des moyens d'expression nécessaires : mais ils avaient beau hocher la tête, s'efforcer, faire de leur mieux, je suis sûr qu'ils en étaient incapables, tout simplement parce qu'on ne peut pas s'imaginer cette scène. » On retrouve le "ton" pessimiste dont parle Nancy Huston dans Professeurs de désespoir, même dans les nouvelles de Kertész : « Ce monde adouci par la lecture, distancié par la lecture, annihilé par la lecture était un monde mensonger, mais lui seul était vivable et parfois même presque supportable. Finalement, comme il fallait s'y attendre, arriva le moment où je fus perdu pour ce journal et par la même occasion... j'ai failli dire perdu pour la société, si toutefois il y avait eu une société, plus précisément si ce qu'il y a avait été une société, alors oui, j'étais perdu pour cette espèce de société, pour cette horde affamée qui tour à tour jappait comme un chien battu, hurlait comme une hyène famélique, toujours en quête d'une proie à déchiqueter ; pour moi-même, j'étais perdu pour la vie ».

 Et sur ce point en particulier, Kertész disait que les lecteurs le décrivent comme un pessimiste alors qu'il ne fait que décrire ce qu'il a vécu. En effet, on ne sent pas de haine diriger contre la vie en elle-même mais elle est plutôt dirigée contre les bourreaux de la société qui l'a vu grandir et cette société elle-même qui crée les bourreaux et leur permet de grandir. Bref, c'est davantage une déception que l'on ressent avec son pessimisme et non pas une réjouissance (que l'on retrouve un peu avec Cioran et Albert Caraco, entre autres). Huston a une lecture différente des choses (même si elle le place dans une catégorie un peu à part des écrivains ayant connu l'inimaginable avec les camps). Elle écrit dans son essai sur les néantistes : « Mais le plus important, c'est l'insistance de Kertész, au long de la trilogie que forment Être sans destin, Le Refus et Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, sur le fait que les misères de l'enfant déporté n'avaient pas commencé au camp : aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait connu la souffrance. Auschwitz n'a fait que confirmer ce qu'il avait déjà pressenti et redouté au sujet de la nature humaine. Une fois rentré, il se retrouve face au même sentiment d'"arbitraire" qui a présidé à sa vie depuis sa naissance, et doit se durcir pour ne pas céder au désespoir. » 

 Pour moi, la littérature et la philosophie forment les deux côtés d'une même médaille. Alors que l'on fait le tour de la philosophie (et de son histoire) assez rapidement (si l'on considère que la dite philosophie est morte en même temps que Nietzsche), la littérature offre une profondeur inégalée dans l'histoire de la pensée et dans l'histoire des idées. Cependant, on ne peut pas placer la fiction populaire (les thrillers, les romans à l'eau de rose, etc.) dans la case "littéraire". Pour y être admis, l'humain doit y être abordé d'une façon profonde et surtout, cela doit être accompagné par un style qui permet au lecteur de bien pénétrer dans la conscience de l'écrivain. Imre Kertész permet cela. Il fait partie de ces écrivains qui donnent une profondeur à la chose littéraire.

 Mais qu'apporte réellement Imre Kertész à la littérature ? Qu'est-ce qu'il amène de nouveau ? Selon moi il amène un réel talent d'écriture dans un vécu, une expérience (ce qu'il connaît du communisme, des camps de la mort, etc.). Généralement, et je dirais même que c'est presque toujours le cas, les bons écrivains n'ont pas un grand vécu "réel" parce que la majeure partie de leur vie est consacrée à la lecture et au peaufinage de leur écriture. De plus, l'écriture est souvent un art très aristocratique, et les meilleurs dans ce domaine ont rarement été obligés d'avoir un emploi, de travailler, et contrairement à Kertész, ils n'ont pas été persécutés d'une façon brutale dès leur jeunesse. 

 En terminant, disons simplement, en plus de tout ce que j'ai écrit plus haut, que c'est aussi une nouvelle sur la relation qu'entretient l'art avec la réalité et que la citation suivante est probablement ce que je retiens de l'essence même de ce récit : « Par la suite, chaque fois qu'on donnait La Walkyrie, je m'arrangeais pour être dans la salle ; à cette époque de catastrophe générale, c'est-à-dire commune et personnelle, la salle de l'Opéra avec ses représentations malheureusement assez rares de La Walkyrie était l'un des deux seuls endroits où je pouvais parfois trouver refuge, l'autre étant la piscine Lukacs. » Étrange, non ? Je vous laisse découvrir le contexte de cette phrase dans Le drapeau anglais !