dimanche 22 mai 2016

Guerre et guerre, Laszlo Krasznahorkai


Ma note : 8,5/10

 Voici la quatrième de couverture : Petit historien employé dans un poussiéreux centre d'archives de province, Korim, tenaillé par une mélancolie confinant à la folie, découvre un jour un manuscrit oublié là depuis des décennies. D'une force poétique bouleversante, celui-ci relate l'éternelle errance de quatre figures angéliques poursuivies sur Terre et à travers l'Histoire par l'extension inexorable du règne de la violence. Pénétré par la vulnérabilité de ces personnages, Korim se donne pour but de délivrer à l'humanité le message porté par le mystérieux texte. C'est à New York, au "centre du monde", qu'il décide d'accomplir cette tâche, avant d'entrevoir, au terme de sa course folle, la possibilité d'un refuge pour ses compagnons... Un style virtuose et envoûtant, d'une extrême acuité, embrase ce roman puissant empreint d'un inconsolable chagrin métaphysique.

 Les auteurs d'aujourd'hui sont souvent décevants, notamment par leur incapacité à exprimer clairement leurs idées et surtout, dans le roman, à combiner une splendeur de la prose avec une histoire et des personnages bien développés. De plus, tout a été dit en littérature, et plusieurs pensent même que les meilleurs sont encore les trois grands tragédiens grecs (Eschyle, Sophocle, Euripide). Un de nos écrivains contemporains, Paul Auster, parvient à réunir sous un même toit de bonnes histoires et une prose agréable à lire (pour ne pas dire plus), mais on lui reproche souvent son manque de réalisme, particulièrement le réalisme de ses personnages. Il  semble être déficient, et le problème est surtout pour les dialogues. Les personnages ont une drôle de façon de s'exprimer, comme si le monde qui les entoure n'évolue pas de la même façon que notre propre monde. Laszlo Krasznahorkai ne semble pas avoir ce problème, mais ce n'est pas pour rien que je l'introduis en parlant de Paul Auster, parce que ce sont manifestement deux écrivains qui ont beaucoup en commun (même si l'un est Américain et l'autre est Hongrois).

  Guerre et guerre a été publié en hongrois en 1999 alors qu'il est arrivé en français en 2013 seulement. Plusieurs s'en désolent, mais pour ma part, je préfère découvrir un auteur (et ses romans) beaucoup plus tard. Lorsque leurs romans sont publiés, le temps n'a pas encore fait son oeuvre. J'ai l'impression que les livres d'un écrivain "mûrissent" avec le temps, pour le meilleur et pour le pire, et que le rôle du lecteur (à tout le moins le rôle du critique) est d'évaluer cette oeuvre après un bon moment, et ainsi, l'on sait avec certitude si le roman a passé l'épreuve du temps (ce qui est le plus difficile dans le merveilleux monde littéraire). Il ne doit pas essayer de se placer dans la peau d'un lecteur du passé, ou encore moins, dans la peau d'un lecteur du futur.

 Rentrons maintenant dans le vif du sujet. Dans Guerre et guerre, chaque chapitre est divisé en petite partie numérotée, ce qui amène, à première vue seulement, une absence de texte continu. Cependant, on se rend vite compte que chaque numéro est en fin de compte une seule phrase, et que ces phrases sont très longues. Nous sommes face à un auteur pour qui la forme est un souci constant, autant par le style que par la structure du roman, un peu comme Mo Yan et Paul Auster. Au début du roman, l'écrivain plonge le lecteur en plein mystère : Korim, 44 ans, se fait poursuivre par une bande de voyous et il semble connaître le sens du monde, posséder des pouvoirs, ou à tout le moins des connaissances, un peu surhumaines, que les autres n'ont pas. Il dit aux sept gamins qu'il "allait perdre la tête". Mais cela n'intéresse pas les gamins, pas plus que l'histoire de sa vie qu'il leur raconte, son passé aux archives où tout le monde a arrêté de lui adresser la parole le prenant pour un fou. Le problème avec Korim c'est qu'il pense que sa tête va s'arracher de sa colonne vertébrale. Il part pour New York. Il avait tout plaqué pour arriver dans cette ville, et il y arrive presque en clochard. "Hermès", dit Korim, est le nom qu'il considère comme le véritable point de départ de sa vie, la source profonde de son éveil "intellectuel". Ce Hermès est un dieu grec et Korim le prend pour guide. New York lui donne le vertige, comme il s'y attendait, mais rien ne pourra le faire dévier de son grand projet, le projet de sa vie. Une autre histoire prendra forme avec le manuscrit et les deux évolueront, en quelque sorte, en parallèle.

 Le style de l'auteur est bien démontré dans cette citation :

 « Une odeur de goudron flottait dans l'air, une odeur écoeurante, pénétrante, qui s'infiltrait partout, et le vent, bien que soufflant violemment, n'y pouvait rien, car si celui-ci les pénétrait jusqu'à l'os, il ne faisait que propulser et faire tournoyer cette odeur sans pouvoir l'échanger contre une autre, et tout alentour, sur des kilomètres à la ronde, et surtout ici, entre le point d'intersection des voies venant de l'est qui se déployaient en éventail et la gare de marchandises de Rakosrendezo qui apparaissait derrière eux, l'air en était imprégné, était saturé de cette odeur de goudron, dont il était assez difficile de définir ce qui la composait en dehors de l'odeur des résidus de suie et de fumée, déposés par les centaines de milliers de trains qui étaient passés en grondant, celle des traverses crasseuses, du ballast et de l'acier des rails, car il n'y avait pas que cela mais d'autres éléments, des éléments mystérieux, indéfinissables ou tout simplement impossibles à identifier, parmi lesquels probablement l'odeur du poids démesuré de la vacuité humaine, transportée jusqu'ici dans des centaines de milliers de trains, l'odeur écoeurante de millions de volontés stériles, vides de sens, qui, depuis le haut de la passerelle, semblait plus épouvantable encore, une odeur certainement nourrie par l'esprit ambiant de désolation spectrale, de marasme industriel glacial qui s'était lentement, au fil des décennies, abattu sur cet endroit où Korim cherchait maintenant à s'établir, lui qui, dans sa fuite, voulait - imperceptiblement, vite, silencieux - simplement passer de l'autre côté, et poursuivre sa route vers ce qu'il pensait être le centre-ville, avant d'être contraint de se poser sur ce point froid et venté, et de s'accrocher à des détails - rambarde, bord de trottoir, asphalte, métal -, certes fortuits mais qui dans son champ visuel semblaient importants, pour qu'ainsi une passerelle de chemin de fer, à cent mètres devant une gare de marchandises, une tranche non existante du monde devienne existante, marque l'une des premières grandes étapes de sa nouvelle vie, de la "course folle" comme il l'appellerait plus tard, une passerelle qu'il aurait, si on ne l'avait pas retenu, traversée à toute vitesse, aveuglément. »

 C'est un roman avec une forte dose de mystère, qui dès les premières pages, semble avoir un projet métaphysique:

 « C'était arrivé brutalement, sans le moindre signe avant-coureur, sans aucun préambule, la prise de conscience l'avait frappé et terriblement affligé le jour précis de son quarante-quatrième anniversaire, exactement comme ils lui étaient tombés dessus, tous les sept, au milieu de la passerelle, dit-il, de façon aussi soudaine qu'imprévisible, il était assis au bord d'une rivière - un endroit où il allait de temps en temps -, car il n'avait aucune envie de rentrer dans son appartement vide le jour de son anniversaire, et là, mais vraiment subitement, il s'était aperçu que Dieu du ciel ! il ne comprenait rien, que doux Jésus ! il ne pigeait rien du tout, que nom d'un chien ! il ne comprenait pas le monde, et il fut effaré par cette façon de formuler les choses, par ce niveau de banalité, de cliché, de naïveté, oui, mais le fait est qu'il se trouva horriblement stupide à quarante-quatre ans, un triple idiot qui avait cru pendant quarante-quatre ans comprendre le monde, alors qu'en fait, reconnut-il alors au bord de la rivière, non seulement il ne comprenait pas le monde mais il ne comprenait rien à rien, et le pire dans tout cela était qu'il avait cru, durant quarante-quatre années, le comprendre, ce fut cela le pire en cette soirée d'anniversaire, seul au bord de cette rivière, d'autant plus qu'il ne résultait pas de cette révélation que bon, très bien, maintenant il comprenait tout, non, il ne venait pas d'acquérir un nouveau savoir en échange d'un ancien savoir, mais se trouvait confronté à une épouvantable complexité, et à partir de cet instant, dès qu'il pensa au monde - et ce soir-là, il y pensa intensément et se tortura l'esprit, sans résultat - cette complexité devint de plus en plus opaque, et il pressentit alors que cette complexité incarnait l'essence même de ce monde qu'il tentait si désespérément de comprendre, que le monde ne faisait qu'un avec sa propre complexité, voilà où il aboutit, et il ne baissa pas les bras lorsque, quelques jours plus tard, les problèmes avec sa tête commencèrent. » 

Korim semble avoir compris bien des choses mais saurons-nous vraiment si tout cela n'est que folie?:

 « [...] il ne fallait pas faire le bon ou le mauvais choix mais admettre que rien ne dépendait de nous, accepter que la justesse d'un raisonnement, aussi remarquable fût-il, ne dépendait pas de son exactitude ou de son inexactitude, puisqu'il n'y avait aucun modèle de référence auquel le mesurer, mais de sa beauté, laquelle nous incitait à croire en sa véracité, voilà ce qui s'était passé entre le soir de son anniversaire et la centième étape de sa réflexion, voilà, fit Korim, ce qui lui était arrivé, il avait compris la force incommensurable de la foi, et donné une nouvelle interprétation à ce que les anciens savaient, à savoir que le monde était et subsistait par la foi en son existence et qu'il périrait avec la perte de cette foi, en conséquence de quoi, bien sûr, dit-il, il avait été submergé par un sentiment paralysant et effrayant de richesse, car il savait désormais que tout ce qui avait existé existait encore, il s'était, en effet, retrouvé par hasard dans une position extrêmement difficile d'où il pouvait clairement voir que, comment dire... soupira Korim, disons, par exemple, que... Zeus était toujours là, que tous les dieux de l'Olympe vivaient encore, que Yahvé et Dieu étaient toujours au ciel, et que tous les fantômes tapis dans les recoins sombres étaient toujours près de nous ; que nous n'avions rien à craindre et tout à craindre, car rien ne disparaissait sans laisser de traces, le non-existant possédait ses propres lois, au même titre que l'existant [...] ». Il poursuit un peu plus loin en disant : « il existait des milliers et des milliers de mondes, dit Korim, chacun - majestueux ou effroyable - suivant ses propres règles, des milliers et des milliers - il éleva la voix - sans le moindre lien entre eux, et c'est en arrivant à ce point de sa réflexion que, tout en savourant cette infinie multitudes d'existences, ses problèmes avec sa tête, problèmes dont il avait précédemment raconté le dénouement prévisible, commencèrent, peut-être était-ce cette richesse, la nature indestructible du passé et des dieux qu'il n'avait pas pu supporter, il n'en savait rien, ce point n'était toujours pas élucidé, [...] »

 Laszlo Krasznahorkai est peut-être meilleur que Paul Auster et Don DeLillo mais je devrai en lire davantage pour l'évaluer. Comme je le disais pour Paul Auster au début de ma chronique, Laszlo Krasznahorkai a lui aussi deux grandes qualités : l'histoire est bien construite, elle divertit le lecteur (d'une façon "métaphysique" pourrait-on dire) et il a aussi le souci "esthétique" propre aux grands écrivains, de la phrase bien construite et cela donne aux lecteurs le sentiment de lire un roman parfait, même si habituellement, en relecture, ce genre de roman (ceux de Paul Auster et Laszlo Krasznahorkai) fonctionne généralement moins bien. Nabokov a déjà abordé un sujet proche de celui-ci. Dans ses cours universitaires, il prenait en exemple Dostoïevski en disant que ce dernier s'inspirait de faits divers policiers, qu'il construisait ses romans comme un policier (genre que déteste Nabokov) et conséquemment, en relecture, le voile qui recouvrait ses romans, l'intrigue, disparaissait, et le roman devenait fade. On pourrait dire aussi que cela est vrai avec le postmodernisme (les romans de Paul Auster et Laszlo Krasznahorkai), parce que l'aspect ludique qui s'en dégage, le "jeu", est beaucoup moins intéressant lorsqu'on en connaît les ficelles et de quelles façons elles sont tirées. Mais d'une façon tout à fait personnelle, si je prends en compte seulement mes goûts, je ne suis pas vraiment d'accord avec Nabokov. Pour moi, le résultat final d'un roman importe peu en autant que le voyage pour s'y rendre se fasse dans la grâce. Avec Dostoïevski (et Laszlo Krasznahorkai), il est impossible d'arrêter la lecture tellement ce voyage est grandiose. Nabokov lui-même s'est déjà aventuré sur ces terres avec Feu pâle, un livre qui est très proche de Guerre et guerre. Par contre, le talent de Nabokov est de loin supérieur à Paul Auster et Laszlo Krasznahorkai et Feu pâle permet plusieurs relectures. Il contient même un long poème qui se suffit à lui-même. 

Je disais en début de chronique que je lis rarement les auteurs vivants parce qu'ils me déçoivent presque systématiquement mais je dois dire ceci de Laszlo Krasznahorkai : voilà enfin un contemporain qui a les moyens de ses ambitions, qui est à la recherche d'une grandeur et qui peut, par son talent, l'obtenir. Le romancier Jonathan Franzen disait dernièrement que tout n'a pas été fait dans le domaine de la littérature et que certains parviennent à renouveler cette forme. Je ne suis pas d'accord avec lui, surtout s'il parlait de lui-même (il est tellement proche de Dickens qu'il lui vole même ses noms de personnages). Selon moi, tout a été fait en littérature, mais si quelque-uns parviennent quand même à se démarquer, Laszlo Krasznahorkai est certainement de ceux-là. L'histoire est intéressante, le style grandiose, la construction sans failles.

jeudi 12 mai 2016

Le dernier homme, Mary Shelley


Ma note : 8,5/10

 Voici la quatrième de couverture : Lionel Verney est le dernier homme. Accablé par la mort de son père, ancien ami du roi d'Angleterre, tombé en disgrâce et réduit à la pauvreté, Verney abandonne sa jeunesse à l'esprit de revanche et à la violence, avec, tendrement enfouie, une lueur d'amour pour sa sœur Perdita. Arrivent dans le voisinage, au château de Windsor, les enfants royaux, Idris et Adrian. Leur rencontre préside au bouleversement de leurs vies, chacun révélant à l'autre sa véritable nature... Puis, survient la terrible nouvelle : la peste a fait son apparition et progresse. Exacerbant passions et sagesse, le fléau met chaque homme en face de son destin.

 Cette écrivaine a eu la chance (ou la malchance) d'être la compagne de vie de Percy Shelley, un des plus grands poètes anglais, décédé très jeune à l'âge de 29 ans en 1822. Je dis malchance, peut-être, parce que les littéraires ont habituellement une grande admiration pour son mari et celle-ci, l'écrivain secondaire du couple, est prise au sérieux par seulement une petite partie de ces universitaires. Et ce roman-ci en particulier est un peu tombé dans l'oubli parce que le Fankenstein de cette auteure balaie tout sur son passage, notamment avec ce nom commun qu'il est devenu, au fil des siècles, dans la culture populaire. Dans sa liste de centaines de titres qu'il a dressée pour désigner le Canon occidental, Harold Bloom y place Frankenstein mais on n'y voit pas Le dernier homme. C'est un roman qui n'a pas réellement traversé les années et cela n'est pas tout à fait sans raison. Nous verrons pourquoi dans cette critique. Mais disons, tout d'abord, qu'il est encore publié de nos jours uniquement parce qu'il est écrit par le même auteur de l'un des plus grands classiques de la littérature de terreur. En fait, j'avais adoré Frankenstein, et plus particulièrement le romantisme qui s'en dégageait malgré un propos et un livre terrifiant. Cette totale réussite cachait un roman de Shelley très peu lu : Le dernier homme.

 Ainsi, ce bouquin est l'un des plus méconnus du siècle d'or du roman, le XIXème siècle. Lorsqu'un auteur a réussi à accéder à la culture populaire, par le biais du roman, il n'est pas rare que ses autres écrits tombent un peu dans l'oubli. On peut penser aussi à Bram Stoker et Dracula. De plus, Frankenstein n'est pas seulement connu pour ce qu'il est en tant que tel, pour toutes les oeuvres et les produits dérivés, mais aussi pour le contexte dans lequel il a été écrit : c'est Lord Byron qui propose à ses amis (dont Mary Shelley faisait partie)  de participer à un intéressant petit concours : celui d'écrire une histoire de fantôme. Seule Mary Shelley a fini par écrire ce genre d'histoire. Conséquemment, Frankenstein est devenu le parfait mythe que la littérature pouvait espérer et un objet de culte. Cela a produit des parodies littéraires sur cette oeuvre au même titre que don Quichotte (qui lui était déjà une parodie) ainsi que des pièces de théâtre, des films, etc. Et Le dernier homme dans tout cela? Eh bien, comme je le disais plus haut, il n'en est pas resté grand-chose à part l'oeuvre elle-même.  Seuls les curieux comme nous pourrons s'y intéresser (ce qui est souvent une bonne chose pour les lecteurs sérieux parce que notre perception de l'oeuvre n'en est pas changée par la culture populaire, nous pouvons lire le roman d'une façon parfaitement claire). Pourtant, malgré tout ce que j'ai dit, il faut rajouter que Le dernier homme fût extrêmement populaire à sa sortie. Il fut publié en 1826 alors que Frankenstein date de 1818.

 Et fait intéressant, elle commence, avec Le dernier homme, à situer l'action en 1818 et un peu comme dans Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski (mais dans le genre "fantastique"), la narratrice trouve dans un message l'histoire qui nous sera racontée (et par la suite, la nouvelle histoire prendra toute la place). Ce sera celle d'une époque lointaine, en 2073, où une série de guerres se poursuivront pendant plusieurs années pour aboutir en 2100 où l'on retrouve Lionel Verney le narrateur de cette nouvelle histoire et surtout : le dernier homme. Avec la maladie qui court pendant toutes ces années, le monde n'est plus ce qu'il était et Verney semble être devenu le dernier homme vivant. Après l'introduction de la première narratrice, nous plongeons dans le monde de ce Lionel Verney avec ces mots :

 « Je suis originaire d'une île perdue au milieu des nuages. Lorsque je me représente la surface du globe avec son océan sans rivages et ses continents immenses, elle m'apparaît comme un point insignifiant dans l'immensité du tout. Mais si je mets dans la balance l'intelligence de sa population, je m'aperçois qu'elle surpasse de beaucoup des pays plus vastes et plus peuplés. Car c'est l'esprit de l'homme - et lui seul - qui créa tout ce qui est bon et grand pour l'homme ; la Nature ne fut que son intendant. L'Angleterre, perdue loin au nord dans la mer agitée, affleure maintenant dans mes rêves comme un vaste navire bien gouverné qui maîtrisait les vents et voguait fièrement sur les flots tourmentés. Aux jours de mon enfance elle était pour moi l'univers. Lorsque je contemplais du haut de mes collines natales la plaine et la montagne qui s'étendaient jusqu'à l'extrême limite de ma vision, tachetées par les habitations de mes compatriotes et fertilisées par leur labeur, je me croyais au centre même de la terre ; et le reste du monde n'était qu'une fable, dont l'oubli n'aurait rien coûté à mon imagination ni à mon intelligence. » 

 Le narrateur est l'aîné de la famille, il devient orphelin et travaille sur une ferme : 

 « J'étais l'aîné. J'avais cinq ans à la mort de ma mère. Le souvenir des conversations de mes parents, les informations relatives aux amis de mon père, que ma mère s'était efforcée de me transmettre dans l'espoir qu'elles pussent m'être un jour utiles, entretenaient un rêve flou dans mon esprit. Je me pénétrai de la conviction que j'étais différent de mes protecteurs et de mes compagnons - que je leur étais même supérieur -, mais j'ignorais en quoi. Le sentiment d'une injustice, que j'avais associée au nom du roi et des nobles, me serrait la gorge ; mais j'étais incapable tirer de ces impressions quelques conclusion susceptible de guider ma conduite. Somme toute, je n'étais qu'un orphelin livré à lui-même au milieu des vallées et des collines du Cumberland. Je travaillais pour un fermier ; ma houlette à la main et mon chien à mes côtés, je gardais un grand troupeau de moutons dans les montagnes avoisinantes. Je n'eus guère à me louer d'une existence qui me réservait plus de déboires que de plaisirs. J'y trouvais une certaine liberté, une familiarité avec la nature, et une solitude assurée ; mais ces délices romantiques s'accordaient mal avec l'amour de l'action et le désir de chaleur humaine propre à la jeunesse. Ni le soin de mes bêtes ni la succession ne parvenaient à dompter ma nature récalcitrante. Ma vie au grand air et le temps libre dont je disposais étant source de tentations, qui développaient en moi des habitudes de hors-la-loi. Je m'associai à d'autres désœuvrés de mon genre, et les organisai en une bande dont je pris la tête. Nous étions tous bergers et tandis que nos troupeaux étaient aux pâturage, nous concevions et exécutions maintes actions délictueuses, qui attirèrent sur nous la colère et la vengeance des campagnards. J'étais le chef et le protecteur de mes compagnons et comme ma position de dirigeant me mettait en vedette, les paysans en vinrent à m'attribuer tous leurs méfaits. J'endurais à les défendre maints châtiments avec un cœur héroïque, mais j'exigeais en échange qu'ils me témoignent obéissance et respect. » 

 Une des nombreuses questions qui nous traversent l'esprit à la lecture de ce livre est la suivante : Mary Shelley croyait-elle vraiment à cette "anticipation", croyait-elle que notre monde du XXIe siècle serait encore figé dans celui du XIXème, avec des chevaux comme moyen de transport et l'absence de technologie ? Mon opinion est qu'elle s'est fait piéger par le passé en se disant que celui-ci (avant 1800) n'était pas bien différent de son présent (après 1800) et que cela ne devrait pas changer pour le futur (XXIe siècle). Nous pouvons critiquer plusieurs choses dans ce roman, mais la plume de l'auteur est, comme pour Frankenstein, à peu près sans reproche : 

 « Voilà des rêves bien fous. Mais depuis qu'ils se sont imposés à moi, il y a une semaine, du haut de la cathédrale Saint-Pierre, ils règnent sur mon imagination. J'ai choisi mon bateau et j'y ai placé mes maigres provisions. J'ai choisi quelques livres, en particulier Homère et Shakespeare - mais les bibliothèques du monde me sont ouvertes, et dans chaque port je peux renouveler mon stock. Je n'ai guère d'illusions sur mon avenir ; mais la monotonie du présent m'est intolérable. Ni l'espoir ni la joie ne sont mes guides - le désespoir harassant et le désir de changement me conduisent. J'ai hâte d'affronter le danger, de connaître la peur, d'avoir une tâche, minime ou ambitieuse, pour remplir chaque journée. Je serai le témoin de la diversité des éléments - je lirai les bons augures dans l'arc-en-ciel, les menaces dans les nuages. Dans toute chose je déroberai une leçon ou un tendre souvenir. Ainsi, le long des rivages de la terre déserte, le soleil haut dans l'éther ou la lune au firmament, les esprits des morts et l'oeil toujours ouvert de l'Être Suprême veilleront sur la frêle embarcation dirigée par Verney - Le DERNIER HOMME. » 

 En conclusion, il faut en arriver au principal défaut de ce bouquin (et c'en est tout un) : on a l'impression, même s'il se déroule dans notre futur, de lire sur un passé très lointain, dans une langue tout aussi lointaine et ainsi, l'ambiance "générale" du roman ne fonctionne pas, tout comme sa mécanique, son récit et son "réalisme". C'est un roman d'anticipation comme Ravage de René Barjavel et La route de Cormac McCarthy. Par contre, il n'y a rien qui pourra réellement arriver dans notre monde. Elle s'était peut-être gardée une porte de sortie avec les changements de narrateurs du début, ce qui nous fait douter que tout cela se passe réellement dans notre espace-temps. Si elle a voulu anticiper sur trois siècles, elle s'est trompée sur tout. Cela explique pourquoi le roman fut populaire à sa sortie mais qu'il soit tombé dans l'oubli rapidement. Malgré les erreurs de ce roman d'anticipation (et donc de science-fiction) on peut quand même le préférer à ceux d'aujourd'hui (ce qui explique ma note élevée). Ces classiques de l'anticipation sont généralement mieux écrits que ceux d'aujourd'hui (et le mot est faible) et jouissent aussi d'une plus grande érudition littéraire, comme ici, où Shelley est capable de parler de la littérature alors que les écrivains de science-fiction d'aujourd'hui ont la tête remplie de clichés télévisuels. La splendeur esthétique d'un roman comme Le dernier homme est incomparable avec ceux de notre époque (à part peut-être La route de McCarathy) et de plus, la richesse du vocabulaire et de la prose de Shelley se marie à merveille avec un romantisme envoûtant. Depuis quelques années, je préfère Frankenstein à Dracula (pour comparer les deux romans d'horreur les mieux écrits) et surtout depuis quelques relectures, et Le dernier homme, malgré de grandes faiblesses, m'a rappelé pourquoi il en était ainsi. En plus du style qui est supérieur, le romantisme est une période en littérature que j'affectionne particulièrement et elle est, selon moi, d'une plus grande qualité que le style gothique (qui définit mieux Dracula que Frankenstein (de nos jours)). Dans Le dernier homme, le romantisme est ténébreux en plus de sembler terrifiant à certains moments. Frankenstein est la meilleure porte d'entrée dans la grande littérature mais on ne peut pas dire la même chose du Dernier homme. C'est un roman que l'on doit lire beaucoup plus tard, sans attente particulière, comme une lecture secondaire plutôt qu'essentielle. 

Parmi ses qualités, il m'a rappelé, à plusieurs endroits, la poésie de Leopardi et la prose de Goethe (alors que je m'attendais à y voir une poétique de science-fiction) : 

« Je fus incapable de trouver le repos. J'errais dans les collines ; elles étaient battues par un vent d'ouest, et les étoiles scintillaient dans la voûte céleste. Je courrais sans prêter la moindre attention aux objets environnants, en essayant de maîtriser l'agitation de mon esprit par un épuisement physique. "Voilà, songeai-je, la vraie puissance ! Ce n'est pas avoir les membres solides, le coeur dur, être féroce et intrépide, mais c'est être bon, compatissant et doux." J'interrompis mon élan, m'étreignis les mains et avec la ferveur d'un nouveau prosélyte je m'écriai : "Ayez confiance en moi, Adrian. Moi aussi je deviendrai sage et bon !" Puis, bouleversé jusqu'à l'âme, je me laissai aller à pleurer. Je me sentis plus calme après le déferlement de cette vague de passion. Je m'étendis sur le sol, et lâchant la bride à mes réflexions je passai en revue mon existence ; je songeai aux errements de mon coeur et découvris à quel point je m'étais jusqu'alors montré brutal, sauvage, indigne. Je n'éprouvais toutefois aucun remords, car il me semblait que je naissais une seconde fois : mon âme jetait le fardeau de ses fautes passées pour commencer une nouvelle vie empreinte d'amour et d'innocence. Rien de grossier ne subsistait qui fût susceptible d'interférer avec les doux sentiments que cette rencontre m'avait inspirés. J'étais pareil à un enfant répétant ses dévotions après sa mère, et mon âme malléable était remodelée par une main de maître à laquelle je ne désirais ni ne pouvais résister. »

lundi 2 mai 2016

L'étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, Stevenson


Ma note : 9/10

Voici la quatrième de couverture: Ce célèbre roman ne se réduit pas à une histoire de double, une parodie de Frankenstein. Qu'est-ce qui se cache derrière la porte ? L'intérieur de notre être, où voisinent le civilisé et le sauvage, l'animalité et l'humain, la mort et la vie ? Ou bien un crime secret que nous devrions expier ? Les frontières entre le jour et la nuit s'estompent, comme dans le brouillard ou dans la pluie de Londres. La peur s'insinue en nous, notre identité personnelle vacille. Stevenson multiplie les points de vue, à travers diverses récits, dont le dernier, celui du docteur Jekyll, laisse ouverte une question : et si M. Hyde courait encore à travers le monde ? Hyde n'est pas seulement le mal que Jekyll a expulsé de lui. C'est plutôt la figure du malheur. Par elle, Stevenson a donné une forme à ses tourments. Par l'art, il a triomphé de ses songes cruels.

 Pour introduire Stevenson, j'aimerais vous présenter un passage du livre "Littératures" de Nabokov que l'on retrouve dans les éditions Robert Laffont :

 « Je tiens tout d'abord à insister sur un point essentiel : si "Jekyll et Hyde" a jamais été dans votre esprit une sorte de roman policier, ou un film, je vous en prie, oubliez complètement, chassez de vos mémoires, effacez, désapprenez, consignez à l'oubli toute idée de ce genre. Il est, bien sûr, tout à fait vrai que le court roman de Stevenson, écrit en 1885, est l'un des ancêtres du roman policier moderne. Mais le policier d'aujourd'hui est la négation même du style, n'étant, au mieux, que de la littérature conventionnelle. Franchement, je ne suis pas de ces professeurs qui se vantent naïvement d'aimer les romans policiers - ils sont trop mal écrits à mon goût et m'ennuient à mourir. Et l'histoire de Stevenson - Dieu bénisse son âme pure - ne tiendrait pas debout en tant qu'histoire policière. Ce n'est pas davantage une parabole ni une allégorie, car ce serait, dans un cas comme dans l'autre, une faute de goût. Elle possède cependant un charme particulier et bien à elle, si nous la considérons comme un phénomène de style. Ce n'est pas seulement une bonne histoire de croquemitaine, comme se l'est exclamé Stevenson au sortir d'un rêve dans lequel il l'avait visualisée, un peu de la même manière, je suppose, que la "célébration magique" avait fourni à Coleridge la vision du plus fameux des poèmes inachevés. C'est aussi, et c'est là le plus important, "une fable qui tient davantage de la poésie que de la prose ordinaire", et par conséquent une oeuvre d'art du même ordre que, par exemple, Madame Bovary ou les Âmes mortes. »

 Rares sont les écrivains et les romans de ce genre prisés par Nabokov. Pour lui, un roman est plus que son histoire et ils doivent donner des "frissons" entre les "omoplates" à leurs lecteurs. Bref, les mauvais lecteurs prennent les romans au premier degré sans vouer un culte à cet art. Dans le genre du Docteur Jekyll et M. Hyde, il en cite continuellement deux autres pour l'accompagner : La métamorphose de Kafka et Le manteau de Gogol. (Trois oeuvres fantastiques bien que Nabokov rajoute que pour lui tous les romans sont du genre "fantastiques".)

 On connaît tous un peu l'histoire de L'étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. C'est une seule et même personne, le docteur Jekyll qui crée un double "mauvais" de lui-même, M. Hyde. On peut certainement retrouver cette histoire de double intérieur dans une foule de clichés sociaux, dans la culture populaire, dans les théories de toutes sortes. Les romans et la fiction, d'une façon générale, influencent très souvent les penseurs. Freud et Sophocle, pour le complexe d'Oedipe, par exemple. Et de plus, Freud aurait pu appeler (selon Harold Bloom) ce concept le complexe d'Hamlet tellement il se rapproche du prince du Danemark. Mais pour le roman qui nous intéresse ici, ce qui m'est revenu en tête en premier, c'est la théorie de "l'ombre" de Carl Gustav Jung. Voyez ce qu'en disent Elie G. Humbert et Carl Jung (citation via wikipédia) :

 « Le point de départ est simple : la plupart des hommes ignorent leur ombre. […] Le plus souvent elle est projetée dans des troubles somatiques, des obsessions, des fantasmes plus ou moins délirants, ou dans l'entourage. Elle est « les gens », auxquels on prête la bêtise, la cruauté, la couardise qu'il serait tragique de se reconnaître. Elle est tout ce qui déclenche la jalousie, le dégoût, la tendresse. »

 « L’ombre est quelque chose d’inférieur, de primitif, d’inadapté et de malencontreux, mais non d’absolument mauvais. » « Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension. »

 Ainsi, nous voyons facilement l'influence considérable qu'a eue Stevenson sur la psychanalyse, même si le M. Hyde de Stevenson semble être davantage "méchant" que le concept de "l'ombre" de Jung. Le point intéressant avec ce roman, au-delà de la satire qu'il semble offrir (il y a notamment une volonté de l'auteur à vouloir réécrire Frankenstein "ironiquement"), au-delà aussi de toutes les explications "allégoriques" que l'on peut évoquer, c'est la forme employée par Stevenson qui nous permet de voir l'histoire (le mystère d'un homme qui est en fait un autre homme) sous plusieurs angles. Et la fin est extraordinaire parce que ce sera l'ultime version qu'on aura, soit celle du docteur Jekyll. On peut ressortir de ce roman avec une infinité de questionnements et analyser le roman de plusieurs façons.

 Le livre, qui est assez court, 100 pages tout au plus, se divise en 10 parties : dans la première, des personnages voient Hyde piétiner une fillette. Dans la deuxième, c'est du testament du docteur Jekyll dont il sera question : il lègue tout à Hyde et une enquête informelle débutera. Utterson, celui qui enquêtera, parlera du testament avec Jekyll dans la partie suivante et lui fera part de ses craintes de le voir tout léguer à Hyde. Dans la quatrième partie il y aura un autre crime de Hyde. Dans la cinquième partie, Jekyll assure à Utterson que Hyde n'est plus dangereux alors que dans le chapitre suivant Hyde est encore recherché et il semble s'être évaporé. Jekyll se cache aussi. Dans la septième partie, les deux comparses, Utterson et Enfield, rencontre Jekyll et font une découverte stupéfiante. Dans la partie suivante, Jekyll semble s'être fait assassiner. Et finalement, dans les deux dernières parties, nous aurons les versions du docteur Lanyon et de Jekyll.

 Nabokov semble avoir une fascination pour la dualité dans le roman. Le seul livre qu'il apprécie de Dostoïevski est Le double et cette histoire est celle d'un homme qui voit sa vie intérieure et extérieure chamboulée lorsque arrive une sorte de double de lui-même mais dont ses proches n'arrivent pas à bien saisir. Nabokov a même déjà écrit un roman semblable. Il avait pour nom La méprise. De plus, il apprécie au plus haut point La métamorphose de Kafka (il le classe parmi les quatre meilleurs livres du siècle) et on pourrait dire que ce roman présente lui aussi une forme de dualité : Gregor Samsa se réveille en insecte. Et selon moi, L'étrange Cas du docteur Jekyll et M. Hyde est proche de La métamorphose parce que pour ces deux romans nous vivrons l'expérience de "l'inquiétante étrangeté" si difficile à atteindre en littérature. Et comme La métamorphose, ici il n'y a pas un mot de trop (et c'en est de même des histoires de Poe). En ce sens (et en d'autres sens aussi) le présent roman est à mille lieues de Frankenstein même si l'histoire est aussi celle d'un docteur qui donne naissance à une étrange créature. Frankenstein est ancré dans la période romantique, avec les effusions de sentiments humains et le grand lyrisme qui le caractérise, alors que le docteur Jekyll et M. Hyde y va d'une précision chirurgicale sans un mot de trop. Je parlais d'Edgar Allan Poe un peu plus haut et je dois dire que j'y ai vu plusieurs liens avec ses enquêtes. Poe est l'inventeur du roman policier et Stevenson semble suivre ses traces et l'ambiance inquiétante qu'il crée se rapproche de celle de Poe. On pourrait, à la limite, placer le présent roman dans cette catégorie du policier, du suspence, et d'une façon plus générale du mystère. Même si Nabokov déteste cela. C'est manifestement un roman écrit avec habileté, il est ingénieux autant dans sa construction que dans son style. Je comprends mieux l'admiration de Nabokov pour Stevenson. Avant ma lecture, je me demandais bien ce qu'un auteur comme Nabokov pouvait trouver de bon à un écrivain comme Stevenson, étant donné que ce dernier semblait écrire des romans de "divertissement" simples, populaires, mais je me suis rendu compte qu'il est capable de créer une ambiance au-delà de ce que le talent peut apporter et dont seul le génie est capable.

On pourrait tracer une ligne de temps avec les romans suivants qui abordent (certains plus que d'autres) un peu les thèmes de la dualité, du double, de la confrontation avec son «moi»:

 --Le double de Dostoievski (1846)
--Jekyll et Hyde de Stevenson (1886)
--La métamorphose de Kafka (1915)
--La méprise de Nabokov (1934)
--L'autre comme moi de Saramago (2002)

 Il y en a plusieurs autres mais ces cinq sont les meilleurs, à tout le moins ceux qui font l'unanimité. 

En terminant, voici quelques citations tirées du roman et qui sont une bonne démonstration du talent de Stevenson:

 « M. Utterson, notaire de son état, était un homme à la mine austère que jamais n'éclairait le moindre sourire ; froid, le verbe rare et embarrassé, conservateur par conviction, maigre, long, poussiéreux, sinistre, et pourtant attachant à sa manière. Lorsqu'il retrouvait ses amis, et si le vin était à son goût, une lueur de profonde humanité s'allumait dans son regard qui, sans jamais trouver le chemin de ses propos, s'exprimait non seulement par ces messages muets de son visage de convive satisfait, mais aussi, plus fréquemment encore et de façon combien plus éloquente, dans les actions de sa vie. Il s'imposait une discipline sévère, buvant du gin lorsqu'il était seul, afin de mortifier son amour des grands crus, et, bien que très amateur de spectacle, n'avait pas franchi les portes d'un théâtre depuis une vingtaine d'années. Envers ses semblables, en revanche, il faisait preuve d'une indulgence sans limites, s'émerveillant même parfois de l'extraordinaire énergie qu'ils dépensaient pour commettre leurs méfaits. Et en toute extrémité, il était tenté de secourir plutôt que de censurer. "J'incline vers l'hérésie de Caïn, disait-il bizarrement : Si mon prochain choisit de se damner, je le laisse libre d'aller son chemin à sa guise." C'est ainsi qu'il lui était advenu à maintes reprises d'être la dernière fréquentation respectable de ceux qui couraient à leur perte, et d'exercer sur eux une influence bénéfique. Tant qu'ils continuaient à lui rendre visite, il ne leur témoignait pas l'ombre d'un changement d'attitude. » 

 « Or il arriva qu'au cours de ces flâneries, leurs pas les portèrent dans une ruelle située dans un quartier commerçant de Londres. La ruelle était petite et paisible, mais en semaine s'y déroulait un commerce fructueux. Les riverains étaient tous prospères, visiblement, et rivalisaient pour réussir mieux encore, investissant le surplus de leurs bénéfices dans la coquetterie ; si bien que les devantures des échoppes s'alignaient, le long de cette rue, avec un air d'invite, comme autant de files de vendeuses avenantes. Même le dimanche, alors que ses ornements les plus attrayants étaient voilés, et que la rue était pratiquement déserte, le contraste demeurait frappant avec le voisinage sordide. La ruelle brillait avec l'éclat d'un feu au plus profond d'une forêt ; et avec ses volets fraîchement repeints, ses cuivres soigneusement polis, son air parfaitement propre et pimpant, elle attirait et charmait au premier coup d'oeil les regards du passant. » 

 « Il était alors environ neuf heures du matin et le premier brouillard de la saison s'appesantissait sur Londres comme une chape de suie. Mais les assauts répétés du vent ébranlaient la résistance des nuées et tandis que le fiacre avançait péniblement par les rues, M. Utterson eut l'occasion de contempler une gamme infinie de teintes crépusculaires ; ici régnait une obscurité qui évoquait les ténèbres de la nuit ; plus loin, c'était une lueur brune, riche et sanglante, comme produite par une mystérieuse déflagration ; plus loin encore, l'espace d'un instant, le brouillard se déchirait et un rayon hagard de lumière diurne hasardait un regard entre les gerbes tourbillonnantes de la brume. Sous ces aperçus changeants, le sinistre quartier de Soho, avec ses rues boueuses, ses passants crasseux et ses lampadaires qu'on avait oublié d'éteindre, à moins qu'on ne les ait ranimés afin de lutter contre ce nouvel assaut funèbre de l'obscurité, semblait, aux yeux du notaire, un quartier de quelque cité de cauchemar. Les pensées qui emplissaient son esprit, d'ailleurs, étaient des plus sombres ; et lorsqu'il jetait un regard sur son compagnon, il ne pouvait se retenir d'éprouver cette terreur de la loi et de ses représentants qui s'empare parfois des plus honnêtes d'entre nous. » 

 Et voici maintenant la description de M. Hyde (à tout le moins un des points de vue) : 

 « - Difficile de le décrire. Il y a quelque chose de bizarre dans son apparence ; quelque chose de déplaisant, d'absolument détestable. Jamais je n'ai rencontré d'homme qui m'ait inspiré un tel dégoût, et pourtant je n'arrive pas à dire pourquoi. Je pense qu'il est atteint d'une sorte d'infirmité, mais je serais bien en peine de vous dire laquelle. C'est un homme d'une apparence extraordinaire. Non, mon cher, il n'y a rien à faire ; je suis incapable de vous le décrire. Et ce n'est pas que la mémoire me fasse défaut ; car je vous affirme que je le vois encore comme s'il était devant moi. »