Ma note : 8/10
Voici la quatrième de couverture : Il s'agit d"un événement précis, concret, essentiel : la mort d’un homme. C’est un événement à caractère policier – c’est-à-dire qu’il y a un assassin, un détective, une victime. En un sens, leurs rôles sont même respectés : l’assassin tire sur la victime, le détective résout la question, le victime meurt. Mais les relations qui les lient ne sont pas aussi simples qu’une fois le dernier chapitre terminé. Car le livre est justement le récit des vingt-quatre heures qui s’écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres – vingt-quatre heures « en trop ».
Schopenhauer disait que pour écrire, bien écrire, il faut avoir quelque chose à dire. Dans le roman, cela est forcément plus subtil parce que l'on peut avoir un beau style et n'avoir strictement rien à dire. Dans une entrevue donnée à la Paris Review, Robbe-Grillet a déjà abordé cela et d'une façon radicale, parce que pour lui il ne faut pas avoir quelque chose à dire. Il disait :
« When a novelist has “something to say,” they mean a message. It has political connotations, or a religious message, or a moral prescription. It means “commitment,” as used by Sartre and other fellow-travelers. They are saying that the writer has a world view, a sort of truth that he wishes to communicate, and that his writing has an ulterior significance. I am against this. Flaubert described a whole world, but he had nothing to say, in the sense that he had no message to transmit, no remedy to offer for the human condition. »
Je pencherais plutôt, sur ce point, du côté de Robbe-Grillet. Comme il le dit, Flaubert n'avait pas de message à faire passer alors que ses romans sont parmi les meilleurs. Virginia Woolf est à son mieux lorsqu'elle n'essaie pas de faire passer son féminisme avant sa prose, son histoire, son monde, son roman. Le roman ne doit pas être un essai (c'est très rare les essais déguisés en roman qui sont excellents) et selon moi, il doit se suffire à lui-même, et lorsqu'il n'a" rien à dire ", il devient plus subtil, plus intrigant, plus "inquiétant".
Je me suis rarement approché du nouveau roman, à l'exception de Peter Handke, pour lequel j'ai lu quantité de ses livres. Comme plusieurs, par contre, je le placerais davantage dans le roman expérimental. Pour le nouveau roman, on doit, en premier lieu, s'en tenir aux écrivains français : Claude Simon (que je n'ai jamais lu) et Alain Robbe-Grillet sont les plus connus. Ce dernier a notamment déjà écrit un essai sur ce sujet. Mais il y a aussi Nathalie Sarraute, Jean Ricardou et Robert Pinget. Le nouveau roman, courant littéraire qui débuta après 1950, est une forme principalement théorisée par Alain Robbet-Grillet qui se veut une refonte du roman. Avec eux, il n'y a pratiquement plus de personnages, et surtout, il y a un manque dans la psychologie des personnages (les auteurs du XIXème siècle auraient de la difficulté à s'y retrouver). De plus, l'intrigue est inexistante, même si les résumés (synopsis) de ces romans pourraient laisser penser le contraire à ceux qui ne les ont jamais lus. Lorsqu'on les lit, l'intrigue ne se développe pas (ou peu) et l'on se demande ainsi d'où est sorti le synopsis. Comme ici, dans Les Gommes, où les codes du roman policier sont bel et bien présents, mais exploités d'une façon totalement différente.
Il est cependant reconnu que le mouvement du nouveau roman n'est pas si "nouveau" que cela. Le modernisme du début du XXe siècle avait commencé à changer la forme du roman : les personnages étaient moins importants qu'au XIXème siècle, et surtout, l'intrigue commençait à s'effacer pour laisser place à la prose en tant que telle, à la prose "elle-même" pourrait-on dire. Conséquemment, les romans se suffisaient à eux-même, notre monde "réel" devenant un peu moins important laissant la place, entre autres, à la subjectivité des personnages, des narrateurs, des écrivains. Le souci de l'art pour l'art triomphait sur le courant naturaliste d'un Zola et le réalisme d'un Flaubert (entre autres).
Nabokov, un excellent critique littéraire et un romancier de génie, n'aimait pas l’appellation "nouveau roman". Pour lui, il y a seulement une école et c'est celle du talent. Par contre, il adore Robbe-Grillet, et plus particulièrement ses trois romans que sont Le Voyeur, La Jalousie et Dans le labyrinthe. Quant aux Gommes, le roman qui nous intéresse ici, il est sans aucun doute son plus connu et il est aussi le premier de son auteur. Les gommes posent en quelque sorte les bases du nouveau roman.
Comme je le disais, le résumé de ce roman ne sert à rien. Lorsqu'on est rendu au moment d'en construire un pour notre critique, comme c'est mon cas présentement, on est piégé. Non pas que l'histoire soit complexe à raconter, mais un des problèmes c'est le prologue qui dévoile un peu tout, et ce qu'il ne dévoile pas, on ne peut en parler sans trop en dire. Le récit, globalement, est celui de l’assassinat de Daniel Dupont dans sa maison. Mais en fait, il n'a pas été tué même si l'inspecteur Wallas tentera de trouver le coupable. L'assassin "maladroit", c'est Garinati. Donc, il n'y a pas de victime, pas de coupable, mais il y a un lecteur et c'est nous qui prenons part à l'action (même si on en sait beaucoup avant les personnages) et c'est nous qui serons enfermés dans cette histoire qui n'en est pas une : « Enfin, du moment que les services centraux veulent prendre entièrement la chose en main, au point de lui enlever même le corps de la victime avant examen, c'est parfait. Qu'on ne s'imagine pas qu'il va s'en plaindre. Pour lui c'est comme s'il n'y avait pas eu de crime. Au fond Dupont se serait suicidé que ça reviendrait exactement au même. Les empreintes sont celles de n'importe qui et, puisque personne de vivant n'a vu l'agresseur...Bien mieux : il ne s'est rien passé du tout ! Un suicide laisse tout de même un cadavre ; or voilà que le cadavre s'en va sans crier gare, et on lui demande en haut lieu de ne pas s'en mêler. Parfait ! Personne n'a rien vu, ni rien entendu. Il n'y a plus de victime. Quant à l'assassin, il est tombé du ciel et il est sûrement déjà loin, en route pour y retourner. » La fonction d'un personnage devient plus importante que son identité propre. Par exemple, avant de connaître leur nom (la plupart du temps) les personnages nous sont présentés par Robbe-Grillet par leur utilité dans le roman : « l'assassin », « la victime », etc. avant de les connaître sous Garinati, Dupont, etc.
On pourrait retrouver certains passages dans un roman policier typique même si avec Robbe-Grillet on est ailleurs (dans un roman comme Les Gommes c'est lorsqu'on place bout à bout tous ces passages typiques que l'on voit que l'auteur s'est joué de nous) :
« Drôle de petite tache ; une belle saloperie ce marbre, tout y reste marqué. Ça fait comme du sang. Daniel Dupont hier soir ; à deux pas d'ici. Histoire plutôt louche : un cambrioleur ne serait pas allé exprès dans la chambre éclairée, le type voulait le tuer, c'est sûr. Vengeance personnelle, ou quoi ? Maladroit en tout cas. C'était hier. Voir ça dans le journal tout à l'heure. Ah oui, Jeanette vient plus tard. Lui faire acheter aussi... non, demain. Un coup de chiffon distrait, comme alibi, sur la drôle de tache. Entre deux eaux des masses incertaines passent, hors d'atteinte ; ou bien ce sont des trous tout simplement. Il faudra que Jeanette allume le poêle tout de suite ; le froid commence tôt cette année. L'herboriste dit que c'est toujours comme ça quand il a plu le quatorze juillet; c'est peut-être vrai. Naturellement l'autre crétin d'Antoine, qui a toujours raison, voulait à toute force prouver le contraire. Et l'herboriste qui commençait à se fâcher, quatre ou cinq vins blancs ça lui suffit ; mais il ne voit rien, Antoine. Heureusement le patron était là. C'était hier. Ou dimanche ? C'était dimanche : Antoine avait son chapeau ; ça lui donne l'air malin son chapeau ! Son chapeau et sa cravate rose ! Tiens mais il l'avait hier aussi la cravate. Non. Et puis qu'est-ce que ça peut foutre ? »
Tout semble impersonnel dans ce roman. Les personnages, l'action, l'intrigue, le décor (le nouveau roman peut sembler être un croisement entre le modernisme et postmodernisme) :
« Au premier étage, tout au bout d'un couloir, le patron frappe, attend quelques secondes et, comme aucune réponse ne lui parvient, frappe de nouveau, plusieurs coups, un peu plus fort. De l'autre côté de la porte un réveille-matin se met à sonner. La main droite figée dans son geste, le patron reste à l'écoute, guettant avec méchanceté les réactions du dormeur. Mais personne n'arrête la sonnerie. Au bout d'une minute environ elle s'éteint d'elle-même avec étonnement sur quelques sons avortés. Le patron frappe encore une fois : toujours rien. Il entrebâille la porte et passe la tête ; dans le matin misérable on distingue le lit défait, la chambre en désordre. Il entre tout à fait et inspecte les lieux : rien de suspect, seulement le lit vide, un lit à deux personnes, sans oreiller, avec une seule place marquée au milieu du traversin, les couvertures rejetées vers le pied ; sur la table de toilette, la cuvette de tôle émaillée pleine d'eau sale. Bon, l'homme est déjà parti, ça le regarde après tout. Il est sorti sans passer par la salle, il savait qu'il n'y aurait pas encore de café chaud et en somme il n'avait pas à prévenir. Le patron s'en va en haussant les épaules ; il n'aime pas les gens qui se lèvent avant l'heure. »
Il n'y a pas de grands passages lyriques mais on peut retrouver quand même dans ce roman une prose agréable à lire, une esthétique très respectable :
« La douce Pauline, morte d'étrange façon, il y a bien longtemps. Étrange ? Le patron se penche vers la glace. Que voyez-vous donc là d'étrange ? Une contraction malveillante déforme progressivement son visage. La mort n'est-elle pas toujours étrange ? La grimace s'accentue, se fige en un manque de gargouille, qui reste un moment se contempler. Ensuite un oeil se ferme, la bouche se tord, un côté de la face se crispe, un monstre encore plus ignoble apparaît pour se dissoudre lui-même aussitôt, laissant la place à une image tranquille et presque souriante. Les yeux de Pauline. Étrange ? N'est-ce pas la chose la plus naturelle de toutes ? Voyez ce Dupont, comme il est beaucoup plus étrange qu'il ne soit pas mort. Tout doucement, le patron se met à rire, d'une espèce de rire muet, sans gaîté, comme un rire de somnambule. Autour de lui les spectres familiers l'imitent ; chacun y va de son rictus. Ils forcent même un peu la note, s'esclaffant, se bourrant les côtes à coups de coude et se donnant de grandes tape dans le dos. Comment les faire taire maintenant ? Ils sont en nombre. Et ils sont chez eux. Immobile devant la glace le patron se regarde rire ; de toutes ses forces il essaye de ne pas voir les autres, qui grouillent à travers la salle, la meute hilare, la légion déchaînée des petits pincements de coeur, le rebut de cinquante années d'existence mal digérée. Leur vacarme est devenu intolérable, concert horrible de braiments et de glapissements et tout à coup, dans le silence soudain retombé, le rire clair d'une jeune femme. »
À première vue je trouve le modernisme de loin supérieur à cette période et ce mouvement du nouveau roman (à part Beckett si on le place dans cette catégorie). Avec Les Gommes notre impression est que l'auteur semble vouloir "effacer" ce qu'il écrit après que nous l'ayons lu (à tout le moins dans notre conscience), en ce sens qu'il écrit d'une façon telle que cela permet à notre mémoire d'effacer ce que l'on a lu rapidement. Peter Handke avait déjà écrit un "faux" roman policier, qui a pour nom Le colporteur mais ce dernier était plutôt bâclé si je le compare aux Gommes. Par contre, Jelinek a elle aussi écrit un "faux policier", mais celui-ci était supérieur aux Gommes (bien que très différent) et il s'appelle Avidité.
J’étais curieux de savoir ton avis sur Robbe-Grillet. Le film L’Année dernière à Marienbad que Robbe-Grillet a scénarisé m’a longuement refroidi pour découvrir Robbe-Grillet écrivain, et on y retrouve un peu l’esthétique Nouveau Roman dont tu viens de parler : personnages qui semblent plus des fonctions et dont on doute de la réalité, absence d’action et de message, psychologie inexistante, etc. Seulement je trouve que le cinéma est simplement beaucoup moins approprié pour l’esthétique Nouveau Roman (mais ce n’est que mon avis, beaucoup au contraire crient au génie devant ce film qui m’a simplement atrocement ennuyé) que la littérature et j’attendrai de lire ses livres pour mieux le juger.
RépondreEffacerEn lisant ton billet, je pensais également beaucoup à Beckett (dont je relis Molloy en ce moment), avant de voir que tu le mentionnes en fin de post. On « pourrait » le rapprocher du Nouveau Roman dans sa manière d’introduire des personnages puis d’en balayer l’importance le moment d’après tout au long de sa trilogie romanesque (prônant la liberté absolue du narrateur à raconter ce qui lui chante), mais dans le cas de Beckett je pense que c’est plus dans l’optique d’écrire sur le néant, le rien, que de n’avoir rien à dire.
Je donnerai certainement sa chance à Robbe-Grillet un jour ou l’autre en commençant par Les Gommes. Ton avis positif me convainc et puis si Nabokov complimente un autre écrivain, c’est qu’il en vaut sûrement la peine, tant il était difficile à satisfaire !
Je suis d'accord avec toi sur la plupart des points que tu apportes. Surtout sur Beckett, en effet il écrit plus sur le néant que Robbe-Grillet et le rapprochement que je ferais c'est sur l'aspect du non-policier, avec certaines parties qui lui ressemblent beaucoup. Surtout dans Molloy quand un personnage est chargé d'en surveiller un autre. Bref Robbe-Grillet est agréable à lire alors que Beckett c'est beaucoup plus que cela. Par contre, j'ai très hâte de lire les 3 préférés de Nabokov parce que j'ai la forte impression qu'ils seront meilleurs que Les Gommes.
RépondreEffacerEn passant, je n'ai pas encore eu le temps de lire ton billet sur Méridiens de sang mais je vais le faire très prochainement parce que j'ai hâte de voir pourquoi tu l'aimes autant (mais c'est un bon roman en effet) ;-)
Je sais que Suttree est ton préféré de McCarthy et je compte le relire prochainement aussi. J'ai vraiment eu un coup de cœur à la relecture de Méridien de sang, confirmé par ma relecture dans la foulée de La Route. Jusque là, j'aimais bien McCarthy mais maintenant je l'admire au plus haut point. Sachant que je n'ai presque aucun souvenir de Suttree (mais je pense que je l'ai "mal" lu pourrait-on dire, j'en étais encore à mes débuts en littérature), ce sera presque une nouvelle découverte de le relire avec le recul dont je dispose sur l'auteur.
RépondreEffacerJe vois que tu viens de rajouter La Mort de Virgile dans ta liste de lecture ! C'est un des livres préférés d'un de mes amis et j'ai été impressionné par le style (et la longueur des phrases, qui ne doit pas en faire une lecture facile ;-)), d'après le peu que j'ai pu en lire. Hâte de voir ton avis là-dessus dans les semaines à venir !
Oui j'ai hâte de lire La mort de Virgile. Et c'est vrai que l'on ne retient pas grand-chose de Suttree, c'est surtout un exercice de style qui semble avoir été écrit avec une extrême lenteur, bref le genre de roman qui rentre toujours dans mes favoris. ;-)
RépondreEffacerEt des articles extrêmement intéressants ! Merci :)
RépondreEffacerMerci à toi !
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