mardi 26 mai 2015

L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, Haruki Murakami


Ma note: 7,5/10

Voici la quatrième de couverture: « Depuis le mois de juillet de sa deuxième année d'université jusqu'au mois de janvier de l'année suivante, Tsukuru Tazaki vécut en pensant presque exclusivement à la mort. À Nagoya, ils étaient cinq amis inséparables. L'un, Akamatsu, était surnommé Rouge ; Ômi était Bleu ; Shirane était Blanche et Kurono, Noire. Tsukuru Tazaki, lui, était sans couleur. Tsukuru est parti à Tokyo pour ses études ; les autres sont restés. Un jour, ils lui ont signifié qu'ils ne voulaient plus jamais le voir. Sans aucune explication. Lui-même n'en a pas cherché. Pendant seize ans, Tsukuru a vécu comme Jonas dans le ventre de la baleine, comme un mort qui n'aurait pas encore compris qu'il était mort. Il est devenu architecte, il dessine des gares. Et puis Sara est entrée dans sa vie. Tsukuru l'intrigue mais elle le sent hors d'atteinte, comme séparé du monde par une frontière invisible. Vivre sans amour n'est pas vivre. Alors, Tsukuru Tazaki va entamer son pèlerinage. À Nagoya. Et en Finlande. Pour confronter le passé et tenter de comprendre ce qui a brisé le cercle. Après la trilogie "1Q84", une oeuvre nostalgique et grave qui fait écho aux premiers titres du maître, "La Ballade de l'impossible" notamment. » 

Murakami est un spécialiste de « l'autre-monde ». Il est celui qui parvient le mieux, en littérature, à graduellement faire passer ses personnages de notre réalité à un monde nouveau, à un nouvel espace-temps, à un univers parallèle. Le critique James Wood a déjà écrit dans "The Fun Stuffsur les livres de science-fiction qui ont une valeur littéraire :
« Works of fantasy or sience fiction that also succed in literaty terms are hard to find, and are rightly to be treasured - Hawthorne's story 
The Birthmark come to mind, and H. G. Wells's The time Machine, and some of Krel Capek's stories. And just as one is triumphantly sizing up this thin elite, one thinks correctively of that great fantasist Kafka, or even Beckett, two writers whose impress can be felt, perhaps surprisingly, on Kazuo Ishiguro's novel Never let me go. And how about Borges, who so admired Wells ? Or Gogol's The Nose ? Or The Double ? Or Lord of the flies ? A genre that must make room for Kafka and Beckett and Dosoevsky is perhaps no longer a genre bur merely a definition of writing successfully ; in particular, a way of combining the fantastic and the realistic so that we can no longer separate them, and of making allegory earn its keep by becoming indistinguishable from narration itself. »
 Pour ma part, je rajouterais Haruki Murakami parmi les meilleurs écrivains de science-fiction «littéraire». J'ai lu dernièrement Ishiguro, suite à cette recommandation de Wood, "Auprès de moi toujours", et même s'il a effectivement de grandes qualités de prosateur, je continue à lui préférer Murakami. Et pour ce qui est de H.G. Wells, il m'a lui aussi convaincu de son excellence «littéraire», ce qui est extrêmement rare en science-fiction.

Mais Murakami n'écrit pas toujours dans ce genre. "La ballade de l'impossibleest selon moi son meilleur roman, et il est dans un registre fort différent, proche du réalisme et de la grande tragédie grecque et japonaise. Dans "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage", il évoque un peu la possibilité de l'univers parallèle sans jamais tomber dedans complètement, et ainsi, il demeure dans le concept théorique : « Que ç'aurait été bien s'il était mort alors, pensait fréquemment Tsukuru Tazaki. Du coup, ce monde-ci n'existerait pas. C'était pour lui quelque chose de fascinant : que le monde d'ici n'ait plus d'existence, que ce qui était considéré comme de la réalité n'en soit finalement plus. Qu'il n'ait plus d'existence dans ce monde, et que, pour la même raison, ce monde n'ait plus d'existence pour lui. » "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinagereprend la même structure et le même genre que "La ballade de l'impossible". Ce dernier mettait en scène un homme qui avait vécu une terrible tragédie à la fin de l'adolescence. Au début du roman il était plus vieux, il était dans un avion, et une chanson des Beatles ("Norwegian Wood") lui rappela son passé. Comme ici, le procédé proustien du souvenir joua un très grand rôle. Dans "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage", une musique de Franz Liszt vient jouer le rôle que les Beatles jouaient dans "La ballade de l'impossible". Le passé devient ce qui pourra peut-être guérir le présent. Ce présent n'est rien si le passé n'est pas expliqué, réparé.

Personnellement, ce que je reproche à Murakami, ce sont les thèmes qu'il aborde, parce que ceux-ci sont souvent puérils, simplistes, etc. Ce roman, qui est son plus récent, ne fait certainement pas exception à la règle. Cet écrivain semble avoir de la difficulté à sortir de son enfance, de son adolescence surtout. Dans l'oeuvre de Murakami, l'être (en tant qu'être) est plus important que la carrière, l’extérieur, la société, etc., même s'il parle beaucoup de ces "extérieurs". Avec cet auteur, ce que "sont" les personnages est plus important que ce qu'ils "ont", que leur utilité dans la société. Ses œuvres respirent la liberté, mais cette liberté n'est jamais totale pour les personnages, et ici, ils sont aux prises avec leur passé. La couleur que se donnent les personnages (en lien avec leurs noms) ne mène pas vraiment à un résultat important. L'utilisation qu'en fait Paul Auster dans "La trilogie New-yorkaise" est de loin plus intéressante, parce qu'elle aboutira à une chute, et surtout, à un jeu de l'auteur avec le lecteur, ce qui est presque essentiel dans le postmodernisme. Dans "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage", son but est surtout de montrer aux lecteurs la différence du personnage principal, ce qui fait qu'il est unique. Aussi, une fois évacué quelques éléments secondaires (et de la façon qu'il est construit, sa relative complexité inutile), nous sommes bien dans le roman initiatique, dans la plus pure tradition du bildungsroman. L'intrigue du roman est simple : Tsukuru doit découvrir pourquoi son groupe ne voulait plus lui parler et tel un héros des bildungsromans, il devra passer à travers plusieurs étapes pour se découvrir lui-même. Et comme la plupart des romans de ce genre, il aura une sorte de guide, de collègue qui le guidera (un peu) et ici ce sera (un peu) sa conjointe.

Le roman s'ouvre sur le questionnement du personnage principal au sujet du suicide : « Depuis le mois de juillet de sa deuxième année d'université jusqu'au mois de janvier de l'année suivante, Tsukuru Tazaki vécut en pensant presque exclusivement à la mort. Son vingtième anniversaire survint durant cette période mais cette date n'eut pour lui aucune signification particulière. Pendant tout ce temps, il estima que le plus naturel et le plus logique était qu'il mette un terme à son existence. Pourquoi donc, dans ce cas, n'accomplit-il pas le dernier pas ? Encore aujourd'hui il n'en connaissait pas très bien la raison. À cette époque, il lui paraissait pourtant plus aisé de franchir le seuil qui sépare la vie de la mort que de gober un œuf cru. Il est possible que le motif réel pour lequel Tsukuru ne se suicida pas fut que ses pensées de la mort étaient si pures et si puissantes qu'il ne parvenait pas à se représenter concrètement une manière de mourir en adéquation avec ses sentiments. Mais l'aspect concret des choses n'était qu'une question secondaire. » Nous apprendrons, vers le milieu du roman, pourquoi Tuskuru a passé par ce chemin, suite à son adolescence. Dans ce roman, Murakami amène subtilement le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche, comme la littérature doit le faire, en incluant aussi son antithèse : « Tsukuru, quelquefois, se demandait pourquoi il appartenait à ce groupe. Était-il réellement nécessaire à ses camarades, dans le vrai sens du terme ? S'il n'était pas là, les quatre autres ne se sentiraient-ils pas le cœur plus léger ? Peut-être ne s'en étaient-ils pas encore aperçus et ne s'agissait-il que d'une question de temps avant qu'ils n'en prennent conscience ? Plus Tsukuru Tazaki réfléchissait à tout cela et moins il comprenait. Chercher à estimer sa propre valeur revenait à vouloir jauger une substance qui possédait pas d'unité mesurable. Sur une balance imaginaire, l'aiguille pourrait-elle cliqueter ? En dehors de lui, les autres ne paraissaient guère se soucier de ces questions. Il semblait en tout cas que les cinq membres du groupe avaient un vrai plaisir à se retrouver et à faire des choses ensemble. Il fallait que ce soit ces cinq-là. Pas un de plus, pas un de moins. Comme un pentagone régulier, composé de cinq côtés de longueurs rigoureusement égales. C'est ce que leur visage à tous lui disaient. » 

Comme c'est souvent le cas avec Murakami, c'est un roman sur l'individualité, ce qui nous distingue des autres, ce qui fait que l'on se sent différent et ainsi, ce n'est pas pour rien qu'il est très populaire (de plus, il est incapable de se séparer de ce thème). Pour poursuivre avec ce que je disais plus haut, les couleurs semblent être aussi utilisées dans un sens métaphysique : « Pourtant le hasard avait voulu que Tsukuru Tazaki se distingue légèrement sur un point : son patronyme ne comportait pas de couleur. Les deux garçons s'appelaient Akamatsu - Pin rouge -, Ômi - Mer bleue -, et les deux filles, respectivement Shirane - Racine blanche - et Kurono - Champ noir. Mais le nom « Tazaki » n'avait strictement aucun rapport avec une couleur. D'emblée, Tsukuru avait éprouvé à cet égard une curieuse sensation de mise à l'index. Bien entendu, que le nom d'une personne contienne une couleur ou non ne disait rien de son caractère. Tsukuru le savait bien. Néanmoins, il regrettait qu'il en soit ainsi pour lui. Et, à son propre étonnement, il en était plutôt blessé. D'autant que les autres, naturellement, s'étaient mis à s'appeler par leur couleur. Rouge. Bleu. Blanche. Noire. Lui seul demeurait simplement «Tsukuru». Combien de fois avait-il sérieusement pensé qu'il aurait été préférable que son patronyme ait eu une couleur ! Alors, tout aurait été parfait. »

Ce roman donne l'impression d'un auteur en fin de carrière, le meilleur étant derrière lui. Il a moins à dire qu'il a déjà dit, il se répète un peu. On sent que la magie opère encore un peu mais que c'est la dernière source d'étincelle, ou presque. "1Q84était un chef-d'oeuvre, une longue trilogie, et écrire après cela n'est jamais facile. Il n'est pas le meilleur écrivain « ligne par ligne », le langage de Murakami est simple. Contrairement à un Nabokov, on ne sent pas avec Murakami la puissance des mots, du vocabulaire.

Finalement, on pourra peut-être trouver ce livre essentiel parce que, comme nombre d'auteurs, l'oeuvre développée par Murakami, au fil des années, peut s'apparenter à une toile d'araignée et les romans (et nouvelles) représentent les fils de cette toile. Chaque roman est donc important parce qu'il a un petit lien avec les autres et le tout est subtilement construit pour attraper le lecteur dans cette toile. En ce sens, ayant lu l'oeuvre complète de Murakami, ce roman est important, parce que le lien avec "La ballade de l'impossible" est très fort.

4 commentaires:

  1. Je n'ai pas encore lu ce titre, mais j'en ai l'intention. En lisant la fin de ton billet, je me suis dis que cela peut être intéressant dans la mesure où "La ballade...." est à ce jour le dernier roman que j'ai lu de Murakami, et que j'en garde un souvenir assez net.
    Personnellement, le titre que j'ai préféré de cet auteur sont Les chroniques de l'oiseau à ressort (mais je crois que nous en avions déjà parlé, et que nous n'étions pas d'accord !).
    En tous cas tu parles très bien de ce qui caractérise son oeuvre, cet "entre-deux" dans lequel il sait si bien naviguer, à la limite du réel et du surnaturel. Et ce que tu évoques à propos de ses personnages est également très juste. Ce que j'aime chez ses héros, c'est cette honnêteté un peu naïve dont ils font preuve aussi bien envers les autres qu'envers eux-mêmes, et leur absence de tout carcan moral. Je n'y avais jamais pensé mais c'est vrai que ce sont des caractéristiques qui se réfèrent à l'enfance..

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  2. D'accord avec toi mais pour Les chroniques de l'oiseau à ressort, j'ai trouvé le rythme beaucoup trop lent (entre autres). Je sais que tu reproches cela à 1Q84 mais pour ma part, je trouvais que 1Q84 avait un rythme un peu plus vite (donc parfait)... Mais bon, je crois que je commence à avoir fait le tour de cet auteur, peut-être que je lirai quelques autres titres en relecture comme Kafka sur le rive et Les chroniques de l'oiseau à ressort...Hier je lisais Patti Smith sur ses lectures préférés et elle citait notamment Murakami et surtout Bolano, en voici l'article : http://www.openculture.com/2015/04/patti-smiths-list-of-favorite-books.html

    à bientôt...

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  3. Merci pour le lien, je vais regarder ça...

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