jeudi 22 janvier 2015

L'imitateur, Thomas Bernhard


Ma note : 7/10

Voici la présentation de l'éditeur: Tel un des personnages de cette série de courts récits, Thomas Bernhard voit chaque jour défiler devant lui «le vraisemblable, l'invraisemblable et même l'à peine croyable et l'absolument incroyable». Il ne s'agit pas, on le voit, de démêler la réalité et la fiction, la vérité et le mensonge, qui se trouvent, au contraire, étroitement liés. Qu'il s'agisse de faits divers, d'histoires entendues ou vécues, le comportement et, parfois, les déclarations de leurs héros n'obéissent pas aux mêmes lois que la société qui les pourchasse, les accuse ou les rejette. Chacune de ces histoires, même celles qui font rire, crée un choc, un malaise, une angoisse. Notre petit monde de préjugés et d'idées reçues s'effondre.

Dans La description du malheur - à propos de la littérature autrichienne, un essai magistral, W.G. Sebald consacre une partie à Thomas Bernhard en plus de le citer à de nombreuses reprises. Il semble le considérer comme un des meilleurs écrivains du 20e siècle, avec Peter Handke, entre autres. Et dans cette partie qu'il écrit sur Bernhard, Sebald traite de L'imitateur avec l'angle de l'humour, du rire que procure ce roman : « Bernhard, quant à lui, a tendance à chercher la délivrance moins dans l'aveu de sa part de culpabilité que dans le rire avec lequel il se moque du monde et de lui-même. » Il cite ensuite le texte « Des Anglais déçus » que l'on retrouve dans l'Imitateur :
« Plusieurs Anglais qui s'étaient laissé embobiner par un guide originaire du Tyrol oriental et avaient fait avec lui l'ascension des trois Pinacles avaient été à ce point déçus par le spectacle qu'offre la nature sur ce sommet que, sur place, et sans autre forme de procès, ils avaient battu à mort ce guide, soutien de trois enfants et d'une femme sourde, à ce qu'on dit. Mais quand ils ont pris conscience de ce qu'ils avaient fait, ils ont sauté l'un après l'autre dans le vide. Là-dessus, un journal de Birmingham avait écrit que Birmingham venait de perdre le plus distingué de ses propriétaires de journaux, le plus remarquable de ses directeurs de banque et le plus doué de ses entrepreneurs de pompes funèbres. »
Ensuite, Sebald écrit sur Mikhaïl Bakhtine et son concept du carnavalesque : « Ce qui se renvoie à un monde inversé, à un système totalement carnavalesque ». Bakhtine usait de ce concept pour décrire « le carnaval, qui dans les grandes villes du Moyen Âge était pour ainsi dire légalisé durant un bon tiers de l'année, a été refoulé au cours de l'époque bourgeoise par l'idée d'une culture homogène ayant sublimé la fonction antinomique du rire dans l'humour, l'ironie et d'autres formes d'hilarité. » Ainsi, L'imitateur est fondamentalement un livre figé dans un système carnavalesque.

Et pour la structure de L'imitateur, ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'appartient pas à un genre en particulier, qu'il est éloigné du roman, qu'il est un peu plus proche de la nouvelle littéraire mais je dirais plutôt qu'il est très proche de la petite prose, comme Robert Walser en écrivait. C'est vrai que l'on sent l'ironie de Bernhard qui s'attaque un peu à tout, et son nihilisme devient en quelque sorte « carnavalesque ». Avec ce recueil d'articles un peu macabre, il invente parfois des articles que l'on pourrait retrouver dans les journaux, tellement le journalisme est devenu ridicule. Certaines de ces proses sont diaboliques, d'autres sont humoristiques et il y en a plusieurs qui mélangent parfaitement ces deux genres. De plus, la folie est un thème récurrent.

Voyons maintenant le contenu d'un peu plus près.

Dans la prose éponyme, le narrateur parle d'un étrange imitateur qui ne peut même pas imiter sa propre voix :
« L'imitateur qui avait été invité hier soir par l'Amicale des chirurgiens s'était, après la représentation au palais Pallavicini, où l'Amicale des chirurgiens l'avait invité, déclaré prêt à venir avec nous au Kahlenberg, pour, là aussi, où nous avons une maison toujours ouverte à tous les arts, montrer ses talents, bien entendu moyennant cachet. Nous avions demandé à l'imitateur, originaire d'Oxford en Angleterre, mais qui était allé à l'école à Landshut et qui avait commencé comme armurier à Berchtesgaden, de ne pas se répéter au Kahlenberg, mais de nous présenter un programme entièrement différent de celui de l'Amicale des chirurgiens, et donc d'imiter au Kahlenberg des voix entièrement différentes de celles qu'il avait imitées au palais Pallavicini, dans un programme qui nous ait tous enthousiasmés, et il nous l'avait promis. Et, effectivement, l'imitateur nous avait imité au Kahlenberg des voix, plus ou moins connues, tout autres que celles qu'il avait imitées au palais Pallavicini, devant l'Amicale des chirurgiens. Nous pouvions aussi exprimer des désirs que l'imitateur mettait la meilleure grâce du monde à satisfaire. Mais quand nous lui avons suggéré d'imiter, pour finir, sa propre voix, il a dit que cela, il ne pouvait pas le faire. »
Avec la première prose du recueil, il nous parle d'un vieillard qui a soigné Hamsun, le grand écrivain norvégien, à la fin de sa vie :

« D'emblée, sa première tâche avait été d'aider un très vieil homme à sortir de son lit, de lui faire son lit, et de le remettre au lit. Ce vieil homme était Hamsun. Pendant des mois, jour après jour, il avait conduit Hamsun dans le jardin derrière l'hospice, et il lui avait acheté au village ces fameux crayons avec lesquels Hamsun a écrit son dernier livre. Il avait été le premier à voir Hamsun mort. À l'époque, il ne savait naturellement pas encore très bien qui était ce Hamsun dont il avait recouvert d'un drap le visage mort.»

« Pise et Venise » nous renvoie encore une fois au carnavalesque dont parle Sebald et Bakhtine :
« Les maires de Pise et Venise s'étaient mis d'accord pour donner un choc aux visiteurs de leurs villes, qui, depuis des siècles, ont été régulièrement emballés par Pise aussi bien que par Venise, et ils avaient décidé de faire transporter et installer à Venise la Tour de Pise et à Pise la Campanile de Venise, en grand secret et de nuit. Mais ils n'avaient pas pu tenir leur projet secret, et, la nuit même où ils voulaient faire transférer la Tour de Pise à Venise et le Campanile de Venise à Pise, ils avaient été internés d'office, comme il se doit le maire de Pise à l'asile de Pise et le maire de Venise à l'asile de Venise. Les autorités italiennes avaient su traiter toute l'affaire avec la plus grande discrétion. »
Et finalement, la partie titrée « Nécessité intérieure » est elle aussi orientée vers le carnavalesque avec les pompiers qui décident d'enlever leur filet de protection :
« Des pompiers de Krems étaient passés en jugement, parce qu'ils avaient retiré le filet de sauvetage qu'ils tendaient, et avaient pris la fuite, juste au moment où le désespéré qui, d'une corniche au quatrième étage d'un immeuble de Krems, menaçait depuis des heures de se jeter dans le vide, s'était décidé à sauter. Le plus jeune des pompiers avait déclaré dans sa déposition qu'il avait agi sous l'effet d'une soudaine nécessité intérieure, et que, voyant que le désespéré mettait sa menace à exécution, il avait pris la fuite sans lâcher le filet. Comme il était le plus fort des six pompiers, il avait entraîné les cinq autres, et le filet par-dessus le marché, et, juste au moment où le désespéré, un malheureux étudiant, comme l'écrit le journal, s'écrasait sur le pavé devant la façade où il était resté si longtemps accroché, ils étaient tous tombés par terre en se faisant des contusions plus ou moins douloureuses. Le tribunal devant lequel le pompier qui avait le premier pris la fuite avec le filet de sauvetage, et qui, étant, comme on l'a dit, le plus jeune et le plus fort d'entre eux, faisait figure de principal accusé, n'avait pas pu écarter la responsabilité de cet accusé principal, mais il a acquitté le pompier (tout comme les cinq autres pompiers de Krems, d'ailleurs), bien qu'il n'ait bien entendu pas pu se convaincre de son innocence. Depuis des années et des années, les pompiers de Krems ont la réputation d'être les meilleurs du monde. »
Non seulement il ne faut pas commencer à lire Bernhard avec cet Imitateur mais je crois qu'on doit avoir lu son œuvre complète avant de s'y attaquer. Les recueils de petites proses ne sont jamais une lecture facile, populaire, parce que notre époque fait régner le roman en roi et maître et même la nouvelle littéraire est davantage prisée que la petite prose.

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