jeudi 22 janvier 2015

L'imitateur, Thomas Bernhard


Ma note : 7/10

Voici la présentation de l'éditeur: Tel un des personnages de cette série de courts récits, Thomas Bernhard voit chaque jour défiler devant lui «le vraisemblable, l'invraisemblable et même l'à peine croyable et l'absolument incroyable». Il ne s'agit pas, on le voit, de démêler la réalité et la fiction, la vérité et le mensonge, qui se trouvent, au contraire, étroitement liés. Qu'il s'agisse de faits divers, d'histoires entendues ou vécues, le comportement et, parfois, les déclarations de leurs héros n'obéissent pas aux mêmes lois que la société qui les pourchasse, les accuse ou les rejette. Chacune de ces histoires, même celles qui font rire, crée un choc, un malaise, une angoisse. Notre petit monde de préjugés et d'idées reçues s'effondre.

Dans La description du malheur - à propos de la littérature autrichienne, un essai magistral, W.G. Sebald consacre une partie à Thomas Bernhard en plus de le citer à de nombreuses reprises. Il semble le considérer comme un des meilleurs écrivains du 20e siècle, avec Peter Handke, entre autres. Et dans cette partie qu'il écrit sur Bernhard, Sebald traite de L'imitateur avec l'angle de l'humour, du rire que procure ce roman : « Bernhard, quant à lui, a tendance à chercher la délivrance moins dans l'aveu de sa part de culpabilité que dans le rire avec lequel il se moque du monde et de lui-même. » Il cite ensuite le texte « Des Anglais déçus » que l'on retrouve dans l'Imitateur :
« Plusieurs Anglais qui s'étaient laissé embobiner par un guide originaire du Tyrol oriental et avaient fait avec lui l'ascension des trois Pinacles avaient été à ce point déçus par le spectacle qu'offre la nature sur ce sommet que, sur place, et sans autre forme de procès, ils avaient battu à mort ce guide, soutien de trois enfants et d'une femme sourde, à ce qu'on dit. Mais quand ils ont pris conscience de ce qu'ils avaient fait, ils ont sauté l'un après l'autre dans le vide. Là-dessus, un journal de Birmingham avait écrit que Birmingham venait de perdre le plus distingué de ses propriétaires de journaux, le plus remarquable de ses directeurs de banque et le plus doué de ses entrepreneurs de pompes funèbres. »
Ensuite, Sebald écrit sur Mikhaïl Bakhtine et son concept du carnavalesque : « Ce qui se renvoie à un monde inversé, à un système totalement carnavalesque ». Bakhtine usait de ce concept pour décrire « le carnaval, qui dans les grandes villes du Moyen Âge était pour ainsi dire légalisé durant un bon tiers de l'année, a été refoulé au cours de l'époque bourgeoise par l'idée d'une culture homogène ayant sublimé la fonction antinomique du rire dans l'humour, l'ironie et d'autres formes d'hilarité. » Ainsi, L'imitateur est fondamentalement un livre figé dans un système carnavalesque.

Et pour la structure de L'imitateur, ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'appartient pas à un genre en particulier, qu'il est éloigné du roman, qu'il est un peu plus proche de la nouvelle littéraire mais je dirais plutôt qu'il est très proche de la petite prose, comme Robert Walser en écrivait. C'est vrai que l'on sent l'ironie de Bernhard qui s'attaque un peu à tout, et son nihilisme devient en quelque sorte « carnavalesque ». Avec ce recueil d'articles un peu macabre, il invente parfois des articles que l'on pourrait retrouver dans les journaux, tellement le journalisme est devenu ridicule. Certaines de ces proses sont diaboliques, d'autres sont humoristiques et il y en a plusieurs qui mélangent parfaitement ces deux genres. De plus, la folie est un thème récurrent.

Voyons maintenant le contenu d'un peu plus près.

Dans la prose éponyme, le narrateur parle d'un étrange imitateur qui ne peut même pas imiter sa propre voix :
« L'imitateur qui avait été invité hier soir par l'Amicale des chirurgiens s'était, après la représentation au palais Pallavicini, où l'Amicale des chirurgiens l'avait invité, déclaré prêt à venir avec nous au Kahlenberg, pour, là aussi, où nous avons une maison toujours ouverte à tous les arts, montrer ses talents, bien entendu moyennant cachet. Nous avions demandé à l'imitateur, originaire d'Oxford en Angleterre, mais qui était allé à l'école à Landshut et qui avait commencé comme armurier à Berchtesgaden, de ne pas se répéter au Kahlenberg, mais de nous présenter un programme entièrement différent de celui de l'Amicale des chirurgiens, et donc d'imiter au Kahlenberg des voix entièrement différentes de celles qu'il avait imitées au palais Pallavicini, dans un programme qui nous ait tous enthousiasmés, et il nous l'avait promis. Et, effectivement, l'imitateur nous avait imité au Kahlenberg des voix, plus ou moins connues, tout autres que celles qu'il avait imitées au palais Pallavicini, devant l'Amicale des chirurgiens. Nous pouvions aussi exprimer des désirs que l'imitateur mettait la meilleure grâce du monde à satisfaire. Mais quand nous lui avons suggéré d'imiter, pour finir, sa propre voix, il a dit que cela, il ne pouvait pas le faire. »
Avec la première prose du recueil, il nous parle d'un vieillard qui a soigné Hamsun, le grand écrivain norvégien, à la fin de sa vie :

« D'emblée, sa première tâche avait été d'aider un très vieil homme à sortir de son lit, de lui faire son lit, et de le remettre au lit. Ce vieil homme était Hamsun. Pendant des mois, jour après jour, il avait conduit Hamsun dans le jardin derrière l'hospice, et il lui avait acheté au village ces fameux crayons avec lesquels Hamsun a écrit son dernier livre. Il avait été le premier à voir Hamsun mort. À l'époque, il ne savait naturellement pas encore très bien qui était ce Hamsun dont il avait recouvert d'un drap le visage mort.»

« Pise et Venise » nous renvoie encore une fois au carnavalesque dont parle Sebald et Bakhtine :
« Les maires de Pise et Venise s'étaient mis d'accord pour donner un choc aux visiteurs de leurs villes, qui, depuis des siècles, ont été régulièrement emballés par Pise aussi bien que par Venise, et ils avaient décidé de faire transporter et installer à Venise la Tour de Pise et à Pise la Campanile de Venise, en grand secret et de nuit. Mais ils n'avaient pas pu tenir leur projet secret, et, la nuit même où ils voulaient faire transférer la Tour de Pise à Venise et le Campanile de Venise à Pise, ils avaient été internés d'office, comme il se doit le maire de Pise à l'asile de Pise et le maire de Venise à l'asile de Venise. Les autorités italiennes avaient su traiter toute l'affaire avec la plus grande discrétion. »
Et finalement, la partie titrée « Nécessité intérieure » est elle aussi orientée vers le carnavalesque avec les pompiers qui décident d'enlever leur filet de protection :
« Des pompiers de Krems étaient passés en jugement, parce qu'ils avaient retiré le filet de sauvetage qu'ils tendaient, et avaient pris la fuite, juste au moment où le désespéré qui, d'une corniche au quatrième étage d'un immeuble de Krems, menaçait depuis des heures de se jeter dans le vide, s'était décidé à sauter. Le plus jeune des pompiers avait déclaré dans sa déposition qu'il avait agi sous l'effet d'une soudaine nécessité intérieure, et que, voyant que le désespéré mettait sa menace à exécution, il avait pris la fuite sans lâcher le filet. Comme il était le plus fort des six pompiers, il avait entraîné les cinq autres, et le filet par-dessus le marché, et, juste au moment où le désespéré, un malheureux étudiant, comme l'écrit le journal, s'écrasait sur le pavé devant la façade où il était resté si longtemps accroché, ils étaient tous tombés par terre en se faisant des contusions plus ou moins douloureuses. Le tribunal devant lequel le pompier qui avait le premier pris la fuite avec le filet de sauvetage, et qui, étant, comme on l'a dit, le plus jeune et le plus fort d'entre eux, faisait figure de principal accusé, n'avait pas pu écarter la responsabilité de cet accusé principal, mais il a acquitté le pompier (tout comme les cinq autres pompiers de Krems, d'ailleurs), bien qu'il n'ait bien entendu pas pu se convaincre de son innocence. Depuis des années et des années, les pompiers de Krems ont la réputation d'être les meilleurs du monde. »
Non seulement il ne faut pas commencer à lire Bernhard avec cet Imitateur mais je crois qu'on doit avoir lu son œuvre complète avant de s'y attaquer. Les recueils de petites proses ne sont jamais une lecture facile, populaire, parce que notre époque fait régner le roman en roi et maître et même la nouvelle littéraire est davantage prisée que la petite prose.

lundi 12 janvier 2015

Oui, Thomas Bernhard


Ma note : 8/10

Voici la présentation de l'éditeur: Comme «l'agent immobilier Moritz», nous sommes, dès les premiers mots, «agressés sans ménagement» par un narrateur véhément, qui ne nous lâchera pas avant de nous avoir dit tout ce qu'il a sur le coeur. Dès la première phrase, tout est joué : ou bien nous lâchons prise, ou bien nous reprenons notre élan et nous ne pouvons plus nous arrêter avant la fin. Tout, alors, s'éclaire, très vite : nous saurons tout sur Moritz et sa famille, sur les Suisses, nous saurons tout sur le narrateur et nous en saurons encore bien plus sur notre compte. Car plus il accumule à plaisir les détails sur son mal, plus sa voix furieuse devient universelle.

[Cette critique dévoile la fin du roman ; vous en êtes averti !]

Dans les dernières pages d'Ulysse de James Joyce, Molly Bloom y va d'un monologue avec un « Oui » appuyé, un oui à la vie (pour résumer très grossièrement, parce qu'en fait c'est un oui tout court, un oui à tout et un oui à rien). En voici un extrait en anglais, parce que je considère que Joyce est difficile à traduire et sa prose « dans le texte » démontre bien toute la puissance de sa pensée. C'est seulement un petit extrait sur les centaines de pages du roman (que je vous conseille en anglais bien sûr). Alors, pour vous mettre l'eau à la bouche, voici les dernières lignes d'Ulysse :

« mouth and it was leapyear like now yes 16 years ago my God after that long kiss I near lost my breath yes he said I was a flower of the mountain yes so we are flowers all a womans body yes that was one true thing he said in his life and the sun shines for you today yes that was why I liked him because I saw he understood or felt what a woman is and I knew I could always get round him and I gave him all the pleasure I could leading him on till he asked me to say yes and I wouldnt answer first only looked out over the sea and the sky I was thinking of so many things he didnt know of Mulvey and Mr Stanhope and Hester and father and old captain Groves and the sailors playing all birds fly and I say stoop and washing up dishes they called it on the pier and the sentry in front of the governors house with the thing round his white helmet poor devil half roasted and the Spanish girls laughing in their shawls and their tall combs and the auctions in the morning the Greeks and the jews and the Arabs and the devil knows who else from all the ends of Europe and Duke street and the fowl market all clucking outside Larby Sharons and the poor donkeys slipping half asleep and the vague fellows in the cloaks asleep in the shade on the steps and the big wheels of the carts of the bulls and the old castle thousands of years old yes and those handsome Moors all in white and turbans like kings asking you to sit down in their little bit of a shop and Ronda with the old windows of the posadas 2 glancing eyes a lattice hid for her lover to kiss the iron and the wineshops half open at night and the castanets and the night we missed the boat at Algeciras the watchman going about serene with his lamp and O that awful deepdown torrent O and the sea the sea crimson sometimes like fire and the glorious sunsets and the figtrees in the Alameda gardens yes and all the queer little streets and the pink and blue and yellow houses and the rosegardens and the jessamine and geraniums and cactuses and Gibraltar as a girl where I was a Flower of the mountain yes when I put the rose in my hair like the Andalusian girls used or shall I wear a red yes and how he kissed me under the Moorish wall and I thought well as well him as another and then I asked him with my eyes to ask again yes and then he asked me would I yes to say yes my mountain flower and first I put my arms around him yes and drew him down to me so he could feel my breasts all perfume yes and his heart was going like mad and yes I said yes I will Yes. »

Le « Oui » de Thomas Bernhard est un peu à l'opposé de celui de Joyce. Il est féminin, comme celui de Joyce, en se servant de la Persane comme personnage, mais il est sur la possibilité du suicide. C'est un « oui » au suicide et ainsi, un « non » à la vie. Voici la fin du roman : « En sortant de chez Moritz, j'ai vu en bas, dans son vestibule, à côté du paletot d'hiver gris souris de Moritz, le manteau en peau de mouton de la Persane, accroché au portemanteau. Les autorités lui avaient remis le manteau. Et son sac à main par-dessus le marché. Deux jours plus tard, comme j'allais revoir la maison complètement abandonnée, pas encore à moitié terminée et déjà délabrée au milieu du pré humide, il m'est revenu à l'esprit que j'avais dit à la Persane, au cours d'une de nos promenades dans la forêt de mélèzes, que, de nos jours, tant de jeunes se suicident, et que la société dans laquelle ces jeunes sont forcés de vivre ne comprend absolument pas pourquoi, et il m'est revenu aussi que, sans transition, et avec toute la brutalité dont j'étais capable, j'avais demandé à la Persane si elle-même se tuerait un jour. Sur quoi elle s'était contentée de rire et elle avait dit Oui. » Comme Joyce, Bernhard termine son roman avec un « oui ». Un peu avant cela nous apprenons que la Persane l'a effectivement fait. Que les rares « Oui » que nous rencontrerons dans le roman aboutiront à ce « oui » ultime, celui du suicide. Avec le roman de Joyce et celui de Bernhard, nous avons le oui du suicide et le oui de la vie, les deux faces d'une même pièce (si l'on prend l'ensemble du monologue de Molly et pas seulement le paragraphe présenté).

Mais revenons plutôt au début du récit. La prose est quelque peu confuse, Bernhard y allant de grandes envolées, en une seule phrase, les sauts de paragraphes étant inexistants. Il n'y a pas d'arrêts, pas de points, ou très peu, pas de début, pas de fin. On est dans la tête du narrateur, où il nous parle de son ami Moritz: « [...] depuis des semaines, je n'avais plus eu d'autres ressources que moi seul, c'est-à-dire ma tête à moi et mon corps à moi, et que j'avais passé dans la plus intense concentration à propos de tout un temps beaucoup trop long pour qu'il ne m'ait pas usé les nerfs, on aurait dit que, cet après-midi-là, résolu à tout ce dont j'espérais le salut, j'avais enfin surgi hors de ma maison humide et froide et sombre, à travers la forêt étouffante et serrée, et m'étais précipité sur Moritz, à la fois victime et sauveteur, bien décidé - je me l'étais promis pendant le trajet jusque chez lui - à ne plus le lâcher sans l'avoir accablé de mes révélations et de mes griefs à vrai dire assez déplacés, ni avant d'avoir atteint un degré tolérable de soulagement, et donc, avant de lui en avoir découvert et dévoilé le plus possible sur mon existence, que je lui avais soigneusement dissimulée pendant toutes ces années. » Il est dans un état mental instable: « [...] les Suisses, les premiers êtres - mis à part Moritz - avec qui j'ai lié conversation depuis des mois, et avec eux était entré, littéralement, le soulagement, cette relaxation de mon état affectif et mental que j'attendais, que j'espérais si ardemment, même si, cet après-midi-là, j'avais d'abord cherché à la provoquer par tous les moyens, à l'amener par mes révélations effrénées et par les humiliations et auto-accusations éhontées vis-à-vis de Moritz qu'entraînaient inévitablement ces révélations ». Il en vient à parler de la Persane, et le narrateur l'a choisie pour faire des promenades dans la forêt de mélèzes: « [...] j'avais tout à coup pour moi seul, en la compagne du Suisse, une Persane native de Chiraz, comme je n'avais pas tardé à l'apprendre, un être qui me régénérait de fond en comble, et donc un partenaire de marche, de pensée, et donc de conversation et d'échanges philosophiques, qui me régénérait de fond en comble, et comme je n'en avais plus eu depuis des années et comme je n'aurais jamais imaginé qu'une femme puisse l'être pour moi.» (Les répétions ne sont pas de mon erreur mais c'est plutôt le style de Bernhard et cela fonctionne à merveille une fois bien rentré de le roman). Le fait de trouver une personne avec qui parler, et qui lui ressemble sur certains points, transformera le narrateur : « [...] depuis longtemps je ne pouvais plus espérer trouver un être avec qui je pourrais avoir une conversation sans restriction, et donc intensifier à son contact mon aptitude à converser, ce qui veut dire mon aptitude à penser, et, au cours des années que je venais de passer retiré dans ma maison, me concentrant uniquement sur mon travail - mener à bien mes études dans le domaine des sciences de la nature (sur les anticorps) - j'avais pratiquement perdu tout contact avec ceux qui m'avaient autrefois permis des confrontations, disons des confrontations intellectuelles, au cours de conversations et de discussions [...] ». Le narrateur a vécu l'isolement le plus complet dans les dernières années et ces discussions réveilleront en lui une pensée philosophique qu'il avait perdue. Et comme il le dit si bien : « les êtres voués à l'esprit finissent dans la privation de contacts »...

Chez la plupart des écrivains nihilistes, comme c'est le cas avec Bernhard , le suicide n'est pas un sujet tabou, à éviter. Le narrateur et l'écrivain Bernhard sont deux entités différentes parce que très éloignés mais ils s'imbriquent quand même ensemble lorsqu'on connaît la vie de Bernhard, les références aux philosophes et aux musiciens étant les mêmes. On voit qu'avec sa question à la Persane, le narrateur considère le suicide comme une solution parmi tant d'autres, alors qu'avec les gens pour qui la spiritualité est importante, et surtout avec les religieux (et les religions), le suicide est souvent un chemin à proscrire, très peu évoqué. Avec les nihilistes comme Bernhard (et le narrateur qui a Schopenhauer comme maître à penser), le suicide, ou plutôt « l'idée » du suicide, agit comme remède d'une certaine façon en enlevant le poids sur les épaules. La différence entre Bernhard, le narrateur et différents penseurs du nihilisme, d'avec la Persane, c'est qu'elle est passée à l'acte, ce qui confirme une des thèses de Nancy Huston dans « Professeurs de désespoir » qui dit que les femmes vivent différemment (et souvent avec plus de violence) le nihilisme que les hommes.

Ce livre s'inscrit dans une suite d'une dizaine de récits, plusieurs qui sont autobiographiques, composés entre 1971 et 1982, et dont la collection « Quarto » de Gallimard en a fait un recueil. Ici, l'aspect autobiographique est tellement subtil que l'on peut à peine parler d'un récit. L'ombre du grand-père de Bernhard parcourt ces récits avec son anarchisme, qui était, selon Bernhard, d'un absolu total. À la lecture de ces livres, nous pouvons constater que le nihilisme de Bernhard puise donc ses racines dans l'anarchisme de son grand-père. Regroupés, ils forment un tout intéressant mais pris séparément, ils n'arrivent pas au même niveau d'excellence que ses grands romans comme « Le naufragé ». En terminant, il m'est important de dire que cette relecture de « Oui » de Thomas Bernhard fût passionnante. Quand je relis un auteur comme Kundera, je suis souvent déçu, mais avec Bernhard c'est tout le contraire. J'y découvre de nouvelles choses à chaque fois, je saisis davantage la profondeur de ses livres. C'est peut-être la différence entre un bon écrivain et un génie...

vendredi 2 janvier 2015

Le livre d'un homme seul, Gao Xingjian


Ma note: 8,5/10

Voici la quatrième de couverture: Un dramaturge chinois en exil et une jeune juive allemande se découvrent au gré des cicatrices qui dessinent leurs corps. De la profondeur des silences et des tabous, dans la chaleur des corps amoureux, jaillit le récit d'une vie de terreur. Le héros raconte les purges et la barbarie du régime de Mao, mais aussi la fuite et l'espoir...

Gao Xingjian n'est pas le Prix Nobel le plus connu et reconnu. J'avais grandement apprécié « La montagne de l'Âme » mais son œuvre romanesque étant relativement assez mince, je préfère les Philip Roth et les Don DeLillo de ce monde. Il sera toujours dans l'ombre de ceux qui ont reçu ce prix quelques années avant lui comme José Saramago et Günter Grass, de même que ceux qui l'ont reçu après lui comme J.M. Coetzee et Mo Yan. Trouvez-moi une seule personne qui n'aime pas Saramago et Coetzee ? J'aimerais bien savoir si cela existe. Mais malgré ce fait, (si l'on peut parler de fait dans l'appréciation littéraire), Gao Xingjian a réussi avec son œuvre à intégrer la culture chinoise dans la culture occidentale, notamment en devenant citoyen français (on sait que l'académie suédoise voue un culte aux écrivains français) et en nous offrant des romans traitant de la culture de la Chine mais pouvant être analysés avec des théories occidentales. Ainsi, « La montagne de l'Âme » pouvait être compris, entre autres, avec une analyse freudienne de la chose littéraire. Mo Yan est l'écrivain de la Chine, bien perçu par le pouvoir communiste, alors que l'on pourrait classer Gao Xingjian avec les dissidents ayant encore un grand attachement à ses origines.

Il disait que « c'est la littérature qui permet à l'homme de conserver sa conscience d'homme. » Ce roman quasi-autobiographique le démontre bien. Le personnage principal rappelle celui de « La montagne de l'Âme », et la narration est parfois au « tu », lorsque le présent est évoqué alors qu'elle est au « il » lorsque c'est le passé qui parle. Nous saurons aussi que tout cela est enveloppé d'une mystérieuse narration au « je » lorsque notre imagination travaille en ce sens. Xingjian, en incorporant des éléments de la théorie littéraire (il a aussi déjà écrit dans ce genre) permet au lecteur de se plonger au cœur de la littérature, de la forme, et cela débouche sur une conscience de soi ultime lorsqu'on lit ce roman. Voici l'incipit, où l'on voit se déployer la narration à la troisième personne du singulier : « Il n'a pas oublié qu'il a eu une autre vie. Le souvenir d'une vieille photographie jaunie, restée à son domicile, épargnée par le feu, éveille en lui la tristesse, mais elle est trop lointaine, comme si cette vie s'était écoulée, comme si elle avait disparu à jamais. Dans son logement de Pékin, où la police a posé les scellés, se trouvait encore une photo de la famille réunie, que lui avait laissée son père à présent décédé, la photo la plus complète de sa nombreuse famille. » Ce sera un roman de l'exil, par moments proustiens en ce sens que la mémoire du narrateur servira de base à l'histoire. Le personnage principal, par le truchement de ce faux « il », se rappelle son enfance lorsqu'il vivait en Chine avec sa famille : « C'était une famille sur le déclin, trop douce, trop fragile, substituer à une telle époque était trop difficile pour elle et elle était vouée à disparaître. Après la mort de son grand-père, son père avait très vite perdu son poste de direction au sein de la banque et la famille avait périclité. Seul son deuxième oncle, celui qui aimait fredonner l'opéra de Pékin, avait collaboré avec le nouveau pouvoir politique comme personnalité démocrate, avant d'être taxé de droitisme et de sombrer dès lors dans un mutisme total, s'assoupissant dès qu'il s'asseyait quelque part, se transformant rapidement en un vieillard ratatiné totalement amorphe qui finit par s'éteindre au bout de quelques années. » Son enfance sous la révolution culturelle de Mao hantera plus de 500 pages de prose à la limite de la perfection. La narration remonte jusqu'à son enfance : « Mais le jour de l'anniversaire de ses dix ans, en fait de ses neuf ans puisque l'on suivait l'ancien calendrier lunaire, la famille était encore florissante, l'anniversaire avait été très animé ; le matin dès son lever, il avait revêtu des vêtements neufs et de nouvelles chaussures de cuir, luxe inouï à cette époque pour un petit garçon. » Lors de cette enfance chinoise, l'emprise du gouvernement est totale : « En revanche, la mort de sa mère l'avait empli d'effroi, elle s'était noyée dans une rivière près d'une ferme et c'était un paysan parti tôt le matin faire paître ses canards qui l'avait découverte, le cadavre déjà gonflé flottait au fil de l'eau. Sa mère avait répondu à l'appel du Parti et s'était rendue dans une ferme pour la rééducation idéologique. » Le personnage principal, comme dans presque tous les grands romans, changera, évoluera, oubliera : « Plusieurs années plus tard, il s'était remis à s'intéresser au bouddhisme zen et l'éveil qu'il avait connu à la lecture des gong'an venait peut-être de cette première ouverture à la vie que le vieux moine lui avait donnée. Il avait bien connu une autre vie, mais par la suite il avait fini par l'oublier. » Des éclairs du passé ressurgissent au présent avec la narration au « tu » : « Tu dis encore que la vie parfois ressemble à un miracle, tu te félicites d'être encore vivant. Tu dis que tout n'est que le fruit du hasard, que ce n'est pas un rêve, mais bien la réalité. »

Ce livre épouse la forme du roman initiatique mais l'écrivain a quand même eu le souci de l'originalité en transformant les standards du genre pour lui donner une identité propre. Les chapitres alternent entre la Chine de l'époque maoïste et le présent dans une chambre d'hôtel. La partie au « tu » donne une apparence impersonnelle à la prose, à la narration, tandis que la partie au « il » démontre que cette vie douloureuse sous le communisme était la même pour tous. « Il » était « un » parmi tant d'autres. J'ai retrouvé dans ce roman écrit entre 1996 et 1998 le style sublime de « La montagne de l'Âme » lequel j'avais lu il y a quelques années et cela m'a permis, à mon tour, de retrouver le souvenir de cette écriture splendide que j'avais gardé au fond de moi. Alors que « La montagne de l'Âme » est le pendant spirituel d'une même pièce qu'il forme avec « Le livre d'un homme seul », ce dernier est davantage lié à l'organique, à la chair, à la souffrance. Une souffrance qui pourra être guérie en partie par la littérature. Étant donné le parcours singulier de cet auteur, surtout pour un romancier occidental, on ne peut pas parfaitement rapprocher Gao Xingjian avec un autre écrivain. Par contre, Mo Yan et lui ont tous les deux la volonté de jouer avec la forme, de prendre des risques, en imbriquant la forme au contenu. Avec ces deux romanciers, les personnages ne sont pas seulement des noms écrits sur une feuille, ils vivent, ils respirent. Ainsi, en évoquant le passé du personnage principal, la narration ajoute de la profondeur à ce même personnage : « Quand il était encore à l'université, il était amoureux d'une étudiante de la même classe que lui. Le visage allongé et la voix pleine de douceur, cette adorable jeune fille en quête de progrès avait fait un rapport idéologique au secrétaire du Parti où elle notait les propos sarcastiques qu'il avait tenus au sujet du roman révolutionnaire "Le chant de la jeunesse", préconisé comme lecture obligatoire par la Ligue de la jeunesse communiste. » Et pour terminer je citerai Victor Hugo sur la forme du récit: « La forme c'est le fond qui remonte à la surface. » Je n'ai rien d'autres à rajouter !