jeudi 21 juillet 2016

Quatrevingt-treize, Victor Hugo


Ma note: 8/10

 Voici la quatrième de couverture : 93 conclut le dialogue que Hugo a poursuivi toute sa vie avec la Révolution. 93, c'est la Convention, «assemblée qui a eu un duel avec la royauté comme Cromwell et un duel avec l'univers comme Annibal» et qui a «tranché le nœud gordien de l'histoire». Immense fresque épique, 93 est aussi l'histoire de trois hommes. Lantenac, l'homme du roi et de tout l'honneur de l'ancienne France. Cimourdain, le génie austère et implacable de la Révolution. Entre eux Gauvain, neveu de Lantenac et fils spirituel de Cimourdain, aristocrate passé au peuple, que Cimourdain fera guillotiner pour avoir permis la fuite de Lantenac et qu'il suit aussitôt dans la mort. «Au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le cœur d'une balle... Ces deux âmes s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre.»

 Comme introduction à ma chronique, voici ce que pense Harold Bloom de Victor Hugo : 

 « Confronted by the genius of Victor Hugo, a man who accurately believed himself to be Victor Hugo, a critic trying to apprehend genius hardly knows how or where to begin. Balzac's energetic assault upon literary immortality seems a rugged but auxiliary onrush when juxtaposed to Victor Hugo's, though Hugo, three years younger than Balzac, survived him by thirty-five years, so the comparison may be unjust. Given another third of a century, Balzac's Human Comedy would have at least doubled in size, so that we would have about one hundred and eighty linked novels, novellas, and stories. And yet Victor Hugo is virtually infinite : has anyone read all of him ? There are more than 155,000 lines of poetry, not counting verse dramas, and there are seven novels, twenty-one plays, and an astonishing amount of more-or-less fugitive prose, only now available. Hugo may have been the last of the universal authors, like Cervantes, Shakespeare, and Dickens. I can think of no twentieth-century equivalent and doubt that one will appear in the twenty-first century. Les Misérables, wich is to us a musical, was read by everyone in France who could read when it first appeared (1862). At seventy-one, I wonder what will not be made into a musical. Will we yet have Hamlet : A Musical or, still better, King Lear : A Musical Extravaganza ? Not that Victor Hugo would be other than delighted by his musical, since he wanted to touch as many fellow human beings (women in particular) as he could reach. »

 Comme Harold Bloom, je place la poésie de Hugo encore plus haut dans les sommets de l'esprit humain que ses romans (ceux-ci sont souvent classés dans le grotesque en littérature). Par contre, pour moi, sa contribution la plus importante au monde littéraire est son essai sur la littérature, qui m'a enchanté du début à la fin. Il porte le nom de William Shakespeare mais le titre du bouquin aurait pu ressembler à quelque chose de plus général, parce que ce texte renvoie surtout aux génies des lettres avec un fort penchant de Hugo pour Eschyle et Shakespeare. Dante et quelques autres en font aussi partie. De plus, Hugo semble insinuer qu'il fait partie lui-même de ce canon des lettres occidentales. Ainsi, j'en suis venu à voir les romans de Hugo comme quelque chose de presque secondaire, à tout le moins plus secondaire que son essai et sa poésie (celle-ci est "abondante"). Selon moi, Victor Hugo est le meilleur pour parler de littérature parce qu'il s'attarde au général et non aux détails. Contrairement à ce qui est enseigné dans les universités, je préfère les essais et les textes qui traitent de la littérature d'un point de vue globale, général, et qui ne se perdent pas inutilement dans les détails pendant des centaines de pages (les plus dignes descendants sur ce point sont Harold Bloom et George Steiner). Les commentateurs qui rentrent trop profondément dans les détails d'un texte (en expliquant des paragraphes, des phrases, sur de nombreuses pages) m'ennuient totalement.

 Contrairement à ce qu'on pourrait penser d'un premier abord, Hugo n'a pas beaucoup écrit de fiction basée sur des faits historiques. Ses romans comme Notre-dame de Paris et Les Misérables se déroulent dans des périodes fortes de l'histoire, mais ils ne sont pas complètement "historiques", ou très proche de l'histoire, la vraie, comme Quatrevingt-treize. Je crois que son style ne s'y prête guère. Même s'il est malgré tout un extraordinaire romancier, Victor Hugo est surtout un poète et cela se ressent dans sa prose romanesque. L'histoire avec un grand H n'est pas de la poésie et ainsi, il est périlleux de mélanger les deux. Je préfère lorsque les faits historiques servent d'arrière-plan comme dans Pastorale Américaine de Philip Roth. Globalement, Les Misérables sont un roman humaniste. On est quand même loin du roman historique en tant que tel. Même chose pour Notre-dame de Paris (gothique et grotesque), Les travailleurs de la mer (drame amoureux) et L'homme qui rit.

 Comme dans la plupart des romans historiques, Hugo commence ici par placer le décor, les dates, etc., avec l'incipit :

 « Dans les derniers jours de mai 1793, un des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillait le redoutable bois de la Saudraie en Astillé. On n'était pas plus de trois cents, car le bataillon était décimé par cette rude guerre. C'était l'époque où, après l'Argonne, Jemmapes et Valmy, du premier bataillon de Paris, qui était de six cents volontaires, il restait vingt-sept hommes, du deuxième trente-trois, et du troisième cinquante-sept. Temps des luttes épiques. Les bataillons envoyés de Paris en Vendée comptaient neuf cent douze hommes. Chaque bataillon avait trois pièces de canon. Ils avaient été rapidement mis sur pied. Le 25 avril, Gohier étant ministre de la justice et Bouchotte étant ministre de la guerre, la section du BOn-Conseil avait proposé d'envoyer des bataillons de volontaires en Vendée ; le membre de la commune Lubin avait fait le rapport ; le 1er mai, Santerre était prêt à faire partir douze mille soldats, trente pièces de campagne et un bataillon de canonniers. Ces bataillons, faits si vite, furent si bien faits, qu'ils servent aujourd'hui de modèle ; c'est d'après leur mode de composition qu'on forme les compagnies de ligne ; ils ont changé l'ancienne proportion entre le nombre des soldats et le nombre des sous-officiers. Le 28 avril, la commune de Paris avait donné aux volontaires de Santerre cette consigne : Point de grâce, point de quartier. A la fin de mai, sur les douze mille partis de Paris, huit mille étaient morts. »

 Quatrevingt-treize est le dernier roman de Hugo, publié en 1874, 11 ans avant sa mort (Les Misérables avaient quant à eux paru en 1862 et Bug Jargal, son premier roman, en 1818). Dans Quatrevingt-treize, le dernier d'une trilogie amorcé avec L'homme qui rit mais dont le second volume n'a jamais été écrit, nous retrouvons l'histoire de la fin de la Révolution française et comme son titre l'indique, il se passe dans les environs de l'année 1793. On y voit Gauvin et les révolutionnaires affronter les contre-révolutionnaires de Vendée, ceux-ci étant les royalistes voulant (bien sûr) conserver la monarchie. (On sait que Hugo était à droite dans sa jeunesse mais qu'il a rapidement bifurqué à gauche (républicain)). Ce n'est pas un roman historique "à thèse" où Hugo critiquerait la partie adverse, les monarchistes. Il est autant critique de la révolte, des révolutionnaires. Et un aspect intéressant de ce roman est la figure de Cimourdain, un personnage aveuglé par la révolution et qui ne conçoit pas la concession d'un seul pouce de terrain à l'ennemi. Même si les descriptions que l'on retrouve dans ce roman sont de loin inférieures à celles de Notre-dame de Paris, la force des personnages rivalise avec ses autres romans. Hugo est le roi pour la construction de personnages immortels comme Jean Valjean. Le génie "énergique" de Victor Hugo lui permet d'avoir beaucoup écrit et de maintenir une qualité d'écriture exceptionnelle. Et cela se ressent même lorsque le sujet traité nous intéresse moins. Il est probablement l'auteur que je lis qui a le meilleur vocabulaire. Selon George Steiner celui de Shakespeare est de plus de 20 000 mots différents alors que selon le même Steiner, Racine n'a besoin que d'un peu plus de 2000 mots. Je ne connais pas celui de Hugo mais je suis persuadé qu'il est de loin supérieur à cela.

 On peut voir dans la prochaine citation le croisement que l'on retrouve dans ce roman entre le style poétique de Hugo et le genre du roman historique :

 « Le bois de la Saudraie était tragique. C'était dans ce taillis que, dès le mois de novembre 1792, la guerre civile avait commencé ses crimes ; Mousqueton, le boiteux féroce, était sorti de ces épaisseurs funestes ; la quantité de meurtres qui s'étaient commis là faisait dresser les cheveux. Pas de lieu plus épouvantable. Les soldats s'y enfonçaient avec précaution. Tout était plein de fleurs ; on avait autour de soi une tremblante muraille de branches d'où tombait la charmante fraîcheur des feuilles ; des rayons de soleil trouaient ça et là ces ténèbres vertes ; à terre, le glaïeul, la flambe des marais, le narcisse des prés, la gênotte, cette petite fleur qui annonce le beau temps, le safran printanier, brodaient et passementaient un profond tapis de végétation où fourmillaient toutes les formes de la mousse, depuis celle qui ressemble à la chenille jusqu'à celle qui ressemble à l'étoile. Les soldats avançaient pas à pas, en silence, en écartant doucement les broussailles. Les oiseaux gazouillaient au-dessus des bayonnettes. »

 Kundera a déjà dit que Guerre et paix de Tolstoï était supérieur, d'un point de vue esthétique, aux Misérables, et qu'il ne comprenait pas pourquoi les grands lecteurs francophones préféraient Les Misérables, si ce n'est que pour l'importance sociale qu'ils reflétaient dans la société française. Je crois qu'il sous-entendait que Tolstoï était un meilleur romancier que Hugo. Personnellement, je ne suis pas prêt à dire qu'il est tellement supérieur à Hugo. Kundera n'a pas le français comme langue maternelle (même s'il écrit maintenant ses romans directement en français) et cela explique peut-être son opinion du grand Victor. Je suis incapable de détester un écrit de Victor Hugo. Il est trop gigantesque. Flaubert, qui lui vouait une grande admiration (il l'a déjà rencontré et lui regardait seulement les mains, il ne pouvait faire autre chose) l'appelait "Le grand crocodile". Cela lui va bien parce qu'il est véritablement le "monstre" littéraire qu'il faut avoir (tout) lu. Parmi les grands génies des lettres il est peut-être celui qui a écrit le plus, et ainsi, il est le parfait opposé de Flaubert, qui avait un génie complètement différent.

 Quatrevingt-treize n'est certainement pas le meilleur de Victor Hugo mais comme tout ce qu'il touche, le voyage est aussi intéressant que la destination. 

 Pour finir, on peut admirer encore une fois le style de Hugo avec ces deux passages : 

 « On vivait en public, on mangeait sur des tables dressées devant les portes, les femmes assises sur les perrons des églises faisaient de la charpie en chantant la Marseillaise, le parc Monceaux et le Luxembourg étaient des champs de manoeuvre, il y avait dans tous les carrefours des armureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains ; on n'entendait que ce mot dans toutes les bouches : Patience. Nous sommes en révolution. On souriait héroïquement. On allait au spectacle comme à Athènes pendant la guerre du Péloponèse ; on voyait affichés au coin des rues : Le Siège de Thionville. - La mère de famille sauvée des flammes. - Le Club ses Sans-Soucis. - L'Aînée des papesses Jeanne. - Les philosophes soldats. - L'Art d'aimer au village. - Les Allemands étaient aux portes ; le bruit courait que le roi de Prusse avait fait retenir des loges à l'Opéra. Tout était effrayant et personne n'était effrayé. La ténébreuse loi des suspects, qui est le crime de Merlin de Douai, faisait la guillotine visible au-dessus de toutes les têtes. Un procureur, nommé Séran, dénoncé, attendait qu'on vînt l'arrêter, en robe de chambre et en pantoufles, et en jouant de la flûte à sa fenêtre. Personne ne semblait avoir le temps. Tout le monde se hâtait. Pas un chapeau qui n'eût une cocarde. Les femmes disaient : Nous sommes jolies sous le bonnet rouge. Paris semblait plein d'un déménagement. Les marchands de bric-à-brac étaient encombrés de couronnes, de mitres, de sceptres en bois doré et de fleurs de lys, défroques des maisons royales ; c'était la démolition de la monarchie qui passait. » 

 « Ces statues avaient pour piédestaux de simples dés, posés sur une longue corniche saillante qui faisait le tour de la salle et séparait le peuple de l'assemblée. Les spectateurs s'accoudaient à cette corniche. Le cadre de bois noir du placard des Droits de l'Homme montait jusqu'à la corniche et entamait le dessin de l'entablement, effraction de la ligne droite qui faisait murmurer Chabot. - C'est laid, disait-il à Vadier. Sur les têtes des statues, alternaient des couronnes de chêne et de laurier. Une draperie verte, où étaient peintes en vert plus foncé les mêmes couronnes, descendait à gros plis droits de la corniche de pourtour et tapissait tout le rez-de-chaussée de la salle occupée par l'assemblée. Au-dessus de cette draperie la muraille était blanche et froide. Dans cette muraille se creusaient, coupés comme à l'emporte-pièce, sans moulure ni rinceau, deux étages de tribunes publiques, les carrées en bas, les rondes en haut ; selon la règle, car Vitruve n'était pas détrôné, les archivoltes étaient superposées aux architraves. Il y avait dix tribune sur chacun des grands côtés de la salle, et à chacune des deux extrémités deux loges démesurées ; en tout vingt-quatre. Là s'entassaient les foules. Les spectateurs des tribunes inférieurs débordaient sur tous les plats-bords et se groupaient sur tous les reliefs de l'architecture. Une longue barre de fer, solidement scellée à hauteur d'appui, servait de garde-fou aux tribunes hautes, et garantissait les spectateurs contre la pression des cohues montant les escaliers. Une fois pourtant un homme fut précipité dans l'Assemblée, il tomba un peu sur Massieu, évêque de Beauvais, ne se tua pas, et dit : Tiens ! c'est donc bon à quelque chose, un évêque ! »

lundi 11 juillet 2016

Les cavaliers, Joseph Kessel


Ma note : 8,5/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Kessel a situé en Afghanistan une des aventures les plus belles et les plus féroces qu'il nous ait contées. Les personnages atteignent une dimension épique : Ouroz et sa longue marche au bout de l'enfer... Le grand Toursène fidèle à sa légende de tchopendoz toujours victorieux... Mokkhi, le bon sais, au destin inversé par la haine et la découverte de la femme... Zéré qui dans l'humiliation efface les souillures d'une misère qui date de l'origine des temps... Et puis l'inoubliable Guardi Guedj, le conteur centenaire à qui son peuple a donné le plus beau des noms : «Aïeul de tout le monde»... Enfin, Jehol «le Cheval Fou», dont la présence tutélaire et «humaine» plane sur cette chanson de geste... Ils sont de chair les héros des Cavaliers, avec leurs sentiments abrupts et du mythe les anime et nourrit le roman.

 Dans la biographie de Flaubert de Michel Winock, on peut y lire que Flaubert considérait l'unité comme le bien ultime de la littérature :

 « [...] "quand j'écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. Cependant, voilà le péril. Lorsqu'on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne par jets (et les esprits lyriques arrivent à l'effet facilement et en suivant leur pente naturelle), mais l'ensemble manque, les répétitions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales". À ce travail sur la phrase s'ajoute l'impératif de la composition ; point de hasard ! Il trace des plans minutieux du roman à écrire, en quête de l'unité. "L'unité, l'unité, tout est là", explique-t-il à Louise Colet. Il a parlé d'un "mysticisme esthétique", et c'est bien en mystique de l'art, en "homme-plume" qu'il a vécu, en quête du Beau comme un saint, de l'extase divine. »

 Flaubert mettait un temps fou à écrire ses romans (5 ans à temps plein en moyenne) et c'est à peu près impossible que Kessel fasse la même chose parce que sa bibliographie est colossale. Par contre, je crois qu'il avait un souci impérieux de l'unité dont parle Flaubert dans la composition, parce que le résultat est probant à cet effet. Les Cavaliers forment un véritable "tout" et cet élément, très important en littérature, ne se fait pas avec Kessel aux dépens de la grandeur de l'histoire. Nous y reviendrons.

Joseph Kessel est né en Argentine même s'il est considéré comme un écrivain français. Il étudia en France, devient militaire et suite à cela, il commence un travail d'écrivain en touchant un peu à tout (notamment au journalisme). Il est né en 1898, il a donc 41 ans lorsque débute la Seconde Guerre mondiale et en hommage aux résistants, il publie L'armée des ombres en 1943. Il devient académicien à l'âge de 64 ans. Il meurt en 1979.

 C'est un lecteur de mon blogue qui m'avait recommandé Les Cavaliers. Et lorsqu'il l'a fait, ce qui est intéressant, c'est qu'il l'a comparé à Désert de Le Clézio en disant que celui de Kessel était meilleur et que Le Clézio avait écrit un roman trop semblable à celui de Kessel. Désert a paru en 1980, alors que Les Cavaliers datent de 1967. Le comité du Nobel avait donné le prix à Le Clézio en tant qu’« écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante. » Et la question que je me posais en lisant Les Cavaliers c'est : Est-ce que Kessel est plus subtil que Le Clézio dans cette oeuvre ? Sa prose était-elle d'un plus haut niveau esthétique ? Son récit dépasse-t-il en tension celui de Le Clézio ? Je répondrai un peu plus loin mais disons que le roman de Le Clézio était somme toute assez simple. Aussi, il reposait sur une esthétique proche de la poésie alors que celui de Kessel est ancré dans le classicisme de la prose, il suit les codes que la prose a établis au fil des années de l'écriture romanesque. Les Cavaliers sont plus complexes, il y a plus de personnages importants et ces personnages ont des questionnements shakespeariens. En fait, pour ces deux romans, une chose est sûre, c'est que mon désir d'inconnu est parfaitement rassasié. Je lis pour me plonger dans ce que je ne connais pas et c'est pour cette raison, entre autres, que je lis très peu de romans québécois (je reçois plusieurs questions à ce sujet). Ces deux romans sont aussi des valeurs sûres même s'il est vrai que Le Clézio a écrit un roman très proche de celui de Kessel, treize années plus tard, (même si l'histoire est bien entendu différente de celle de son prédécesseur). Parmi les ressemblances entre ces deux romans, il y a le début, l'incipit. Voici celui de Kessel : « Les camions n'avançaient guère plus vite que les chameaux des caravanes et l'homme à cheval que le piéton. L'état de la chaussée les obligeait au même pas : on arrivait aux approches du Chibar, seule trouée dans le massif auguste et monstrueux de l'Hindou Kouch, par où, à 3500 mètres d'altitude, se faisait tout le trafic et tout le charroi entre l'Afghanistan du Sud et l'Afghanistan du Nord. D'un côté, la falaise en dents de scie. De l'autre, un vide sans fond. Des ornières énormes, des quartiers de roc éboulé coupaient la voie. Les côtes, les lacets, les tournants devenaient toujours plus raides, plus difficiles et dangereux à négocier. Pour les caravaniers, les muletiers, les bergers et leurs bêtes, la fatigue, certes, était grande à cause du froid intense et de l'air raréfié. De moins, collés comme des files de fourmis contre la paroi de la montagne, cheminaient-ils sans risque. Pas les camions. La route, souvent, était si mince qu'ils en occupaient toute la surface et que leurs roues, alors, le long de l'abîme, mordaient sur le bord ébréché, croulant. Une maladresse, une distraction du conducteur, une défaillance du moteur ou des freins menaçait de précipiter dans le gouffre les véhicules mal entretenus, décrépits avant l'âge. Leur fret, qui dépassait toujours et de beaucoup les normes permises, les rendait encore moins maniables sur les pentes abruptes. Et l'excès des colis, caisses, couffins, sacs et ballots n'était pas la seule ni la pire surcharge. »

 Les Cavaliers, aux dires de plusieurs, sont sans contredit le chef-d'oeuvre romanesque de Joseph Kessel. Dans le prologue, Guardi Guerdj, un des personnages, nous permet de commencer à admirer la force du roman. Le cadre est l’Afghanistan. Un des chevaux, Jehol, est sans aucun doute l'un des plus importants personnages. Dès le début on assiste au même mouvement "vers l'avant" que Désert de Le Clézio et comme ce dernier, le paysage est ancré dans un décor sablonneux, un décor du sud. C'est l’Afghanistan : « Au-delà du paysage d'astre mort, son regard intérieur découvrait des vallées enchantées, des villes tumultueuses, de brûlants déserts, des steppes immenses. Et c'était l'Afghanistan. Il en connaissait toutes les provinces et les pistes et les sentes. Il avait cheminé le long de toutes ses frontières : la persane et la russe, la tibétaine et l'hindoue. A chaque instant il pouvait tirer ces images de sa mémoire. Vivre, pour lui, était maintenant se rappeler. Et il faisait tourner ses souvenirs selon la rose des vents. » Et plus loin dans le roman, nous pouvons encore bien admirer ce décor du sud : « On trouvait la halte de l'autre côté du col, en contrebas, sur le premier palier du versant Nord. C'était une vaste table rocheuse, murée à l'ouest par la montagne, coupée à l'est par une gorge où grondait un torrent. En cet endroit prédestiné, faisaient étape tous les convois qui assuraient les échanges entre les deux moitiés de l'Afghanistan, que séparait l'Hindou Kouch. Il y avait toujours là des dizaines de véhicules à l'arrêt, dans chaque sens. Ceux qui venaient du sud étaient rangés le long du torrent, les autres, contre le roc. Sur les deux côtés de la plate-forme s'étirait une très longue file d'auberges rudimentaires. Parce que l'on y consommait principalement du thé, noir ou vert, elles portaient le nom de Tchaïkhanas. Les bâtisses en torchis ne contenaient, à l'intérieur, qu'une pièce obscure. Dehors, il y avait une terrasse sous auvent. C'était là que se rassemblaient les voyageurs. Le froid y était plus vif et la bise plus cruelle. Mais quel homme dans son bon sens eût voulu, pour si peu, renoncer à un spectacle comme celui que donnaient l'arrivée des camions, le débarquement des passagers, les retrouvailles des amis qui voyageaient en sens inverse. Où, dans tout l'Afghanistan, sinon à la halte du Chibar, pouvait-on voir réunis dans un espace si restreint des hommes de Kaboul [...] »

 Il est difficile, voire impossible, de dégager l'intrigue principale de ce roman. Disons qu'elle tourne autour de Ouroz, fils d'un grand homme, qui participera à un bouzkachi (jeu traditionnel afghan) à Kaboul devant le roi. Toursène, le père de Ouroz, donnera le meilleur cheval à son fils. Et ce cheval est nul autre que Jehol, le "cheval fou". Mais l'histoire se transformera en une sorte d'épopée et Ouroz fera tout pour éviter le déshonneur d'un père trop grand pour lui. Le roman devient intrinsèquement le destin d'Ouroz, son voyage, malgré ses blessures et ses souffrances, tant extérieurs qu'intérieurs.

 Ce roman est aussi assez mystérieux. Dès le début, en plus de prendre conscience de l'ampleur de la chose littéraire qui nous attend, en plus de cet émerveillement, il y a une dose de mystère qui transperce dans cette prose toujours éblouissante : « Quel âge avait le vieillard émacié, creusé, parcheminé à l'extrême et sur qui tombait en grands plis lâches une houppelande sans forme, de la même couleur que la haute branche noueuse à laquelle il s'appuyait ? Personne au monde ne le savait. Son origine, sa tribu ? On ne pouvait affirmer que ceci: il n'était pas de sang mongol. Pour le reste, il pouvait aussi bien venir des sables du Saïstan, des marches de la Perse, du seuil de l'Inde ou du Beloutchistan sauvage... Il pouvait être Hazara, Pachtou, Tadjik, Nouristani. Ses traits étaient si desséchés, délavés, effacés par le temps que les signes de la race et les marques du sang ne pouvaient plus d'y lire. Et il parlait la langue, les dialectes, les idiomes de toutes les provinces. Il n'était pas derviche, ni gourou, ni chamane. Pourtant, comme ces initiés, il allait par les routes, chemins, pistes et sentiers de la grande terre afghane. Il avait suivi ses vallées où bouillonnent et chantent les cours glacés des rivières. Il connaissait les berges de l'Amou Daria. Il avait touché les neiges éternelles du Pamir au fond de cette entaille qui affleure le Toit du Monde, où, sans les yaks velus, l'homme ne pourrait pas survivre. Et le sol des brûlants déserts avait calciné ses pieds nus. Depuis quand marchait-il ? Autant le demander à ses empreintes effacées. Quelle force le conduisait ? Quel rêve ? La sagesse ? La fantaisie ? Une inquiétude éternelle ? La soif insatiable de savoir ? Il arrivait, s'en allait, reparaissait des années plus tard. A chacune de ses haltes, il faisait un nouveau récit merveilleux. D'où puisait-il sa science ? On ne l'avait jamais vu lire. Pourtant, des événements et des hommes qui, pendant les siècles et les siècles, avaient marqué les monts, les passes et les steppes d'Afghanistan, il semblait avoir gardé la mémoire. Il parlait de Zarathoustra comme s'il avait été son disciple, d'Iskander, comme s'il l'avait suivi de conquête en conquête, de Balkh, la mère des villes, comme s'il en avait été citoyen, et des carnages de Gengis Khan, comme s'il avait été trempé dans le sang des peuples massacrés et enseveli sous les cendres et les ruines des forteresses. »

 Les Cavaliers sont un roman qui nous sort de notre zone de confort et qui permet à un lecteur occidental de découvrir, grâce à un écrivain qui s'y connaît, un écrivain aventureux, (et qui plus est, occidental), un pays qui nous est à toute fin pratique inconnu. Ce roman, selon moi, est à placer parmi ceux qui parviennent le mieux à réunir sous un même toit un récit époustouflant, grandiose, avec un style d'une grande qualité esthétique. En le lisant, on se croirait réellement transporté en Afghanistan pour suivre les aventures d'Ouroz et de Toursène. Comme pour Désert de Le Clézio, les références à la terre, à la chaleur, sont omniprésentes. En plus de Désert, il y aurait des comparaisons à faire avec Le grand passage de Cormac McCarthy. Pour écrire ces trois romans, l'on doit impérativement avoir une belle plume (et ces trois livres sont réussis sur ce point) et savoir la placer au service d'une histoire quand même intéressante. Et pour ce dernier point en particulier, Les Cavaliers ont nettement l'avantage sur les deux autres, et surtout sur Désert. Kessel n'atteint peut-être pas l'extrême beauté poétique de Désert (et du Grand passage), mais l'histoire des Cavaliers est tellement plus grandiose et épique et originale que Désert, qu'il a réussi à me convaincre de son excellence, de sa "totalité" littéraire qu'il réunit en lui-même. C'est pour cela, entre autres, que j'ai repensé à la citation de Flaubert sur l'unité en lisant Les Cavaliers. Ce roman semble faire l'unanimité des grands lecteurs et ce n'est pas pour rien. C'est déjà un classique. 

 En terminant, il est possible d'admirer la beauté de la prose de Kessel avec cette seule citation : 

 « L'état où les images avaient leur propre volonté, leur propre vie, au-delà, en dehors de la raison et, dans le même temps, étaient par elle approuvées, où rêve et réel avaient le même sens, les mêmes lois, cet état magique, Ouroz ne le connaissait plus. Il était lucide. S'il ne faisait pas un mouvement, si, malgré la soif qui lui enflammait jusqu'à la brûlure bouche et gorge, il n'appelait point pour avoir du thé, c'est qu'il redoutait de porter la moindre atteinte à la quiétude lisse, moelleuse, comme tissée d'une soie au grain précieux dont jouissait et son corps et son esprit. On n'entendait plus les chiens. Le silence avait le goût du soleil qui, à présent, inondait l'alcôve de roc. Sa chaleur et sa lumière empêchaient de savoir si le feu brûlait encore. Guardi Guej jeta dans le foyer une pincée de touffes sèches. Il y eut un léger crépitement. Pour parler au vieillard, il ne fallait ni bouger ni relever les paupières. »

vendredi 1 juillet 2016

Mes lectures des trois derniers mois

                                                                

                                        Avril

1- La course au mouton sauvage - Haruki Murakami 7/10

2- Danse, Danse, Danse - Haruki Murakami 8/10

3- Pays de neige - Yasunari Kawabata 9/10

4- La nouvelle Héloïse - Jean-Jacques Rousseau 9/10

5- De la littérature - Umberto Eco 7,5/10

6- Qu'est-ce que la philosophie américaine - Stanley Cavell 7,5/10

7- Oeuvres T.01 (folio) - Walter Benjamin 8/10

8- La barque silencieuse - Pascal Quignard 7,5/10 (un livre original mais sans plus)

9- Figures II - Gérard Genette 8/10

10- Introduction à la psychanalyse - Freud 8/10

11- Toute personne qui tombe a des ailes - Ingeborg Bachmann 8,5/10

12- Sagesse d'hier - Luc Ferry 8/10

13- 2666 - Roberto Bolano 10/10



                                             Mai

1- L'étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde 9/10

2- Le dernier homme - Mary Shelley 8,5/10

3- Le chevalier inexistant - Italo Calvino 7,5/10

4- Guerre et guerre - László Krasznahorkai 8,5/10

5- Le paradis, un peu plus loin - Mario Vargas Llosa 6/10

6- Avidité - Elfriede Jelinek 8,5/10

7- Mon Michaël - Amos Oz 6/10

8- Création littéraire et connaissance - Hermann Broch 9/10

9- Insomnie et autres poèmes - Marina Tsvetaïeva 8,5/10

10- Maîtres anciens - Thomas Bernhard 9/10

11- Les rêveries du promeneur solitaire - Jean-Jacques Rousseau 9/10 (il faut beaucoup aimer Rousseau pour aimer ce livre)

12- La guerre n'a pas un visage de femme - Svetlana Alexievitch 9/10

13- Essais esthétiques - David Hume 8/10




                                             Juin

1- Les gommes - Alain Robbe-Grillet 8/10

2- Le tour d'écrou - Henry James 8/10

3- La mort de Virgile - Hermann Broch 9/10

4- Le petit monde la rue Krochmalna - Isaac Singer 7,5/10

5- L'homme précaire et la littérature - André Malraux 8,5/10

6- La rose et autres poèmes - William Butler Yeats 9/10

7- Les cahiers de don Rigoberto - Mario Vargas Llosa 8,5/10

8- L'apprentissage de Duddy Kravitz - Mordecai Richler 5/10

9- Emile ou de l'éducation - Jean-Jacques Rousseau 8/10

10- La traversée des apparences -Virginia Woolf 8/10

11- La débâcle - Zola 8,5/10

12- Hedda Gabler - Ibsen 9/10