Ma note : 8/10
Voici la quatrième de couverture : «J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c’est aussi de cette façon que j’ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J’aurai été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust.» La férocité de Thomas Bernhard fait rage dans les quatre récits rassemblés ici en un volume, selon le souhait de l’auteur. Qu’il s’agisse de Goethe mourant, de la haine de l’Autriche ou la détestation de la famille, l’humour et l’ironie du grand prosateur se révèlent toujours aussi percutants. Mais surtout, ces quatre miniatures contiennent tout l’univers de Bernhard et forment un condensé très maîtrisé des motifs qui traversent toute son œuvre.
Les spécialistes vous diront que Thomas Bernhard est éloigné du courant réaliste en littérature, mais personnellement, je crois qu'il est l'écrivain justement le plus réaliste. Avec Bernhard, il n'y a pas de "faux" sentiments, il ne se complaît pas dans une poétique imaginaire loin de l'humain. C'est cela sa beauté, et rien d'autre. Il est cru, inconvenant, libre. Aussi, son parcours (comme la plupart des écrivains) est une bonne introduction étant donné le fort lien entre les deux, même si, dans Goethe se mheurt, il prend de grands personnages des lettres comme façade. Voici sa biographie que l'éditeur nous présente en début de volume pour mieux connaître ce parcours :
« Né le 9 février 1931 à Heerlen aux Pays-Bas, Thomas Bernhard est fils d'un cultivateur autrichien et de la fille d'un écrivain allemand. Il fait ses études secondaires à Salzbourg et suit des cours de violon et de chant. À la fin de la guerre, il étudie la musicologie. Après la mort de son père, il fait des études commerciales tout en publiant ses premiers textes en 1950 dans un journal de Salzbourg. Après un séjour au sanatorium, il reprend ses études de musique et voyage à travers l'Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie. Son premier recueil de poèmes paraît en 1957, suivi deux ans plus tard par un livre de ballet. Il écrit des pièces dont plusieurs sont jouées en France à partir de 1960. Son premier roman, Gel, paraît en 1965. Il a été traduit par les Éditions Gallimard en 1967. Depuis, chacun de ses romans, des Mange-pas-cher au Naufragé, a augmenté son audience auprès du public français. Thomas Bernhard a obtenu en 1970 le prix Georg Büchner, la plus importante récompense littéraire d'Allemagne fédérale. Il avait auparavant obtenu en 1968 et 1969 les deux principaux prix littéraire décernés en Autriche. Il est mort le 12 février 1989 à Gmunden en Haute-Autriche. »
Voyons maintenant les quatre nouvelles de ce recueil.
Goethe se mheurt
30 pages. Une fiction anachronique sur les derniers jours de Goethe. Le narrateur a rendez-vous avec celui qui est le plus grand génie des lettres allemandes et possiblement le plus grand esprit européen de l'histoire. Dès la deuxième page un problème se pose au lecteur : on est au 20e siècle et Goethe est encore vivant. Forcément, il y a quelque chose qui ne va pas dans ce récit. Le narrateur nous dit que Goethe a parlé de Wittgenstein. Le narrateur décrit celui-ci comme le successeur de Goethe. Selon Kräuter (autre personnage de la nouvelle), Goethe le décrit comme son « fils spirituel ». Il attend impatiemment la venue de Wittgenstein. Seul problème : ce dernier est mort.
Sur le lien entre Goethe et Wittgenstein : « Lui-même, me dit Reimer, avait parlé plusieurs fois avec Goethe au cours des trois derniers jours, deux fois en présence de Kräuter, que Goethe avait supplié de rester constamment à ses côtés, jusqu'au moment ultime, mais aussi une fois tout seul, étant donné que Kräuter, apparemment indisposé par l'irruption de Riemer dans la chambre de Goethe, avait subitement quitté celle-ci, sur quoi Goethe, me dit Riemer, avait tout de suite commencé à lui parler, comme au bon vieux temps, du doutant et du non-doutant, exactement comme aux premiers jours du mois de mars, lorsque, toujours selon Riemer, Goethe était en permanence revenu sur le sujet, sans relâche et avec la plus grande concentration, après s'être presque exclusivement consacré, fin février - comme pour se livrer à un exercice matinal quotidien avec lui, Riemer, c'est-à-dire sans Kräuter, en l'absence donc de celui que Riemer qualifiait régulièrement d'esprit inane et de guetteur du trépas goethéen -, au Tractatus logico-philosophicus et avoir, de façon plus générale, qualifié la pensée tout entière de Wittgenstein de celle qui d'un coup se rapprochait le plus de la sienne, et même de celle qui venait prendre son relais, soulignant, toujours selon Riemer, que sa pensée propre avait inexorablement fini par être recouverte, si ce n'est complètement supplantée, par la pensée Wittgensteinienne, [...] ». Schopenhauer disait qu'à la fin de sa vie Goethe était retourné en enfance, ce qui est aujourd'hui reconnu comme un symptôme de l’Alzheimer (alors que Schopenhauer y voyait un signe du génie parce que selon lui, les enfants sont tous des génies étant donné qu'ils aiment apprendre et qu'ils apprennent rapidement). Donc, même sur ce point, Bernhard prend ses distances avec la vie de Goethe.
Montaigne. Un récit.
20 pages. Montaigne a composé ses essais au 16e siècle et il s'était retiré sur ses terres pour le faire, lui qui était proche du pouvoir de l'époque. Le présent récit commence de cette façon : « Fuyant ma famille, c'est-à-dire mes persécuteurs, je me réfugiai dans un coin de la tour, emportant avec moi, sans avoir allumé la lumière et donc sans avoir déchaîné contre moi la fureur des moustiques, un livre de la bibliothèque, qui, lorsque j'en eus lu quelques phrases, s'avéra être de Montaigne, avec qui j'entretiens des affinités plus profondes et véritablement éclairantes qu'avec nul autre. Sur le chemin de la tour, j'avais, comme si ce geste était le seul et l'unique qui pouvait me sauver, tiré un livre des rayons de la bibliothèque, plongée dans l'obscurité la plus totale, sans la moindre idée de quel livre il pouvait bien s'agir, sinon que je me disais qu'il s'agissait sans doute d'un livre philosophique, dans la mesure où les miens, depuis des siècles, avaient pour coutume d'entasser du côté gauche de la bibliothèque les livres qu'on appelle philosophiques, et c'est donc en parfaite connaissance de cause que je ne m'étais pas servi à droite de la bibliothèque du côté des belles-lettres, comme on dit, mais du côté philosophique de la bibliothèque, même si, lorsque j'avais tiré l'ouvrage du côté gauche je n'avais pas pu deviner de quel livre philosophique au juste il s'agissait, car naturellement j'aurais tout aussi bien pu tomber sur un autre livre que celui de Montaigne, sur Descartes ou Novalis ou Schopenhauer. » Le narrateur semble être le même que dans la plupart des livres de Bernhard. Une sorte d'alter ego littéraire, de double comme le Nathan Zuckerman de Philip Roth, et le double de Bernhard souffre lui aussi d'une maladie incurable des poumons. Et ici aussi il s'en prend à son entourage, les combattants par le truchement de la littérature, de la pensée, des idées. Il veut leur échapper. Le chemin vers la bibliothèque et ensuite celui vers la tour sera-t-il salvateur ? C'est une nouvelle sur le pouvoir (peut-être inutile) des livres dans un monde anti-littéraire.
Retrouvailles
40 pages. Dans cette nouvelle le narrateur monologue un cri du coeur déchirant. Ce sera l'occasion pour lui de parler de son enfance, de ses mauvais souvenirs et sur tout ce qui lui passe par la tête. La mère de Bernhard était dure avec lui et son oeuvre en général (et cette nouvelle en particulier) en est un bon défouloir. Bref, c'est un texte typique de Thomas Bernhard : « Mes parents m'ont toujours reproché le simple fait d'exister, tout comme les tiens, lui dis-je, t'ont toujours fait le même reproche, sans cesse ils m'ont accusé d'être l'intrus qui avait inhibé et au bout du compte détruit leur vie de couple et, partant, leur épanouissement humain tout entier, tout comme les tiens t'ont toujours reproché de les avoir détruits. Quand tu rentrais à la maison, tes parents ne te réservaient rien d'autres que des menaces, tout comme les miens ne m'accueillaient toujours que par des menaces, le plus souvent celle, fatale, selon laquelle j'allais finir par les tuer. Nous ne pouvions pas savoir qu'ils nous avaient conçus de leur plein gré, dis-je quand je l'ai su, il était déjà trop tard pour m'en faire un rempart. Mes parents ont essayé de me confiner peu à peu à l'isolement, tout comme ils t'ont aussi, peu à peu, confiné à l'isolement. Et les petites aérations dont nous disposions encore au début, ils nous les ont peu à peu murée. À la fin, nous n'avions plus d'air, dis-je. Les murs qu'ils ont érigés tout autour de nous étaient devenus de plus en plus épais, bientôt nous n'entendions plus rien à travers ces épais murs, qui empêchaient tout signe du monde extérieur de venir jusqu'à nous. » On sent Bernhard plus à l'aise dans ce texte parce qu'il se rapproche de son oeuvre romanesque et qu'il ne s'embête pas de personnages historiques. Aussi, il est plus long.
Parti en fumée. Carnet de voyage pour un ami d'autrefois. 15 pages. Cette nouvelle prend la forme d'une lettre à un ancien camarade qui lui aussi, comme plusieurs personnages précédents de Bernhard, l'a déçu et est devenu son ennemi. L'épistolier a décidé de tout fuir, de partir en fumée... Après avoir critiqué durement la Norvège, il critiquera l'Autriche, une des obsessions de Bernhard. Donc, encore une fois, le narrateur (ou plutôt Bernhard lui-même), en profite pour régler ses comptes : « D'abord j'avais pensé que je ne vous écrirais plus jamais, en aucune circonstance, dans la mesure où notre relation me paraît, depuis tant d'années déjà, complètement et irrémédiablement épuisée, surtout sur un plan intellectuel, j'avais prévu de ne plus jamais vous envoyer la moindre ligne, chaque ligne supplémentaire à votre intention m'apparaît depuis si longtemps déjà comme une ineptie totale, adressée à un homme qui, jadis, a été, pendant des dizaines d'années, un ami, un compagnon de route intellectuel, mais qui s'est finalement mué, au cours des décennies suivantes, en ennemi, de mes pensées et de mon mode de pensée tout entier, en ennemi de mon existence même, qui n'est au bout du compte qu'une existence tout intellectuelle. »
Conclusion
La prose de Bernhard se prête moins bien à la forme brève parce qu'elle est écrite d'un seul souffle et ainsi, on sent qu'il a besoin d'espace pour respirer et de temps pour bien mettre en place son histoire et ses idées. Ses répétitions sont ainsi moins saisissantes et l'effroi s'estompe avec ses courts textes. L'ironie de Bernhard est dans ce recueil pleinement réalisée, entre autres parce qu'il se sert de l'anachronisme, du loufoque, sans pour autant supprimer la souffrance physique et plus généralement son pessimisme de ses textes. Bernhard disait que les gens veulent avoir des enfants parce qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils mettent au monde, en réalité, des vieillards qui souffrent. Nous deviendrons tous des vieillards qui sont malades. Tel est le message de cet écrivain. Finalement, pour s'initier à Bernhard, je recommanderais Le Naufragé parce que le reste de son oeuvre (que j'ai lu dernièrement) est davantage intime dans le pessimisme. Dans Le Naufragé, Bernhard sort un peu de son moi et il n'y a pas de subterfuge, comme ici, pour s'y enfoncer davantage. Goethe, Montaigne, Wittgenstein, ne sont que prétexte pour fouiller encore plus en lui...
J'ai acheté Maîtres anciens et j'espérais découvrir Bernhard avec ce libre, tu penses que c'est une erreur ?
RépondreEffacerJe sais que j'ai dit que j'avais tout lu de Bernhard mais tu tombes exactement sur celui que je n'ai jamais lu (de mon souvenir). ;-))
RépondreEffacerAhaha ! Mauvaise pioche^^
RépondreEffacerJ'avais été un peu déçu par le Naufragé mais j'ai beaucoup plus adhéré à ce recueil, en particulier Montaigne et Retrouvailles qui m'ont vraiment impressionné. Je te conseille, Moglug, ces deux nouvelles en particulier pour découvrir Bernhard.
RépondreEffacerSinon, Jimmy, as-tu lu du Wittgenstein ? J'aimerais le lire un jour mais son Tractatus logico-philosophicus me semble un peu abscons...
Oui, malheureusement, j'en ai déjà lu. ;-) Quelqu'un m'avait conseillé ses carnets (dans l'édition imaginaire de Gallimard) et j'ai arrêté de lire après 10 pages. Ce n'est vraiment pas mon genre ("abscons est le bon mot), et comme je le disais l'autre jour sur le blogue, en philosophie, c'est rendu que je lis (presque) seulement Nietzsche et Schopenhauer, les autres m'ennuient profondément (et Wittgenstein en fait partie).
RépondreEffacerJe viens de vérifier et c'est dans la collection "Tel" de Gallimard et non "Imaginaire", c'est que les livres sont faits pareils.
EffacerAïe, cela donne peu envie en effet... Quelqu'un m'a conseillé les Remarques mêlées de Wittgenstein, et en jetant un œil sur son résumé (sur Amazon), il m'a l'air le moins "abscons" entre tous...
RépondreEffacerJ'ai moi aussi le même problème avec la philosophie. J'ai tenté de lire Kierkegaard (les Miettes philosophiques) dernièrement et j'ai capitulé au bout d'une cinquantaine de pages après pourtant un début prometteur. Sinon j'ai feuilleté et lu quelques passages de Sénèque en librairie il y a peu de temps et j'ai beaucoup aimé, je vais essayer de le lire prochainement...
A bientôt
Oui, pour Kierkegaard, je l'aimais avant mais quand je le relis j'ai de la difficulté avec ses concepts abstraits qui ne veulent plus rien dire pour moi. Plusieurs en vieillissant se détournent de ce genre de philosophie et pour moi c'est encore plus vrai surtout depuis que je suis tombé dans la poésie et dans le théâtre classique qui sont 100 fois supérieurs à la philosophie "abstraite". Je préfère lire et relire Racine et Shakespeare et les tragédiens grecs que de lire Wittgenstein et Zizek entre autres...
EffacerEn philosophie, deux de mes livres préférés sont de Nietzsche : Le crépuscule des idoles et Ecce homo, je te les conseille donc (si tu n'as jamais lu ces livres).
à bientôt
Merci pour les références sur Nietzsche, cela fait une éternité que je me dis que je dois le lire, après une tentative avortée avec son Zarathoustra (Harold Bloom d'ailleurs dit qu'il ne fallait surtout pas commencer par ce dernier pour découvrir Nietzsche, ce qui m'a fait beaucoup sourire).
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