lundi 15 juin 2015

La douleur, Marguerite Duras


Ma note : 7/10

Voici la quatrième de couverture: « J'ai retrouvé ce journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n'ai aucun souvenir de l'avoir écrit. Je sais que je l'ai fait, que c'est moi qui l'ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l'endroit, la gare d'Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. Quand l'aurais-je écrit, en quelle année, à quelles heures du jour, dans quelles maisons ? Je ne sais plus rien. [...] Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m'épouvante quand je la relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant des années dans cette maison de campagne régulièrement inondée en hiver. La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot «écrit» ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d'une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n'ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m'a fait honte. »

 (pour cette chronique j'écrirai plus particulièrement sur la première partie, sur la première histoire nommée  La douleur)

 Le texte de la quatrième de couverture est une sorte de prologue à la première partie de ce « tout », et il en sera de même pour les parties subséquentes. Comme pour les romans de Patrick Modiano, on commence notre lecture en plongeant en plein mystère. Ce journal sera en fait celui de Marguerite Duras elle-même, qui semble avoir romancé un peu ce qui est véridique. Elle parlera de « l'attente », de « la douleur » qui l'accable. Ce sera le symptôme d'avoir un mari à la guerre (en 1944). On pourrait dire que le tout forme un roman autobiographique et elle s'appuie pour l'écrire sur un cahier qu'elle avait tenu au temps de la guerre.

 Dans la première partie qui se nomme « La douleur », le récit se déroule en avril et l'auteur a manifestement voulu créer un caractère « étouffant » pour « l'attente » : « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d'entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d'entrée : « Qui est là - C'est moi. » Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans un centre de transit : « Je suis revenu, je suis à l'hôtel signes avant-coureurs. » Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses possibles. Il en revient tout de même. Il n'est pas un cas particulier. Il n'y a pas de raison particulière pour qu'il ne revienne pas. Il n'y a pas de raison pour qu'il revienne. Il est possible qu'il revienne. Il sonnerait : « Qui est là. - C'est moi. » Il y a bien d'autres choses qui arrivent dans ce même domaine. Ils ont fini par franchir le Rhin. La charnière d'Avranches a fini par sauter. Ils ont fini par reculer. J'ai fini par vivre jusqu'à la fin de la guerre. Il faut que je fasse attention : ça ne serait pas extraordinaire s'il revenait. » Le temps passe et la narratrice devient de plus en plus angoissée : « Le battement dans les tempes continue. Il faudrait que j'arrête ce battement dans les tempes. Sa mort est en moi. Elle bat à mes tempes. On ne peut pas s'y tromper. Arrêter les battements dans les tempes - arrêter le coeur - le calmer - il ne se calmera jamais tout seul, il faut l'y aider. Arrêter l'exorbitation de la raison qui fuit, qui quitte la tête. Je mets mon manteau, je descends. La concierge est là : « Bonjours madame L. » Elle n'avait pas un air particulier aujourd'hui. La rue non plus. Dehors, avril. » Dans ces cahiers, la douleur c'est l'angoisse : « Il fait chaud dans toute l'Europe. Sur la route, à côté de lui, passent les armées alliées qui avancent. Il est mort depuis trois semaines. C'est ça, c'est ça qui est arrivé. Je tiens une certitude. Je marche plus vite. Sa bouche est entrouverte. C'est le soir. Il a pensé à moi avant de mourir. La douleur est telle, elle étouffe, elle n'a plus d'air. La douleur a besoin de place. Il y a beaucoup trop de monde dans les rues, je voudrais avancer dans une grande plaine, seule. Juste avant de mourir, il a dû dire mon nom. Tout le long de toutes les routes d'Allemagne, il y en a qui sont allongés dans des poses semblables à la sienne. Des milliers, des dizaines de milliers, et lui. Lui qui est à la fois contenu dans les milliers des autres, et détaché pour moi seule des milliers des autres, complètement distinct, seul. » Tout cela elle se l'imagine ! Et ensuite, à travers ce récit du temps de la guerre, la narratrice attend toujours Robert L. : « J'ai été trouver le chef du centre pour arranger l'affaire du Service des Recherches. Il nous permet de reste là, mais en fin de circuit, à la queue, du côté de la consigne. Tant qu'il n'y a pas de convois de déportés je tiens le coup. Il en revient par le Lutetia, mais par Orsay, pour le moment il n'y a que des isolés. J'ai peur de voir surgir Robert L. Lorsqu'on annonce des déportés je sors du centre, c'est entendu avec mes camarades, je ne reviens que lorsque les déportés sont partis. Lorsque je reviens les camarades me font signe de loin : " Rien. Aucun ne connaît Robert L. " Le soir je vais au journal, je donne les listes. Chaque soir, je dis à D. : " Demain je ne retournerai pas à Orsay." » Les phrases courtes renvoient habituellement à l'impatience et à l'angoisse. De plus, on peut voir qu'il y a plusieurs répétions, ce qui ajoutent à l'effet d'angoisse. Aussi, pour ce qui est de la forme, ces phrases courtes, dont plusieurs sont nominales, sont généralement utilisées par les écrivains pour se donner « un style ». Le rythme saccadé qui en découle va à l'encontre de notre pensée habituelle, un peu à l'opposé de la prose de Proust. Un écrivain qui utilise ces petites phrases veut se démarquer mais personnellement, cela ne m'a jamais impressionné et qui plus est, c'est parfois pénible à lire. C'est souvent une erreur de débutant.

 Il arrive souvent, avec la forme romanesque, que les meilleurs romans sont ceux qui abordent une histoire intime, mais lorsqu'ils sortent de leur « petite vie », ces histoires deviennent universelles. La douleur aurait pu devenir ce type de roman. Par contre, les écrivains français comme Marguerite Duras, (et à peu près tous les écrivains français contemporains) ont de la difficulté à nous donner l'impression qu'ils s'éloignent de leur petite personne, et ainsi, ils sont difficilement exportables. Alors, (et c'est seulement mon opinion), j'ai de la difficulté à apprécier la plupart des écrivains français. Un océan me sépare d'eux, au sens propre comme au figuré. Selon moi, les écrivains autrichiens et portugais, entre autres, arrivent plus facilement à créer un « moi universel » même si eux aussi, la plupart du temps, abordent des sujets intimes. Dans La douleur, la toile de fond est la guerre (sujet universel) mais le roman reste intimiste, petit, etc. On pourrait aussi se poser ces questions : La douleur intéresse qui ? L'angoisse de Marguerite Duras intéresse-t-elle beaucoup de monde en dehors de la France ? Pourquoi lire cette histoire à la place de telle autre ? Comme le disait Roland Barthes dans ses cours au Collège de France, l'on ne s'interroge jamais sur l'importance de l'histoire de Guerre et paix et sur celle de La recherche de Proust. Mais trop souvent, les romans manquent de profondeur. C'est un recueil plutôt moyen mais on sent quand même un talent derrière cette écriture qui devient plus vivante, plus le livre avance. Je ne suis aucunement déçu parce que je ne m'attendais à rien. Et malgré ce que j'aie pu en dire plus haut, c'est une histoire remplie d'humanité que nous offre Marguerite Duras. Une histoire de perte et de retrouvailles, de tristesse et d'espoir. Les thèmes sont profondément humains. 

 Pour conclure, voici un court passage qui résume assez bien La douleur. Il arrive vers la fin du récit, du journal : « Quand j'ai perdu mon petit frère et mon petit enfant, j'avais perdu aussi la douleur, elle était pour ainsi dire sans objet, elle se bâtissait sur le passé. Ici l'espoir est entier, la douleur est implantée dans l'espoir. Parfois je m'étonne de ne pas mourir : une lame glacée enfoncée profond dans la chair vivante, de nuit, de jour et on survit. »

2 commentaires:

  1. J'avais été plus qu'émue par cette lecture, il y a quelques années. Je me souviens d'une écriture qui touchait au coeur, et forcément d'un thème très déstabilisant. Un souvenir de lecture très particulier et puissant.
    Merci pour tes visites chez moi d'ailleurs, et n'hésite pas à laisser des commentaires, même si nous n'avons plus vraiment les mêmes lectures depuis quelques mois :p

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  2. haha c'est vrai qu'on n'a plus les mêmes lectures. ;) Merci de l'invitation et à bientôt !

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