Ma note : 8/10
Voici la quatrième de couverture : Le narrateur, un adolescent, accompagne son père, médecin de campagne des Alpes autrichiennes, dans ses visites aux malades. Très vite, il se rend compte que dans la plupart des cas, les problèmes véritables, auxquels il est impossible de se dérober, commencent en fait au-delà des possibilités de la médecine. De visite en visite, d'observation en conversation, c'est moins le monde de la souffrance physiologique qu'il découvre que celui de la solitude, du désarroi, du tourment des esprits. La diversité sans bornes des drames individuels ou familiaux, où le milieu, le climat, le passé collectif jouent un rôle déterminant, apparaît bientôt à ses yeux comme autant de signes d'une perturbation générale qui n'épargne nulle vie, d'un déséquilibre qui fait partout pénétrer la violence et la nuit. La dernière visite conduit le narrateur et son père au nid d'aigle où vit le vieux prince de Saurau, emmuré autant dans son château que dans le mal métaphysique qui le ronge. En lui le déséquilibre lui-même s'est fait pensée, langage, et son long monologue final vient donner une dimension supplémentaire à l'ébranlement partout vécu.
En guise d'introduction, j'aimerais vous présenter les vers de mon écrivain préféré, Giacomo Leopardi, avec un extrait de son poème Les Souvenances :
« Espérances, espérances, ô clairs mensonges
De mon âge premier ! sans fin, lorsque je parle,
Je retourne vers vous ; car, dans l'aller du temps,
Par l'onde des passions, des pensées,
Je ne puis vous oublier. Fantasmes, je le sais,
Sont la gloire et l'honneur ; plaisirs et biens,
De purs désirs ; la vie n'a pas de fruit,
Inutile malheur. Et bien que vides
Soient mes années ; déserte, obscure,
Ma condition mortelle, je vois bien que le Sort
Peu de chose m'enlève. Ah, mais à vous
Que de fois je repense, espérances lointaines,
Comme au premier, au cher pouvoir de rêver !
Puis je regarde ma vie même, si vaine
Et si dolente, et la mort à présent
Qui d'un pareil espoir seule me reste ;
Je sens mon cœur se serrer, je sais qu'en rien
De mon destin je ne puis m'apaiser.
Mais lorsque cette mort implorée sera là,
Toute proche, et que j'aurai touché le terme
Du malheur ; lorsque la Terre ne sera plus pour moi
Qu'insensible vallée ; que de me yeux
Le futur s'enfuira : de vous, c'est sûr,
Je me ressouviendrai, et cette image encore
Me fera soupirer, me rendra plus amer
D'avoir en vain vécu, et la douceur
Du jour fatal mêlera de souffrance.
Au temps déjà du tout premier tumulte
De joies, d'angoisses et de désir,
Je réclamais la mort, et longuement
Je m'asseyais là-bas, à la margelle,
Pensant noyer dans le fond de ces ondes
L'espoir et ma douleur. Puis, plus tard,
Par un aveugle mal ma vie faite incertaine,
Je pleurai la splendide jeunesse et la fleur
De mes jours misérables, qui sitôt
Se couchait. Et souvent, aux heures de la nuit,
Sur la couche complice, à la lumière
Faiblissante, écrivant dans la douleur,
Je lamentais avec la nuit et les silences
Mon souffle fugitif, et pour moi-même
Dans la langueur je chantais un chant funèbre. »
Les poèmes de Leopardi représentent bien l'oeuvre de Thomas Bernhard, encore mieux que les écrits de Schopenhauer et Cioran. Je me reconnais beaucoup dans les textes nihilistes de tous ces auteurs, poètes, penseurs. Les nihilistes sont dispersés un peu partout dans le monde, un peu dans chaque pays, et il n'y en a pas beaucoup. Ainsi, la littérature et la philosophie sont souvent le seul lieu de rencontre entre nous, les nihilistes. Selon moi, le nihilisme converge vers l'anarchisme (et l'anarchisme converge vers le nihilisme). Cependant, je ne vois pas l'anarchisme comme un (non)-système politique mais plutôt comme un état d'esprit, une façon de penser. Et nous sommes très peu nombreux. Par exemple, à peu près tout le monde vit la même vie, travaille, cherche à s'enrichir. C'est à peu près impossible de rencontrer un vrai nihiliste dans nos sociétés, alors, la lecture de Leopardi et Bernhard est essentielle. Les nihilismes (ou les pessimismes si vous préférez) de Leopardi et Bernhard sont assez semblables. De plus, et c'est cela le plus intéressant, ces deux écrivains sont aussi deux talents exceptionnels. Leopardi est le meilleur pour exprimer clairement ses idées, et Bernhard, avec son oeuvre foisonnante et riche, parvient à nous subjuguer de la première à la dernière page tout en nous divertissant, ce qui est rare dans la grande littérature. Schopenhauer est probablement dans cette catégorie mais son nihilisme est plus proche du bouddhisme (qui lui n'est pas du nihilisme). De plus, Schopenhauer était ce qu'on peut appeler aujourd'hui un réactionnaire, en tout cas, sa biographie nous permet de le croire. Un vrai nihiliste, selon moi, peut être conservateur dans ses lectures, donc intellectuellement conservateur, mais pas ailleurs. Il ne doit pas être conformiste. Il doit être rebelle. Donc, pour moi, un nihiliste ne doit voir aucun sens à la vie, et cela, d'une façon totale. Je ne dis pas que Schopenhauer n'est pas nihiliste, au contraire. Il l'est, mais peut-être pas autant qu'on le pense. Alors, Leopardi et Bernhard semblent être deux bons exemples, autant dans leur oeuvre que dans leur philosophie extraite de ces œuvres (et tout porte à croire qu'ils l'étaient aussi dans leur vie). Arrivons maintenant à Bernhard en particulier. Plus je lis cet auteur, et plus je suis sous son emprise. Il m'impressionne à chaque roman que je lis ou relis. Dernièrement, je lisais Béton et en plus de l'excellence de la prose, j'avais le sentiment de lire ma propre biographie tellement je me reconnaissais dans le personnage principal (et le nihilisme de Bernhard y est pour quelque chose). C'est la première fois que cette situation m'arrivait.
En cherchant des références sur Imre Kertész (dans ma dernière chronique), j'ai relu Professeurs de désespoir de Nancy Huston, et j'ai pu relire ce passage sur Thomas Bernhard :
« Ce qui donne à Bernhard sa liberté extraordinaire, c'est qu'il ne cherche pas à plaire. Endurci par trop de douleur, il a atteint l'indifférence. Du coup, dans l'écriture, il peut dire n'importe quoi, y compris les pires énormités, sans souci de cohérence, et c'est en cela que consiste son "génie". C'est rare, les gens qui ne tiennent aucun compte de l'image d'eux que l'autre est en train de construire dans sa tête. Colère et hostilité agissent sur Bernhard comme des stimulants - à l'instar de Cioran, il ne peut et ne veut écrire que dans un état d'excitation agressive, comme s'il commettait un crime ou un viol. Tout se passe comme si l'adrénaline avait remplacé l'inspiration comme principal moteur de la création littéraire. Il s'agit en écrivant, non pas de dire la vérité (quelle vérité, d'ailleurs, puisque "tout est égal" ?) mais de se fouetter les sangs jusqu'au paroxysme pour se débarrasser d'un mal-être - ou, du moins, l'atténuer. Ce qui intéresse Bernhard, c'est de faire de l'effet, de choquer, de scandaliser, de crier jusqu'à l'extinction de la voix, l'extinction de soi, l'extinction du monde. Il se sert des mots comme sa mère s'en était servie contre lui, petit : pour punir, attaquer et étouffer l'autre (lui qui, poitrinaire, a du mal à respirer en permanence), pour le laisser estomaqué, sans voix, sans réplique possible. Il hypnotise lecteurs et spectateurs par un style incantatoire où fourmillent des superlatifs, les mots toujours et jamais, les mots absolument et tout et rien ; il les noie sous le flot de ses paroles... Pour survivre, l'anéanti s'est fait anéantisseur. »
Huston n'a pas très bien compris Schopenhauer, en tout cas elle ne l'a pas compris de la même façon que moi, parce qu'elle le croit plus pessimiste qu'il ne l'était en réalité. Bernhard était pessimiste, et néantiste comme elle les appelle, mais l'ironie, sans triompher, occupe quand même une place importante. Pour Schopenhauer, elle semble se fier davantage aux idées reçues. Son pessimisme est plus métaphysique. Dans la vie quotidienne, au niveau des phénomènes, il disait que l'on doit améliorer l'idée que l'on se fait des situations dans lesquelles on se retrouve, et non le contraire. En somme, il disait qu'il faut voir la réalité plus belle qu'elle ne l'est. Il ne voyait pas la vie en noir, contrairement à ce que disent les clichés à son propos. Huston n'a pas cité les parties de l'oeuvre de Schopenhauer qui contredisent sa thèse. Et pour Bernhard, l'humour prend une place prépondérante dans son oeuvre, même s'il n'est pas facilement détectable. Huston n'en parle pas. Par contre, il faut donner à Nancy Huston d'avoir bien compris l'influence de Schopenhauer sur tous ces auteurs.
Et pour le roman Perturbation en tant que tel, c'est la rencontre avec un "sage" qui occupera la majeure partie du bouquin. Sa pensée, son mode de vie, ses relations. Bernhard est allé un peu plus dans l'imaginaire avec ce roman que dans le reste de son oeuvre, il semble occuper une place un peu à part dans sa bibliographie. Cependant, dans la première moitié du roman, l'on retrouve le Bernhard que nous connaissons. Entre autres, avec l'incipit, où l'on retrouve son ton pessimiste et ironique (de même que son intérêt pour les faits divers macabres) : « Le 26, mon père se mit en route dès deux heures du matin, appelé à Salla, au chevet d'un instituteur qu'il a trouvé agonisant et que la mort a emporté instantanément, si bien qu'il est reparti aussitôt en direction de Hüllberg où il avait à soigner un enfant qui, tombé au printemps dans un échaudoir à cochon rempli d'eau bouillante, se retrouvait à présent depuis des semaines déjà, après un séjour à l'hôpital, de retour à la maison, chez ses parents. » On peut voir la vision pessimiste de Bernhard presque à chaque page. Ici, le général (la population) est "mauvais" et le particulier (sa relation avec son père, etc.) est le "bien" : « Ouvrir un cabinet ici, c'était de la folie. Mais chez lui, c'était déjà devenu une habitude de se sacrifier à une population complètement rongée par la maladie, portée à la violence et à la déraison. Ma présence à la maison durant les fins de semaine, il la ressentait comme un réconfort de plus en plus nécessaire. Il avait l'air fatigué. Mais quand l'Ache nous éblouit après que j'eus ouvert les volets, il déclara qu'il voulait faire une promenade. "Allons, dit-il, viens avec moi." Pendant que je m'habillais, il me parla d'un "phénomène naturel", d'un marronnier qu'il avait découvert en dehors de la localité, au bord de l'Ache, et qui fleurissait maintenant, en septembre. On profiterait de l'occasion pour parler enfin ensemble, sans doute, pensai-je, de questions en rapport avec mes études à Leoben, à l'école des Mines. C'était le moment où jamais car ensuite, il lui faudrait repartir jusqu'au soir, pour ses visites à domicile. "Tu sais, dit-il, il m'arrive d'en avoir par-dessus la tête de tout cela." »
Le père du narrateur l'amène (lui ou sa sœur) voir les malades mais toujours en se demandant si l'effet produit sur eux sera néfaste : « Mais, estima-t-il, c'était une erreur de vouloir ignorer ce qui est effectif, à savoir que tout est malade et triste, il dit effectivement malade et triste, et c'est pourquoi il avait encore et toujours "cédé à la tentation" de nous emmener, moi ou ma sœur, à intervalles plus ou moins longs ou courts, quand il rendait visite à ses malades. "Mais il y a toujours un risque", dit-il. Ce qu'il redoutait le plus, c'était que l'un de nous, donc ma sœur ou moi-même, pût être choqué pour la vie par le spectacle d'un malade et de sa maladie, alors que c'était précisément le contraire qu'il recherchait ». Et finalement, dans la première moitié du roman, Bernhard s'attaque encore une fois à la pureté de la campagne, au mythe que les gens construisent autour d'elle : « Les gens de la campagne, qui se laissent d'abord aller à la brutalité puis à la détresse totale face à leur propre brutalité, qui se laissent toujours aller à tout parce qu'ils doivent se laisser aller à tout en toutes choses, ces gens-là, à l'heure actuelle, constituaient hélas la majorité. Il y avait en effet plus de brutes et de criminels à la campagne qu'à la ville. À la campagne, la brutalité tout comme la violence étaient fondamentales. La brutalité en ville n'était rien comparée à la brutalité à la campagne, et la violence en ville, rien à comparée à la violence à la campagne. Les crimes en ville, les crimes urbains, n'étaient rien comparés aux crimes ruraux. »
Je ne pense que l'on puisse placer Bernhard dans un genre littéraire en particulier (nonobstant le nihilisme qui, à ma connaissance, ne fait pas partie d'un genre, d'une époque). Bernhard fait partie de ces très rares écrivains qui ont leur propre style, et qui donnent leur nom propre à un genre, à un style d'écriture. "C'est du Bernhard !" pourrait-on s'exclamer devant la prose d'un autre écrivain, d'un épigone...
Schopenhauer avait découvert que la souffrance est universelle (et non pas spécifique à l'Allemagne) lors d'un long voyage à travers l'Europe avec sa famille au début du 19e siècle. Dans Perturbation, on assiste un peu au même procédé, mais avec les possibilités infinies de la fiction. Ce titre est dans les premiers de l'auteur, il a paru en 1967 alors qu'en 1965 paraissait son premier roman Gel. J'ai bien aimé Perturbation, il est original, mais pour ma part, j'apprécie davantage le Bernhard plus vieux, celui des années 80.
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