Ma note : 8,5/10
Voici la quatrième de couverture : 1986, Afrique du Sud. Elizabeth Curren, blanche, libérale, solitaire, est brutalement confrontée à une explosion de rage contre l'Apartheid. Atteinte d’un cancer, ses derniers jours sont ponctués par la sanglante répression d’une émeute. Elle découvre le corps criblé de balles du fils de sa domestique noire, et assiste à l’exécution par la police d’un autre adolescent…Né au Cap en 1940, J.M. Coetzee enseigne la littérature. Son œuvre, empreinte des années d’apartheid, est saluée dans le monde entier et traduite dans plus de vingt-cinq langues. Le prix Nobel de littérature lui a été attribué en 2003. Ses romans sont disponibles en Points.
Coetzee n'est pas celui qui écrira de longs romans. Même lorsque son idée de départ le demandait comme pour En attendant les barbares, il se limite toujours à de courts romans de deux cents ou trois cents pages. Ses histoires abordent souvent l'apartheid mais avec une intrigue parfois sans lien direct, ou à tout le moins sans lien apparent avec ce sujet. Cette idée première de Disgrâce était celle d'un professeur accusé de harcèlement sexuel, possiblement à tort. Mais sans qu'il le sache, lui et des membres de sa famille avaient à payer pour les crimes des blancs (notamment avec une autre histoire de viol). Coetzee, contrairement à son très bon ami Paul Auster (d'ailleurs ils ont publié une correspondance ensemble), n'écrit pas toujours le même roman, ce qui lui a valu le Prix Nobel de littérature. Aussi, il a une connaissance intime de la littérature, il est un grand spécialiste et professeur d'université dans ce domaine. Lorsqu'on lit ses romans, ce fait nous saute aux yeux, parce qu'ils sont sans défauts apparents, ce qui est souvent le cas avec les grands lecteurs. Par contre, certains de ses livres manquent de puissances, ils sont ennuyeux, et ils manquent du feu sacré que l'on retrouve avec les génies. Néanmoins, cet écrivain est l'un des meilleurs de notre époque, même si je continue à lui préférer Philip Roth, José Saramago et Elfriede Jelinek.
Voyons L'âge de fer en tant que tel maintenant. La narratrice emploie le "tu" en commençant (ce qui fait un peu l'originalité de ce roman), elle s'adresse à une personne en particulier, et nous découvrirons que c'est à sa fille qu'elle s'adresse. De l'aveu de l'épistolière, (ce roman), « cette lettre n'est pas une mise à nu de mon cœur. C'est une mise à nu, mais pas de mon cœur. » Elle a raison, elle décrit dans ce texte sa personne et ce qu'elle voit d'une façon froide (ce qui n'est pas sans rappeler le reste de l'oeuvre de Coetzee), d'une façon un peu disparate aussi, mais jamais en lançant un cri du cœur, jamais en creusant le plus profondément au fond de son cœur. Dans une certaine mesure elle est cartésienne, réfléchie, rationnelle. Donc, la narration est à la première personne et une autre particularité de ce roman est que la narratrice est condamnée par le cancer et en plus, elle regarde une société condamnée elle aussi, par l'apartheid, avec les yeux de quelqu'un qui n'a rien à perdre.
Nous pouvons voir que L'âge de fer, contrairement à Disgrâce et à Une enfance de Jésus, et ce, dès le début, a un certain lyrisme et une prose un peu plus riche : « Hier, au bout de ce passage, j'ai trouvé une maison faite de cartons et de morceaux de plastique, et un homme blotti à l'intérieur, un homme en qui j'ai reconnu un habitant de la rue : grand, maigre, la peau burinée, de longs crocs rongés par les caries, portant un complet gris avachi et un chapeau au bord affaissé. Il avait le chapeau sur sa tête et dormait avec le bord replié sous l'oreille. Un vagabond, un de ces vagabonds qui traînent autour des parkings de Mill Street, mendiant de l'argent auprès des clients des magasins, buvant sous le pont routier, mangeant à même les poubelles. Un de ces sans-logis pour qui août, mois des pluies, est le pire des mois. Endormi dans son carton, les jambes étendues comme celles d'un pantin, les mâchoires béantes. Une odeur déplaisante l'entoure : urine, vin sucré, vêtements mal aérés, et autre chose encore. Malpropre. » Dans ce texte, la narratrice s'exprime librement : « Déjà six pages, entièrement consacrées à un homme que tu n'as jamais rencontré et ne rencontreras jamais. Pourquoi parler ainsi de lui ? Parce qu'il est moi, et l'est pas. Parce que dans le regard qu'il m'adresse je me vois d'une façon qui peut être mise par écrit. Que serait autrement cet écrit sinon une sorte de plainte, tantôt haute, tantôt basse ? Quand je parle de lui, je parle de moi. Quand je parle de la maison, je parle de moi. Homme, maison, chien : quel que soit le mot, il me sert à tendre la mains vers toi. Dans un autre monde, je n'aurais pas besoin de mots. J'apparaîtrais au seuil de ta porte. « Je suis venue te voir », dirais-je, et ce serait la fin des mots : je t'éteindrais et je serais étreinte. Mais en ce monde, en ce temps, je dois tendre vers toi des mots. C'est pour cela que jour après jour je me convertis en mots et emballe les mots dans la page comme des douceurs : des douceurs pour ma fille, pour son anniversaire, pour le jour de sa naissance. »
Encore une fois, dans ce roman, il est manifeste que cet écrivain a le souci de n'être pas totalement fataliste, même si L'âge de fer est dans la même veine pessimiste que En attendant les barbares. On a ici un bel exemple de l'auteur Coetzee : il ne laisse jamais ses personnages principaux être radicaux, et cela, ni dans le pessimisme, ni dans l'optimisme : « Qui s'en soucie ? Quand je suis de cette humeur, je suis capable de poser une main sur la planche à pain et de la trancher sans y réfléchir à deux fois. Pourquoi me soucierais-je de ce corps qui m'a trahie ? Je regarde ma main et je ne vois qu'un outil, un crochet, un objet destiné à attraper d'autres objets. Et ces jambes, ces cannes laides et encombrantes : pourquoi faut-il que je les traîne partout avec moi ? Pourquoi faut-il que je les couche en même temps que moi tous les soirs, que je les fourre sous les draps, et que j'y fourre aussi les bras, plus haut, près de la figure, et que je reste étendue là sans dormir au milieu de ce bric-à-brac ? L'abdomen aussi, avec ses gargouillis inertes, et le coeur qui bat : pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils ont à faire avec moi ? Nous tombons malades avant de mourir afin d'être sevrés de nos corps. Le lait qui nous nourrissait devient pauvre et aigre ; nous détournant du sein, nous commençons à aspirer à une vie distincte. Pourtant cette première vie, cette vie sur terre, sur le corps de la terre - est-il vraisemblable, est-il possible qu'il en existe une meilleure ? Malgré les tristesses, les désespoirs, les rages, je n'ai pas perdu mon amour pour elle. » Comme je le disais, Coetzee est professeur d'université et il y a toujours des liens entre la littérature et ses écrits. Comme ici, où la narratrice (victime d'un cancer) évoque la célèbre nouvelle La mort d'Ivan Ilitch : « Passé la journée au lit. Pas d'énergie, pas d'appétit. Lu Tolstoï - pas la célèbre histoire de cancer, que je ne connais que trop bien, mais le conte de l'ange qui s'installe chez le cordonnier. Quelle chance est-ce que j'ai, si je vais jusqu'à Mill Street, de trouver mon ange personnel à ramener à la maison et à secourir ? Aucune, je pense. A la campagne, peut-être, il y en a encore un ou deux assis contre une borne dans la chaleur du soleil, assoupis, attendant ce que la chance leur apportera. Dans les camps de squatters, peut-être. Mais pas à Mill Street, pas dans les faubourgs résidentiels. Les faubourgs, désertés par les anges. Quand un inconnu en haillons vient frapper à la porte, ce n'est jamais qu'un clochard, un alcoolique, une âme perdue. Et pourtant, au fond de nos cœurs, comme nous voudrions voir nos paisibles demeures trembler, comme dans le conte, sous l'effet d'un chant angélique ! »
Ce que je retiens de Coetzee ? L'humanisme de ses œuvres. Il semble prendre position en faveur de l'humain avant tout (surtout avant l'économie, mais aussi avant la science, le système politique, etc.). De plus, je retiens que la subtilité de ses romans l'amène à ne pas juger les personnages qui, a priori, ne pensent pas comme lui. Il est pour moi l'exemple parfait, en littérature, de l'humanisme. Et comme je l'abordais plus haut, ce roman, contrairement à Disgrâce et à Une enfance de Jésus, possède un style, et il est presque envoûtant et certainement captivant et fascinant. Aussi, on peut faire des liens entre ce roman et les autres abordés plus haut, parce qu'il est en quelque sorte un bon croisement entre toutes ses oeuvres, le point de jonction entre tous les thèmes de J.M. Coetzee. Il aborde l'intime avec l'épistolière et le général avec un sujet comme l'apartheid. Et le plus remarquable est son style.
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