jeudi 25 juin 2015

Animal du coeur, Herta Müller


Ma note : 8,5/10

Voici la quatrième de couverture : «Un père, au jardin, désherbe l'été. Debout près de la bordure, une enfant se dit : mon père en sait long sur la vie. Car le père place sa mauvaise conscience dans les plantes les plus nulles et les arrache. Juste avant, l'enfant a souhaité que les plantes les plus nulles échappent à la binette et survivent à l'été. Mais elles ne peuvent pas s'enfuir, parce qu'elles doivent attendre l'automne pour avoir des plumes blanches. Alors seulement, elles apprendront à voler.» Lola a quitté sa province pour échapper à la misère et faire ses études à Timisoara. Un jour, on la retrouve pendue dans son placard. À cette mort misérable s'ajoute son exclusion infamante, à titre posthume, du Parti communiste. La narratrice, ancienne camarade de chambre de Lola, ne croit pas à la thèse du suicide, pas plus qu'Edgar, Kurt et Georg. Mais l'amitié qui se noue entre elle et les trois garçons, puis avec Tereza, est menacée cette société qui broie l’individu et tous ceux qui s'y opposent. Animal du cœur dépeint le régime de terreur de Ceausescu et ses conséquences sur de très jeunes vies. L'auteur y interroge la capacité de l’homme à résister à toute normalisation et à sauver son humanité profonde. Ce roman est écrit dans la langue d'une richesse poétique inouïe qui fait la singularité du puissant style de Herta Müller.


L'histoire de ce roman est semblable aux autres romans de l'auteure. La structure, le style, etc., sont les mêmes. Une écriture proche de la prose poétique. Herta Müller a vécu le communisme sous Ceausescu et ses romans sont construits autour de ces thèmes : contrôle, pouvoir, totalitarisme, censure. Souvent, les personnages sont à l'aube de leur vie. Ses livres sont proches de l'anti-roman initiatique, l'anti-bildungromans. Ses personnages veulent s'émanciper mais le « grand Autre » leur en empêche.

Les « détails » sont d'une importance cruciale en littérature. Non seulement en leur « nombre » mais aussi par leur « choix », lesquels seront sélectionnés par l'écrivain pour faire vivre leurs histoires, leurs personnages. Herta Müller est selon moi un des meilleurs écrivains dans ce domaine. Par exemple, ici, lorsqu'elle parle des mûriers, alors que d'autres se seraient attardés à des choses plus importantes, mais de plus mauvais goût : « En ville aussi, il y avait des mûriers, mais pas dans les rues. Dans les cours intérieures, et encore rarement. Seulement dans celles des vieilles gens. Et sous ces arbres se dressait une chaise de salon à l'assise capitonnée de velours. Mais le velours était taché, déchiré. Et dessous, une poignée de foin rebouchait le trou. À force de s'asseoir, on avait comprimé le foin, qui pendait sous le siège comme de cheveux nattés. » De plus, elle est géniale dans les descriptions, les figures de style, etc. : « Une fois de plus, j'ai dû rester devant le placard vide avant de sortir ma valise du rectangle. Peu avant, j'avais ouvert la fenêtre, une fois de plus. Dans le ciel, les nuages étaient comme des plaques de neige sur des terres labourées. Le soleil d'hiver avait des dents. Je voyais mon visage sur la vitre, et j'attendais que le soleil chasse la ville de sa lumière, comme il y avait assez de neige et de terre en haut. »

Avec Herta Müller, on n'est pas dans les silences envahissants, où ceux-ci prennent une place prépondérante, comme c'est le cas, par exemple, avec un autre Prix Nobel, Patrick Modiano. Lorsqu'on lit ce dernier, les silences, tellement nombreux et résonnants, forment une sorte de vacarme par leur omniprésence, leur importance. Ils sont stridents. Müller est en quelque sorte à l'opposé de Modiano. Ce dernier n'a pas un grand style alors que l'esthétique de Müller est « poésie ». Avec Müller, l'histoire (malgré ses thèmes importants et puissants) est reléguée à un rôle de second plan pour laisser toute la place à la beauté de l'écriture. Les figures de style comblent les silences.

Voyons maintenant davantage en profondeur la prose et le récit d'Animal du coeur. Lola sera dès le début une suicidé qui sera le centre, le fondement de l'histoire. La narratrice parle du suicide de Lola d'une façon rarement vue en littérature. Son suicide devient le symbole du communisme : « Cinq filles se tenaient près de l'entrée du foyer. Dans la boîte en verre était affiché la photo de Lola, la même que celles de son carnet du Parti. Sous la photo, on avait accroché une feuille que quelqu'un lut à voix haute : Cette étudiante s'est suicidée. Son acte est détestable et nous la méprisons. c'est une honte pour tout le pays. » Et un peu plus loin elle dit : « Deux jours plus tard, dans le grand amphitéâtre, Lola la pendue fut exclue du Parti et de l'université. Il y avait des centaines de gens. Au pupitre, quelqu'un dit : elle nous a tous bernés, elle ne mérite pas d'être étudiante dans notre pays, ni membre de notre Parti. Tout le monde applaudit. Le soir, dans le rectangle, quelqu'un dit : si tout le monde a applaudi longtemps, c'est parce qu'on avait envie de pleurer. Personne n'a osé être le premier à arrêter. Chacun, en applaudissant, regardait les mains des autres. Certains, qui avaient brièvement cessé, ont pris peur et ont recommencé. » Pendant tout le roman, la ville et la campagne seront placées en contradiction. Et Lola aura quelque chose de plus, malheureusement. On pourrait dire qu'elle est originaire de la « pauvreté » : « Lola venait du sud du pays, d'une région restée pauvre, et ça se voyait ; je ne sais pas trop où, peut-être sur les pommettes, pourtour de la bouche, ou carrément dans les yeux. Difficile à dire. Que ce soit à propos d'une région ou d'un visage, c'est aussi difficile. Chaque région de ce pays était restée pauvre, même sur les visages. Mais la région de Lola, que ce soit sur les pommettes, le pourtour de la bouche, ou en plein dans les yeux, était peut-être plus pauvre. C'était plus une région qu'un paysage. La sécheresse ronge tout, écrit Lola, sauf les moutons, les melons et les mûriers. »

La narratrice écrit sur le cahier qu'elle trouve chez Lola : « Lola disait que des puces, il y en avait même sur l'écorce des arbres. Quelqu'un lui a répondu que ce n'étaient pas des puces, mais des pucerons, des parasites des plantes. Lola écrit dans son cahier : les puces qu'on voit sur les feuilles sont encore pires. On le lui a dit : elles ne vont pas sur les gens, car ils n'ont pas de feuilles. Lola écrit : quand le soleil tape, elles grimpent partout, même sur le vent. Des feuilles, nous en avons tous. Elles tombent dès qu'on ne grandit plus, l'enfance étant terminée. Et elles reviennent quand on se ratatine, l'amour étant terminé. Les feuilles poussent à leur idée, écrit Lola, comme les hautes herbes. Deux ou trois enfants du village n'ont pas de feuilles, mais une grande enfance. Ce sont des enfants uniques, parce qu'ils ont un père et une mère ayant fait des études. Quant aux enfants d'un certain âge, les pucerons les rajeunissent : en enfant de quatre ans n'en a plus que trois, un des trois ans n'en a plus qu'un. Même un enfant de six mois, écrit Lola, ou un nouveau-né. Et plus les pucerons s'attaquent aux frères et soeurs, plus l'enfance rapetisse. » (ici aussi l'on peut voir l'importance des détails, ce qui contribue à la construction du roman, de même que les images, les métaphores, etc. Encore une fois, on peut voir dans ce passage l'importance de l'enfance chez Herta Müller, l'enfance « prisonnière »)

Le style du roman est pur, froid, on peut dire sans se tromper que c'est de la poésie en prose ou quelque chose qui s'en approche. Müller ne donne pas l'impression de plonger profondément dans l'histoire, non plus dans la psychologie de ses personnages. Elle donne l'impression d'une écrivaine qui se tient à l'écart. La prose est fluide mais le déroulement de l'action est un peu saccadé, ce qui est vraisemblablement voulu par l'auteure. Avec le suicide de Lola, il me semble que Müller n'est jamais allée aussi loin dans sa critique du communisme. Plusieurs écrivains seraient tombés dans les descriptions misérabilistes, en décrivant seulement la pauvreté des lieux, la misère des gens, etc. Mais avec Herta Müller, on ne ressent pas vraiment cela, en tout cas on ne ressent pas seulement ce côté « misérable » du récit. Parce que c'est son habitude, elle nous offre toujours une prose avec une multitude de couleurs, alors que les descriptions du communisme chez les autres écrivains sont souvent sombres (avec le gris) : « Couchée sur son lit, Lola n'avait sur elle que des collants épais. Le soir, mon frère rentre les moutons à la bergerie, écrit Lola, et il doit traverser un champ de melons. Il a quitté le pâturage en retard, la nuit tombe, les moutons marchent sur les melons, leurs pattes fines s'enfoncent dedans. Mon frère dort à l'étable, et les moutons, toute la nuit, ont les pattes rouges. »

Après La bascule du souffle, ce roman est peut-être mon préféré de Müller. Les personnages emprisonnés dans le système sont à la réalité ce que les personnages de Kafka sont au rêve, à l'imaginaire.

Pour conclure, voici une citation qui représente assez bien l'ensemble du roman, malgré sa brièveté :

« Il ne peut pas y avoir de villes dans une dictature, parce que tout est petit, une fois sous surveillance. »

lundi 15 juin 2015

La douleur, Marguerite Duras


Ma note : 7/10

Voici la quatrième de couverture: « J'ai retrouvé ce journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n'ai aucun souvenir de l'avoir écrit. Je sais que je l'ai fait, que c'est moi qui l'ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l'endroit, la gare d'Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. Quand l'aurais-je écrit, en quelle année, à quelles heures du jour, dans quelles maisons ? Je ne sais plus rien. [...] Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m'épouvante quand je la relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant des années dans cette maison de campagne régulièrement inondée en hiver. La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot «écrit» ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d'une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n'ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m'a fait honte. »

 (pour cette chronique j'écrirai plus particulièrement sur la première partie, sur la première histoire nommée  La douleur)

 Le texte de la quatrième de couverture est une sorte de prologue à la première partie de ce « tout », et il en sera de même pour les parties subséquentes. Comme pour les romans de Patrick Modiano, on commence notre lecture en plongeant en plein mystère. Ce journal sera en fait celui de Marguerite Duras elle-même, qui semble avoir romancé un peu ce qui est véridique. Elle parlera de « l'attente », de « la douleur » qui l'accable. Ce sera le symptôme d'avoir un mari à la guerre (en 1944). On pourrait dire que le tout forme un roman autobiographique et elle s'appuie pour l'écrire sur un cahier qu'elle avait tenu au temps de la guerre.

 Dans la première partie qui se nomme « La douleur », le récit se déroule en avril et l'auteur a manifestement voulu créer un caractère « étouffant » pour « l'attente » : « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d'entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d'entrée : « Qui est là - C'est moi. » Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans un centre de transit : « Je suis revenu, je suis à l'hôtel signes avant-coureurs. » Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses possibles. Il en revient tout de même. Il n'est pas un cas particulier. Il n'y a pas de raison particulière pour qu'il ne revienne pas. Il n'y a pas de raison pour qu'il revienne. Il est possible qu'il revienne. Il sonnerait : « Qui est là. - C'est moi. » Il y a bien d'autres choses qui arrivent dans ce même domaine. Ils ont fini par franchir le Rhin. La charnière d'Avranches a fini par sauter. Ils ont fini par reculer. J'ai fini par vivre jusqu'à la fin de la guerre. Il faut que je fasse attention : ça ne serait pas extraordinaire s'il revenait. » Le temps passe et la narratrice devient de plus en plus angoissée : « Le battement dans les tempes continue. Il faudrait que j'arrête ce battement dans les tempes. Sa mort est en moi. Elle bat à mes tempes. On ne peut pas s'y tromper. Arrêter les battements dans les tempes - arrêter le coeur - le calmer - il ne se calmera jamais tout seul, il faut l'y aider. Arrêter l'exorbitation de la raison qui fuit, qui quitte la tête. Je mets mon manteau, je descends. La concierge est là : « Bonjours madame L. » Elle n'avait pas un air particulier aujourd'hui. La rue non plus. Dehors, avril. » Dans ces cahiers, la douleur c'est l'angoisse : « Il fait chaud dans toute l'Europe. Sur la route, à côté de lui, passent les armées alliées qui avancent. Il est mort depuis trois semaines. C'est ça, c'est ça qui est arrivé. Je tiens une certitude. Je marche plus vite. Sa bouche est entrouverte. C'est le soir. Il a pensé à moi avant de mourir. La douleur est telle, elle étouffe, elle n'a plus d'air. La douleur a besoin de place. Il y a beaucoup trop de monde dans les rues, je voudrais avancer dans une grande plaine, seule. Juste avant de mourir, il a dû dire mon nom. Tout le long de toutes les routes d'Allemagne, il y en a qui sont allongés dans des poses semblables à la sienne. Des milliers, des dizaines de milliers, et lui. Lui qui est à la fois contenu dans les milliers des autres, et détaché pour moi seule des milliers des autres, complètement distinct, seul. » Tout cela elle se l'imagine ! Et ensuite, à travers ce récit du temps de la guerre, la narratrice attend toujours Robert L. : « J'ai été trouver le chef du centre pour arranger l'affaire du Service des Recherches. Il nous permet de reste là, mais en fin de circuit, à la queue, du côté de la consigne. Tant qu'il n'y a pas de convois de déportés je tiens le coup. Il en revient par le Lutetia, mais par Orsay, pour le moment il n'y a que des isolés. J'ai peur de voir surgir Robert L. Lorsqu'on annonce des déportés je sors du centre, c'est entendu avec mes camarades, je ne reviens que lorsque les déportés sont partis. Lorsque je reviens les camarades me font signe de loin : " Rien. Aucun ne connaît Robert L. " Le soir je vais au journal, je donne les listes. Chaque soir, je dis à D. : " Demain je ne retournerai pas à Orsay." » Les phrases courtes renvoient habituellement à l'impatience et à l'angoisse. De plus, on peut voir qu'il y a plusieurs répétions, ce qui ajoutent à l'effet d'angoisse. Aussi, pour ce qui est de la forme, ces phrases courtes, dont plusieurs sont nominales, sont généralement utilisées par les écrivains pour se donner « un style ». Le rythme saccadé qui en découle va à l'encontre de notre pensée habituelle, un peu à l'opposé de la prose de Proust. Un écrivain qui utilise ces petites phrases veut se démarquer mais personnellement, cela ne m'a jamais impressionné et qui plus est, c'est parfois pénible à lire. C'est souvent une erreur de débutant.

 Il arrive souvent, avec la forme romanesque, que les meilleurs romans sont ceux qui abordent une histoire intime, mais lorsqu'ils sortent de leur « petite vie », ces histoires deviennent universelles. La douleur aurait pu devenir ce type de roman. Par contre, les écrivains français comme Marguerite Duras, (et à peu près tous les écrivains français contemporains) ont de la difficulté à nous donner l'impression qu'ils s'éloignent de leur petite personne, et ainsi, ils sont difficilement exportables. Alors, (et c'est seulement mon opinion), j'ai de la difficulté à apprécier la plupart des écrivains français. Un océan me sépare d'eux, au sens propre comme au figuré. Selon moi, les écrivains autrichiens et portugais, entre autres, arrivent plus facilement à créer un « moi universel » même si eux aussi, la plupart du temps, abordent des sujets intimes. Dans La douleur, la toile de fond est la guerre (sujet universel) mais le roman reste intimiste, petit, etc. On pourrait aussi se poser ces questions : La douleur intéresse qui ? L'angoisse de Marguerite Duras intéresse-t-elle beaucoup de monde en dehors de la France ? Pourquoi lire cette histoire à la place de telle autre ? Comme le disait Roland Barthes dans ses cours au Collège de France, l'on ne s'interroge jamais sur l'importance de l'histoire de Guerre et paix et sur celle de La recherche de Proust. Mais trop souvent, les romans manquent de profondeur. C'est un recueil plutôt moyen mais on sent quand même un talent derrière cette écriture qui devient plus vivante, plus le livre avance. Je ne suis aucunement déçu parce que je ne m'attendais à rien. Et malgré ce que j'aie pu en dire plus haut, c'est une histoire remplie d'humanité que nous offre Marguerite Duras. Une histoire de perte et de retrouvailles, de tristesse et d'espoir. Les thèmes sont profondément humains. 

 Pour conclure, voici un court passage qui résume assez bien La douleur. Il arrive vers la fin du récit, du journal : « Quand j'ai perdu mon petit frère et mon petit enfant, j'avais perdu aussi la douleur, elle était pour ainsi dire sans objet, elle se bâtissait sur le passé. Ici l'espoir est entier, la douleur est implantée dans l'espoir. Parfois je m'étonne de ne pas mourir : une lame glacée enfoncée profond dans la chair vivante, de nuit, de jour et on survit. »

vendredi 5 juin 2015

L'oeuvre au noir, Marguerite Yourcenar


Ma note: 5/10

 Voici la quatrième de couverture: En créant le personnage de Zénon, alchimiste et médecin du XVI° siècle, Marguerite Yourcenar ne raconte pas seulement le destin tragique d'un homme extraordinaire. C'est toute une époque qui revit dans son infinie richesse, comme aussi dans âcre et brutale réalité, un monde contrasté où s'affrontent le Moyen-Âge et la Renaissance, et où pointent déjà les temps modernes, monde dont Zénon est issu, mais dont peu à peu cet homme libre se dégage, et qui pour cette raison même finira par le broyer.

 Marguerite Yourcenar a traduit à la perfection Les Vagues de Virginia Woolf. En plus d'avoir été cette traductrice aguerrie, elle était poétesse, essayiste et critique littéraire. Elle savait reconnaître le talent littéraire et c'est pour cela qu'elle fût une des premières à admirer Mrs Woolf. Yourcenar est née en Belgique et a vécu longtemps aux États-Unis, au Maine, et elle est morte dans ce pays en 1987. Son roman le plus connu est bien entendu Mémoires d'Hadrien, un roman historique sur un empereur romain. Avec L'oeuvre au noir, elle rencontre un succès de librairie. Elle compare ici les deux romans: « Hadrien pouvait jusqu'à un certain point dans ses spéculations s'incliner jusqu'à nous ; nous, d'autre part, par la passerelle de la sagesse antique qu'il dépend de nous d'utiliser encore, nous pouvions nous rapprocher d'Hadrien. Les personnages de L'oeuvre au noir ne répondent que d'eux-mêmes, seuls, contradictoires, délimités par leurs acceptations, et aussi par leurs refus, marqués par leur temps, quitte parfois à se meurtrir contre les parois dont ils sont prisonniers. »

Voyons maintenant le roman en tant que tel. On rencontre Zénon qui est : « Ce garçon maigre, au long cou, semblait grandi d'une coudée depuis leur dernière équipée à la foire d'automne. Son beau visage, toujours blême, paraissait rongé, et il y avait dans sa démarche une sorte de précipitation farouche ». Lorsque nous le découvrons il a 20 ans : « J'ai vingt ans, calcula Zénon. A tout mettre au mieux, j'ai devant moi cinquante ans d'étude avant que ce crâne se change en tête de mort. Prenez vos fumées et vos héros dans Plutarque, frère Henri. Il s'agit pour moi d'être plus qu'un homme. » On voit dans le roman le passage de l'emprise de l'église à celui de l'émancipation : « Zénon grandit pour l'Église. La cléricature restait pour un bâtard le moyen le plus sûr de vivre à l'aise et d'accéder aux honneurs. De plus, cette rage de savoir, qui de bonne heure posséda Zénon, ces dépenses d'encre et de chandelle brûlée jusqu'à l'aube, ne semblaient tolérables à son oncle que chez un apprenti prêtre. Henri-Juste confia l'écolier à son beau-frère, Bartholommé Campanus, chanoine de Saint-Donatien à Bruges. Ce savant usé par la prière et l'étude des bonnes lettres était si doux qu'il semblait déjà vieux. Il apprit à son élève le latin, le peu qu'il savait de grec et d'alchimie, et amusa la curiosité de son écolier pour les sciences à l'aide de L'histoire naturelle de Pline. » Tel le poète italien Giacomo Leopardi, Zénon, à un très jeune âge, vit dans un lieu tapissé de livres : « Il aimait cette chambre tapissée de volumes, cette plume d'oie, cet encrier de corne, outils d'une connaissance nouvelle, et l'enrichissement qui consiste à apprendre que le rubis vient de l'Inde, que le soufre se marie au mercure, et que la fleur qu'on nomme lilium en latin s'appelle en grec krinon et en hébreu susannah. Il s'aperçut ensuite que les livres divaguent et mentent comme les hommes, et que les prolixes explications du chanoine portaient souvent sur des faits qui, n'étant pas, n'avaient pas besoin d'être expliqués. » Et comme Leopardi, il se sait supérieur aux autres : « Peu à peu, ce dédain s'étendit à ses amis cabalistes eux-mêmes, esprits creux, gonflés de vent, gavés de mots qu'ils n'entendaient pas et les régurgitant en formules. Il constatait avec amertume qu'aucun de ces gens, sur qui il avait d'abord compté, n'allait en esprit ou en acte plus avant, ou même aussi loin que lui. »

 Le narrateur est intéressant en ce sens qu'il ne connaît pas tout des personnages et ainsi, il n'est pas tout à fait dans la tradition des narrateurs Dieu : « On sut plus tard qu'il avait d'abord passé quelques temps à Gans, chez le prévôt mitré de Saint-Bavon, qui s'occupait d'alchimie. On crut ensuite l'avoir vu à Paris, dans cette rue de la Bûcherie où les étudiants dissèquent en secret des morts, et où se prennent comme un mauvais air le pyrrhonisme et l'hérésie. D'autres, fort dignes de foi, assuraient qu'il tenait ses diplômes de L'Université de Montpellier, ce à quoi certains répondaient qu'il n'avait jamais fait que s'inscrire à cette faculté célèbre, et qu'il avait renoncé aux titres sur parchemin en faveur de la seule pratique expérimentale, dédaignant à la fois Galien et Celsus. » Zénon est alchimiste. (Nous savons que l'alchimie est en lien avec la transmutation des métaux), et ici, il amène une sorte d'alchimie en médecine, lors d'un monologue : « Ce corps, notre royaume, me paraît parfois composé d'un tissu aussi lâche et aussi fugitif qu'une ombre. Je ne m'étonnerais guère plus de revoir ma mère, qui est morte, que de retrouver au détour d'une rue votre visage vieilli dont la bouche sait encore mon nom, mais dont la substance s'est refaite plus d'une fois au cours de vingt années, et dont le temps a altéré la couleur et retouché la forme. Que de froment a poussé, que de bêtes ont vécu et sont mortes pour sustenter cet Henri qui est et n'est pas celui que j'ai connu à vingt ans. » 

 Les années soixante sont une période assez faible en littérature, selon moi, et je dirais surtout celle d'expression française. L'oeuvre au noir est faible comme son époque. En français, seuls Beckett et quelques autres sont formidables. En anglais, il y a bien sûr Nabokov qui est exceptionnel et quelques écrivains américains. Dans cette période, le modernisme et ses grands auteurs ont terminé leur carrière : Virginia Woolf, Robert Musil, James Joyce, Marcel Proust et William Faulkner (dernier roman publié en 1962). Dans les années soixante, le postmodernisme commence à prendre forme mais n'est pas encore sur sa grande lancée: il va y avoir DeLillo, Auster, de même que certains romans de Philip Roth et José Saramago. Ils sont influencés par Thomas Pynchon et Samuel Beckett. Généralement, à part quelques exceptions, je trouve personnellement que tous les romans entre 1900 et 1940 sont intéressants, bien écrits, mais de 1940 à 1970, il y a selon moi un essoufflement. La littérature se cherche. Avec le modernisme, ce qui est fondamental, c'est l'oeuvre d'art en tant que telle, l'art pour l'art, et les auteurs créent leur propre univers. Ici, avec L'oeuvre au noir, cela n'est pas vraiment ressenti, parce que l'écrivaine ne parvient pas, avec son style, à nous donner l'impression de la supériorité de l'art. De plus, il n'y a rien d'accrocheur, d'intéressant. Certes l'écrivaine est érudite, le sujet est assez pointu et difficile d'accès, mais l'on croirait lire un roman (plutôt faible) d'un siècle passé, étant donné qu'elle semble vouloir « coller » son style avec le sujet traité (celui d'un alchimiste). Malheureusement, il a mal vieilli, même s'il n'a été écrit qu'en 1968. On sent bien qu'il y a deux époques qui nous séparent du roman : celle où il a été écrit, en 1968, et le 16e siècle où se situe l'action. 

 Ce livre, bien qu'il ait certaines qualités, et qu'il est probablement un bon roman dans l'ensemble pour plusieurs lecteurs, m'a sans cesse repoussé par son côté « mystique absurde », ses personnages sans profondeur. On ne sent rien de réel dans toute cette aventure. Parfois, il me rappelait même les mauvais romans historiques (et populaires) que l'on retrouve abondamment dans les librairies. La littérature poursuit plusieurs buts et un de ceux-ci est de s'imaginer à la place de « l'autre », de l'étranger, pour développer, entre autres, notre empathie, notre compréhension de ce qui est éloigné de nous. James Wood disait récemment : « The novel, when it's done right, seems to me to offer comprehension and forgiveness for all. » Ce roman aurait pu permettre cela mais le style rebutant et déjà légèrement désuet a rendu cette possibilité de la littérature infructueuse. Il ne suffit pas de lire sur « l'autre ». Il faut que le roman vienne aussi nous chercher. Comme je le disais, il a certaines qualités, comme la fluidité de la prose, mais il est tellement éloigné de mes goûts personnels que le juger plus amplement serait un manque de retenue de ma part.