jeudi 25 juin 2015

Animal du coeur, Herta Müller


Ma note : 8,5/10

Voici la quatrième de couverture : «Un père, au jardin, désherbe l'été. Debout près de la bordure, une enfant se dit : mon père en sait long sur la vie. Car le père place sa mauvaise conscience dans les plantes les plus nulles et les arrache. Juste avant, l'enfant a souhaité que les plantes les plus nulles échappent à la binette et survivent à l'été. Mais elles ne peuvent pas s'enfuir, parce qu'elles doivent attendre l'automne pour avoir des plumes blanches. Alors seulement, elles apprendront à voler.» Lola a quitté sa province pour échapper à la misère et faire ses études à Timisoara. Un jour, on la retrouve pendue dans son placard. À cette mort misérable s'ajoute son exclusion infamante, à titre posthume, du Parti communiste. La narratrice, ancienne camarade de chambre de Lola, ne croit pas à la thèse du suicide, pas plus qu'Edgar, Kurt et Georg. Mais l'amitié qui se noue entre elle et les trois garçons, puis avec Tereza, est menacée cette société qui broie l’individu et tous ceux qui s'y opposent. Animal du cœur dépeint le régime de terreur de Ceausescu et ses conséquences sur de très jeunes vies. L'auteur y interroge la capacité de l’homme à résister à toute normalisation et à sauver son humanité profonde. Ce roman est écrit dans la langue d'une richesse poétique inouïe qui fait la singularité du puissant style de Herta Müller.


L'histoire de ce roman est semblable aux autres romans de l'auteure. La structure, le style, etc., sont les mêmes. Une écriture proche de la prose poétique. Herta Müller a vécu le communisme sous Ceausescu et ses romans sont construits autour de ces thèmes : contrôle, pouvoir, totalitarisme, censure. Souvent, les personnages sont à l'aube de leur vie. Ses livres sont proches de l'anti-roman initiatique, l'anti-bildungromans. Ses personnages veulent s'émanciper mais le « grand Autre » leur en empêche.

Les « détails » sont d'une importance cruciale en littérature. Non seulement en leur « nombre » mais aussi par leur « choix », lesquels seront sélectionnés par l'écrivain pour faire vivre leurs histoires, leurs personnages. Herta Müller est selon moi un des meilleurs écrivains dans ce domaine. Par exemple, ici, lorsqu'elle parle des mûriers, alors que d'autres se seraient attardés à des choses plus importantes, mais de plus mauvais goût : « En ville aussi, il y avait des mûriers, mais pas dans les rues. Dans les cours intérieures, et encore rarement. Seulement dans celles des vieilles gens. Et sous ces arbres se dressait une chaise de salon à l'assise capitonnée de velours. Mais le velours était taché, déchiré. Et dessous, une poignée de foin rebouchait le trou. À force de s'asseoir, on avait comprimé le foin, qui pendait sous le siège comme de cheveux nattés. » De plus, elle est géniale dans les descriptions, les figures de style, etc. : « Une fois de plus, j'ai dû rester devant le placard vide avant de sortir ma valise du rectangle. Peu avant, j'avais ouvert la fenêtre, une fois de plus. Dans le ciel, les nuages étaient comme des plaques de neige sur des terres labourées. Le soleil d'hiver avait des dents. Je voyais mon visage sur la vitre, et j'attendais que le soleil chasse la ville de sa lumière, comme il y avait assez de neige et de terre en haut. »

Avec Herta Müller, on n'est pas dans les silences envahissants, où ceux-ci prennent une place prépondérante, comme c'est le cas, par exemple, avec un autre Prix Nobel, Patrick Modiano. Lorsqu'on lit ce dernier, les silences, tellement nombreux et résonnants, forment une sorte de vacarme par leur omniprésence, leur importance. Ils sont stridents. Müller est en quelque sorte à l'opposé de Modiano. Ce dernier n'a pas un grand style alors que l'esthétique de Müller est « poésie ». Avec Müller, l'histoire (malgré ses thèmes importants et puissants) est reléguée à un rôle de second plan pour laisser toute la place à la beauté de l'écriture. Les figures de style comblent les silences.

Voyons maintenant davantage en profondeur la prose et le récit d'Animal du coeur. Lola sera dès le début une suicidé qui sera le centre, le fondement de l'histoire. La narratrice parle du suicide de Lola d'une façon rarement vue en littérature. Son suicide devient le symbole du communisme : « Cinq filles se tenaient près de l'entrée du foyer. Dans la boîte en verre était affiché la photo de Lola, la même que celles de son carnet du Parti. Sous la photo, on avait accroché une feuille que quelqu'un lut à voix haute : Cette étudiante s'est suicidée. Son acte est détestable et nous la méprisons. c'est une honte pour tout le pays. » Et un peu plus loin elle dit : « Deux jours plus tard, dans le grand amphitéâtre, Lola la pendue fut exclue du Parti et de l'université. Il y avait des centaines de gens. Au pupitre, quelqu'un dit : elle nous a tous bernés, elle ne mérite pas d'être étudiante dans notre pays, ni membre de notre Parti. Tout le monde applaudit. Le soir, dans le rectangle, quelqu'un dit : si tout le monde a applaudi longtemps, c'est parce qu'on avait envie de pleurer. Personne n'a osé être le premier à arrêter. Chacun, en applaudissant, regardait les mains des autres. Certains, qui avaient brièvement cessé, ont pris peur et ont recommencé. » Pendant tout le roman, la ville et la campagne seront placées en contradiction. Et Lola aura quelque chose de plus, malheureusement. On pourrait dire qu'elle est originaire de la « pauvreté » : « Lola venait du sud du pays, d'une région restée pauvre, et ça se voyait ; je ne sais pas trop où, peut-être sur les pommettes, pourtour de la bouche, ou carrément dans les yeux. Difficile à dire. Que ce soit à propos d'une région ou d'un visage, c'est aussi difficile. Chaque région de ce pays était restée pauvre, même sur les visages. Mais la région de Lola, que ce soit sur les pommettes, le pourtour de la bouche, ou en plein dans les yeux, était peut-être plus pauvre. C'était plus une région qu'un paysage. La sécheresse ronge tout, écrit Lola, sauf les moutons, les melons et les mûriers. »

La narratrice écrit sur le cahier qu'elle trouve chez Lola : « Lola disait que des puces, il y en avait même sur l'écorce des arbres. Quelqu'un lui a répondu que ce n'étaient pas des puces, mais des pucerons, des parasites des plantes. Lola écrit dans son cahier : les puces qu'on voit sur les feuilles sont encore pires. On le lui a dit : elles ne vont pas sur les gens, car ils n'ont pas de feuilles. Lola écrit : quand le soleil tape, elles grimpent partout, même sur le vent. Des feuilles, nous en avons tous. Elles tombent dès qu'on ne grandit plus, l'enfance étant terminée. Et elles reviennent quand on se ratatine, l'amour étant terminé. Les feuilles poussent à leur idée, écrit Lola, comme les hautes herbes. Deux ou trois enfants du village n'ont pas de feuilles, mais une grande enfance. Ce sont des enfants uniques, parce qu'ils ont un père et une mère ayant fait des études. Quant aux enfants d'un certain âge, les pucerons les rajeunissent : en enfant de quatre ans n'en a plus que trois, un des trois ans n'en a plus qu'un. Même un enfant de six mois, écrit Lola, ou un nouveau-né. Et plus les pucerons s'attaquent aux frères et soeurs, plus l'enfance rapetisse. » (ici aussi l'on peut voir l'importance des détails, ce qui contribue à la construction du roman, de même que les images, les métaphores, etc. Encore une fois, on peut voir dans ce passage l'importance de l'enfance chez Herta Müller, l'enfance « prisonnière »)

Le style du roman est pur, froid, on peut dire sans se tromper que c'est de la poésie en prose ou quelque chose qui s'en approche. Müller ne donne pas l'impression de plonger profondément dans l'histoire, non plus dans la psychologie de ses personnages. Elle donne l'impression d'une écrivaine qui se tient à l'écart. La prose est fluide mais le déroulement de l'action est un peu saccadé, ce qui est vraisemblablement voulu par l'auteure. Avec le suicide de Lola, il me semble que Müller n'est jamais allée aussi loin dans sa critique du communisme. Plusieurs écrivains seraient tombés dans les descriptions misérabilistes, en décrivant seulement la pauvreté des lieux, la misère des gens, etc. Mais avec Herta Müller, on ne ressent pas vraiment cela, en tout cas on ne ressent pas seulement ce côté « misérable » du récit. Parce que c'est son habitude, elle nous offre toujours une prose avec une multitude de couleurs, alors que les descriptions du communisme chez les autres écrivains sont souvent sombres (avec le gris) : « Couchée sur son lit, Lola n'avait sur elle que des collants épais. Le soir, mon frère rentre les moutons à la bergerie, écrit Lola, et il doit traverser un champ de melons. Il a quitté le pâturage en retard, la nuit tombe, les moutons marchent sur les melons, leurs pattes fines s'enfoncent dedans. Mon frère dort à l'étable, et les moutons, toute la nuit, ont les pattes rouges. »

Après La bascule du souffle, ce roman est peut-être mon préféré de Müller. Les personnages emprisonnés dans le système sont à la réalité ce que les personnages de Kafka sont au rêve, à l'imaginaire.

Pour conclure, voici une citation qui représente assez bien l'ensemble du roman, malgré sa brièveté :

« Il ne peut pas y avoir de villes dans une dictature, parce que tout est petit, une fois sous surveillance. »

2 commentaires:

  1. Je n'ai pas lu celui-ci, mais j'apprécie aussi beaucoup cet auteur. Je trouve que ses phrases ont quelque chose de mystérieux, que les récits ne s'absorbent pas comme ça, immédiatement. C'est très fort.

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  2. En effet, et j'ai remarqué au fil des années que les anciens communistes font de très bons romanciers, en tout cas ceux qui vivaient dans ces régions...

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