mercredi 22 juin 2016

La mort de Virgile, Hermann Broch


Ma note : 9/10

 Voici la quatrième de couverture : Virgile est mort à l'âge de cinquante et un ans, à Brindisi, le 21 septembre 19 av. J. -C ; au retour d'un voyage en Grèce où il avait contracté la malaria. Déçu par son temps, il avait voulu, au cours de ses derniers jours, détruire le manuscrit de L'Enéide. Tels sont les faits historiques qui ont servi de point de départ à l'ouvrage d'Hermann Broch, vaste méditation lyrique où les rêves du poète à l'approche de la mort se mêlent, dans le flux d'un monologue intérieur, aux ultimes conversations qu'il a avec ses amis. Le livre s'ouvre sur la vision de la flotte romaine entrant dans le port de Brindisi. Le poète, déjà moribond, se trouve à bord d'un des vaisseaux. Porté à travers les rues misérables de la ville, Virgile arrive au palais impérial où il va lutter une nuit et un jour contre la mort. C'est là le premier " mouvement " du livre, " l'Eau ", comparable à celui d'une symphonie. Le second mouvement, intitulé " le Feu ", nous entraîne dans les régions de l'horreur et de la peur où s'abîme l'esprit du poète. Nous vivons la grande tentation qui s'offre à lui : brûler L'Enéide. Avec le jour se lève le troisième mouvement, " la Terre " : Virgile reçoit ses amis, l'empereur Auguste notamment, qui obtient que L'Enéide soit sauvée. Le dernier mouvement, " l'Air ", nous plonge dans les affres de l'agonie du poète. La Mort De Virgile, par sa facture poétique et sa conception symphonique, évoque La Tentation de Saint Antoine ou encore Moby Dick, mais c'est aux grands écrivains de l'Antiquité, à l'auteur de L'Enéide lui-même qu'il met en scène, à Platon à la fois philosophe et poète, que l'écrivain allemand a voulu se mesurer.

 Dans le recueil d'essais Création littéraire et connaissance de Hermann Broch, on retrouve un mystérieux texte qui a trait à La mort de Virgile, écrit à la troisième personne, et qui serait un texte de Broch lui-même pour une préface. Il écrit :

 « Le livre de Broch est un monologue intérieur et il doit donc être considéré comme une oeuvre lyrique. Cela correspond d'ailleurs aux desseins de l'auteur. Le lyrisme appréhende les réalités psychiques les plus profondes. Celles-ci comprennent les sphères irrationnelles du sentiment et les sphères rationnelles de l'entendement le plus clair et l'une des réalisations particulières de cet ouvrage est de dévoiler l'alternance incessante du rationnel et de l'irrationnel à chaque instant, c'est-à-dire à la fois à chaque instant de vie du héros et dans chaque phrase du livre. Il s'agit donc là de l'unité de la rationalité et de l’irrationalité, dont l'antinomie - apparente - se résout précisément dans la réalité psychique plus profonde. C'est la grande unité par laquelle toute vie humaine est déterminée. Celui qui contemple sa vie dans son ensemble la voit comme une unité sans faille en dépit de tous les antagonismes irrésolubles dont elle a été remplie. »

 Herman Broch est un grand lecteur et admirateur de Franz Kafka et de James Joyce. Pour le présent roman, La mort de Virgile, on peut dire sans se tromper qu'il est résolument un roman joycien. Avec ses longues phrases notamment, mais aussi lorsqu'on considère qu'il décrit une courte période de la vie de Virgile (la fin de sa vie) en plusieurs pages. Ulysse de Joyce avait cette forme mais il traitait d'un sujet complètement différent. 1200 pages étaient consacrées à une journée banale d'un homme tout aussi banal (Leopold Bloom) et cela nous était raconté par le truchement de plusieurs techniques d'écriture (surtout par le stream of consciousness) et nous y retrouvions même un monologue de sa femme (Molly Bloom). Dans La mort de Virgile, cette banalité du sujet est complètement absente. Et pour cause ! Virgile est un grand poète romain, précurseur et modèle de celui qui changera la littérature à tout jamais (selon l'auteur de Mimésis Erich Auerbach) et j'ai nommé Dante Alighieri. De plus, les thèmes secondaires, que l'on rencontre à chaque page de notre lecture, s'adressent toujours à ce qu'il y a de plus haut dans notre intellect, dans notre esprit. Cela en fait, selon moi, un roman beaucoup plus intéressant (mais certes moins original pour l'époque) que le Ulysse de James Joyce. 

On comprend à la lecture de ce roman le pourquoi de la réputation d'Hermann Broch. Il signe ici un de ces trop rares moments dans l'histoire de la littérature où l'on se dit que l'on vit véritablement une "expérience" et que cela ne se reproduira pas de sitôt. Ce roman, La mort de Virgile, est supérieur à son autre grand livre, Les somnambules, et cela à tous les points de vue. Premièrement, pour sa structure. Le récit est d'une courte durée sur plusieurs pages. J'ai tendance à penser qu'en littérature, le talent "dans la forme" s'explique en deux points. Il s'agit dans un premier temps de ceux qui sont capables d'en dire beaucoup en peu de mots. Et d'un autre côté, il y a ceux, comme Broch dans ce bouquin, qui peuvent, sur la courte période que dure leur histoire, en dire assez peu mais en plusieurs mots. Donc en usant d'un style poétique. Ensuite, la langue de Broch (celle de la traduction française) est de loin supérieure à celle des Somnambules. Le style est irréprochable ou presque. Nous en verrons des exemples dans les citations à la fin de ma chronique. Non seulement a-t-il dépassé Joyce, de mon point de vue et de mes goûts personnels, mais aussi, il ne fait pas honte aux poètes classiques, à commencer par Virgile lui-même, ce qui n'est pas peu dire. Cependant, pour poursuivre dans la comparaison que j'avais amorcée dans ma chronique des Somnambules, je continue à penser que L'homme sans qualités de Robert Musil lui est supérieur parce que ce dernier englobe le "tout-monde", poursuit un plus grand but (rendre compte d'une façon globale de la vie au XXe siècle, la vie post-nietzschéenne) et L'homme sans qualités est à la recherche d'une totalité dans la connaissance de l'humain, de l'humanité. La mort de Virgile est l'exemple parfait d'un propos relativement "petit" (et anecdotique, la mort d'un poète) mais transposé dans ce qu'il y a de plus grand en littérature : la fureur de l'écriture, le maelstrom d'une humanité dépassée par la littérature elle-même. En le lisant, j'avais cette question qui me tiraillait : Est-ce que la mort de Virgile est plus importante transposée en littérature, en livre ? Sa mort réelle, matérielle, veut-elle encore dire quelque chose et qu'est-ce qu'elle signifie par rapport à sa mort littéraire traitée par Broch ?

 Sans parvenir à l'ultime grandeur, au "roman-monde" de L'homme sans qualités de son compatriote Musil, Broch était manifestement à la recherche d'une certaine totalité parce qu'il a intitulé ses quatre parties par les quatre éléments que sont l'eau, le feu, la terre, l'éther. Personnellement, j'ai vu dans ce roman une allégorie sur le pouvoir de la littérature parce que Virgile conservera finalement intact son texte, il a pu se rendre jusqu'à nous alors que l'humain derrière ce texte est bel et bien décédé depuis longtemps. La grande littérature ne meurt pas, ses écrivains oui. Le texte, (l'écriture), est immortel alors que la chair est mortelle. Broch, selon moi, rend hommage à cela dans son livre. Et en cela il rend hommage aux grands poètes classiques même si nous lisons leurs textes d'une façon différente aujourd'hui. Un peu comme l’Iliade d'Homère et Paradise Lost de John Milton, les Énéides se lisent aujourd'hui comme un roman et sans atteindre cette perfection, Broch rend hommage par le biais de Virgile à tous ces livres, à tous ces poètes. C'est donc un livre fascinant, bouleversant. Il y un côté pessimiste avec Virgile qui veut détruire son chef-d'oeuvre (les Énéides) mais l'on voit avec le temps la force que peut avoir un manuscrit. Peut-être, en fin de compte, que la littérature a triomphé des quatre éléments qui composent les parties. Ce livre avait des ambitions démesurées mais il tient ses promesses. Rarement ai-je lu un roman qui avait une idée de départ aussi géniale : celle de raconter les derniers moments de la vie d'un poète, et cela d'une façon épique et lyrique. Virgile, dans ce livre, a traversé un peu les mêmes aventures que Eschyle dans l'Antiquité grecque et tous les deux se sont rendus jusqu'à nous dans une force qui ne se dément pas. 

 Voici maintenant quatre citations qui montrent bien ce que ce livre a à nous offrir. 

 On peut voir dès l'incipit la grandeur de ce qui nous attend. Cette grandeur est double. Tout d'abord il y a le style de Broch qui atteint par moments la perfection. Et il y a aussi le sujet traité, celui du grand poète devant la mort : 

 « Bleu d'acier et légères, agitées par un imperceptible vent debout, les vagues de l'Adriatique avaient déferlé à la rencontre de l'escadre impériale lorsque celle-ci, ayant à sa gauche les collines aplaties de la côte de Calabre qui se rapprochaient peu à peu, cinglait vers le port de Brundusium, et maintenant que la solitude ensoleillée et pourtant si funèbre de la mer faisait place à la joie pacifique de l'activité humaine, maintenant que les flots doucement transfiguré par l'approche de la présence et de la demeure humaines la peuplaient de nombreux bateaux, - de ceux qui faisaient route également vers le port et de ceux qui venaient d'appareiller, - maintenant que les barques de pêche aux voiles brunes venaient de quitter, pour leur expédition nocturne, les petites jetées des nombreux villages et hameaux étendus le long des blanches plages, la mer était devenue presque aussi lisse qu'un miroir. Sur l'eau s'ouvrait la conque nacrée du ciel, le soir descendait et l'on sentait l'odeur des feux de bois, chaque fois que les bruits de la vie, le son d'un marteau ou un appel étaient apportés du rivage par la brise. » 

 Dès le début Virgile est présenté comme un homme malade près de la mort : 

 « Des sept bâtiments de haut bord qui se suivaient en ligne de file, seuls le premier et le dernier, deux Pentères élancées, armées d'éperon, appartenaient à la flotte de guerre : les cinq autres, plus lourds et plus imposants, à dix et douze rangées de rames, étaient d'une construction pompeuse, digne de la cour d'Auguste, et celui du milieu, le plus somptueux, brillant de sa proue dorée armée de bronze, brillant des têtes de lion dorées, porteuses d'anneaux, fixées sous les rambardes, les haubans pavoisés de pavillons multicolores, celui du milieu portait sous des voiles de pourpre, grande et solennelle, la tente de César. Mais sur le navire qui suivait immédiatement se trouvait le poète de l'Énéide et le signe de la mort était marqué sur son front. En proie au mal de mer, tenu en alerte par la menace perpétuelle d'un nouvel accès, il n'avait pas osé bouger de toute la journée. Toutefois, bien que rivé à la couche installée pour lui au milieu du navire, lui ou plutôt son corps et sa vie corporelle, que depuis déjà bien des années il avait peine à considérer comme lui appartenant, n'étaient plus qu'un unique souvenir, un effort pour retrouver et savourer à nouveau l'apaisement qui l'avait brusquement envahi, lorsqu'on avait atteint la zone côtière plus calme, et cette fatigue envahissante, à la fois reposée et reposante eût peut-être été une félicité presque parfaite si, en dépit de l'air vif et salubre de la mer, ne s'étaient manifestées à nouveau la toux obsédante, la fièvre déprimante et les angoisses du soir. » 

 Il arrive que l'auteur rentre dans les souvenirs d'enfance et cette citation nous permet de voir les répétitions de mots qui caractérisent cet écrivain, et ces répétitions, en quelque sorte, sculptent son style d'écriture : 

 « Combien de fois, ah ! combien de fois il avait été attentif aux phénomènes du repos allongé ! Oui, c'en était presque honteux, de ne pouvoir se défaire de cette habitude puérile ! Il se rappelait avec précision cette nuit très mémorable pour lui, où à huit ans, il s'était aperçu pour la première fois que le seul fait d'être couché donnait matière à l'observation ; c'était à Crémone, en hiver ; il s'était couché dans sa chambre ; la porte qui donnait sur la cour silencieuse du péristyle était fendillée, fermait mal, bougeait un peu, faisant un bruit inquiétant ; dehors, le vent passait sur les massifs, en froissant la paille dont ils étaient recouverts pour l'hiver, et de quelque part, sans doute de la lanterne qui oscillait sous le porche, entrait en frôlant dans la chambre, avec un balancement rythmique, le faible reflet d'un lumière, il entrait sans cesse, entrait comme un dernier écho d'une marée infinie, comme un dernier écho de périodes infinies, comme un dernier écho d'un regard infiniment loin, si perdu, si éteint, d'un lointain si menaçant, si gros de lointain, qu'il invitait pour ainsi dire à poser la question de l'existence et de la non-existence de son propre moi ; et exactement comme autrefois, avec une conscience plus intense et, il est vrai, plus affinée par l'expérience renouvelée toutes les nuits, posant exactement comme autrefois la question de l'existence et de la non-existence de son être corporel, il sentait aujourd'hui exactement comme alors chacune des places sur lesquelles son corps reposait sur la couche et exactement comme autrefois elles étaient les crêtes des vagues sur lesquelles voguait son navire en plongeant légèrement, tandis qu'entre elles s'ouvraient des vallées d'une profondeur insondable. » 

 Finalement, Hermann Broch prétend que Virgile voulait finir l'Énéide dans les mêmes terres que Homère : 

 « C'est ainsi qu'il gisait, lui, le poète de l'Énéide, lui, Publius Virgilius Maro, il gisait la conscience amoindrie, presque honteux de son impuissance, presqu'en colère de ce destin, et il fixait des yeux la rondeur nacrée de la coupe céleste. Pourquoi avoir cédé aux instances d'Auguste ? Pourquoi avoir quitté Athènes ? Disparue l'espérance de voir s'achever l'Énéide sous le ciel pur et sacré d'Homère, disparue l'espérance de commencer alors une immense nouveauté, l'espérance d'une vie écartée de l'art, affranchie des travaux poétiques, consacrée à la philosophie et à la science de la ville de Platon, disparue l'espérance de fouler encore une fois la terre d'Ionie, oh, disparue l'espérance du miracle de la connaissance et du salut dans la connaissance ! Pourquoi y avait-il renoncé ? Volontairement ? Non ! »

4 commentaires:

  1. C'est un grand plaisir de vous lire, ce livre m'a énormément plu lors d'une première lecture qui remonte à des années, j'ai l'intention de le relire un jour ou l'autre. j'ai été comme vous sensible à ce lyrisme et à l'ampleur du roman, c'est un texte magnifique qui rend un hommage très puissant tant à la poésie qu'à la littérature

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  2. Merci ! Oui c'est vraiment une valeur sûre de la littérature, je m'attendais à quelque chose de bon mais c'est encore mieux. ;-)

    à bientôt

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  3. Je ne connais pas, mais je note, ma relecture de l'Énéide m'ayant enchantée !

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  4. J'ai la forte impression que tu vas adorer celui-ci !

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