samedi 16 mai 2015

Great Jones Street, Don DeLillo


Ma note : 7,5/10 

 Voici la présentation de l'éditeur: Rock-star et messie en herbe, Bucky Wunderlick, en proie à une crise spirituelle, lâche son groupe au beau milieu d’une tournée pour aller se terrer dans un appartement minable de l’East Village de New York, afin d’échapper à la machine infernale d’un système dont il a jusqu’alors parfaitement joué le jeu. Pendant que les fans en délire aspirent au retour sur scène de leur idole charismatique, Bucky, moins coupé de ses semblables qu’il ne l’aurait souhaité, se voit mis en demeure, par divers interlocuteurs plus ou moins bien intentionnés et diversement amateurs de substances illégales, de déchiffrer la partition inédite composée à son intention par un monde déviant et éminemment toxique, capable de le manipuler jusqu’à attenter à son intégrité psychique. Contemporain d’une époque – le début des années 1970 – dont il reflète les cauchemars et les hallucinations, Great Jones Street constitue une pénétrante approche des arcanes d’une pop culture au sein de laquelle s’inaugure la fusion de l’art, de la loi du marché et de la décadence urbaine.Sur les origines d’une scène culturelle toujours prégnante et dont la mythologie ne cesse de donner lieu à des revivals en tout genre, Don DeLillo apporte ici, loin des clichés qu’engendrent de pures récupérations mercantiles, un témoignage aussi authentique que visionnaire. 

 Pour Harold Bloom, Don DeLillo est un auteur plus complexe que l'étiquette de "postmoderniste" qu'on lui colle habituellement. Bloom dit que Outremonde est son chef-d'oeuvre (ce que peu de lecteurs désapprouvent) et pour lui, Don DeLillo est sans aucun doute l'un des grands écrivains de notre époque (parmi les écrivains vivants, il le classe dans les quatre meilleurs). Il dit qu'il est un « superbe inventeur ». De plus, DeLillo est pour lui un « high romantic » qui doit plus à Emerson, Thoreau et Whitman qu'à un postmoderne comme Thomas Pynchon. Paul Maltby est plutôt d'accord, parce qu'il a, (selon lui) : "an acknowledgement of a spiritual tone of life", ce qui représente un aspect du romantisme en littérature. (Toutes ces références sont dans le recueil de critiques sur Don DeLillo édité par Harold Bloom). Et dans son résumé de ce recueil de critiques, Chris Porter dit : "Concentrating on the «visionary moments» in The Names, White Noise and Libra, Maltby celebrates the anti-postmodern wonder and mystery that DeLillo foregrounds. These moments act in DeLillo as an "affirmation that the near-global culture of late capitalism cannot exhaust the possibilities of human experience." 

 Comme tous les romans de Don DeLillo, Great Jones Street semble de prime abord à l'opposé du romantisme mais sa poétique fait ressortir, d'une façon éclatante, les émotions humaines les plus profondes, ce qui n'est pas sans rappeler quelques grands romans de la période romantique. Un des éléments importants du romantisme est de faire passer les émotions avant la raison et sur ce point aussi, Great Jones Street récupère un peu du romantisme. 

 Ensuite, on doit dire que le style de DeLillo se prête moins bien à une histoire comme celle de Great Jones Street, surtout si on le compare à Mao II et Outremonde. La plume de cet auteur est l'élément crucial qui fait de ses romans des classiques à en devenir et ainsi, Great Jones Street devient un roman mineur dans l'oeuvre de ce grand écrivain, au même titre que Body Art et L'homme qui tombe. Par contre, une autre facette de cet écrivain est de montrer à la face du monde les clichés de la société pour ensuite en faire une critique subtile, et sur ce point, le présent roman est réussi. Comme pour Outremonde, mais d'une façon plus concise, DeLillo essaie de montrer le «sous-monde» de la société. Et cela est ici abordé avec le thème de la célébrité, de la musique, de la pop culture, du divertissement impérial. Le roman nous happe dès le début au sujet de la célébrité, (écrit sous la très belle plume de DeLillo) : «La célébrité nécessite toutes sortes d'excès. Je parle de la célébrité véritable, de la dévoration des néons, pas du crépusculaire renom d'hommes d'État sur le déclin ou de rois sans couronne. Je parle de longs voyages dans un espace gris. Je parle de danger, du bord qui cerne un néant après l'autre, de la situation où un seul homme confère aux rêves de la république une dimension de terreur érotique. Comprenez l'homme contraint d'habiter ces régions extrêmes, monstrueuses et vulvaires, moites de souvenirs de profanation. Si demi-fou qu'il soit, il se trouve absorbé dans la folie absolue du public ; même entièrement rationnel, bureaucrate en enfer, génie secret de la survie, il ne peut qu'être détruit par le mépris du public pour les survivants. La célébrité, cette espèce particulière, se nourrit de scandale, de ce que les conseillers d'hommes inférieurs considéraient comme de la mauvaise publicité - hystérie en limousines, bagarres au couteau dans l'assistance, litiges bizarres, trahisons, fracas et drogues. Peut-être l'unique loi naturelle régissant la célébrité véritable, est-elle que l'homme célèbre se voit, à la fin, contraint de se suicider. » 

Le personnage principal, la vedette, se cache par fatigue : « Les Américains recherchent la solitude de mille façons. Pour moi Great Jone Street correspondait à une période d'épuisement propice à la prière. Je devins un demi-saint, rompu aux visions, instruit par un sens de l'économie corporelle, mais déficient en termes d'authentique douleur. J'étais soucieux de me préserver en vue d'un supplice inconnu encore à venir et n'y travaillais pas en m'engageant dans des dialogues, en faisant plus de pas que ceux requis pour aller d'un endroit à une autre, ou en urinant si ce n'était pas nécessaire. » La Great Jones Street prend une place prépondérante et symbolique dans ce roman : « Lentement tout au long de Great Jones des signes de commerce se manifestèrent, expédition et réception, emballage pour l'exportation, bronzage à la demande. C'était une vieille rue. Ses matériaux étaient son essence même, ce qui explique sa laideur centimètre après centimètre. Mais on n'était pas dans le sordide irrévocable. Certaines rues qui dépérissent sont dotées d'une sorte de coefficient rédemption, de suggestion quant à de nouvelles formes sur le point de se développer, et Great Jones était de celles-là, suspendue dans l'attente du moment où elle se révélerait. Papier, ficelle, cuirs, outils, boucles, cadres-métalliques-et articles-de-fantaisie. Quelqu'un déverrouilla le portail de l'entreprise de sablage. De vieux camions arrivèrent en grondant sur les pavés de Lafayette Street. Chaque camion montait tour à tour sur le bord du trottoir, où plusieurs d'entre eux devaient rester toute la journée, un peu penchés, encerclés par des types ventripotents portant des blocs-notes, des factures, des listes de marchandises, et qui remontaient sans cesse leurs pantalons sur leurs hanches. Une femme noire sortit d'une épave de voiture abandonnée, en psalmodiant des bribes de chansons. Le vent fouettait depuis le port. » 

 Peu importe le sujet de ses romans, DeLillo a toujours le souci extrême de la prose bien écrite et Great Jones Street ne fait pas exception à la règle : 


 «Je longeai en taxi les cimetières sur la route de Manhattan et sa marée de lumière cendrée qui se brisait au sommet des gratte-ciels. New York avait l'air plus vieux que les villes d'Europe, sadique cadeau du XVIe siècle sous la menace permanente de la peste. Le chauffeur de taxi était jeune, pourtant, un gamin à taches de rousseur à la sobre coupe afro orangée. Je lui dis de prendre le tunnel. » Et un peu plus loin dans le roman : « Dans la soirée, je croisais des troupeaux de gens qui rentraient chez eux avec leurs journaux, porteurs d'une charge bien au-delà des simples poids et mesures. Ils remontaient une rue encore vérolée de néons et autres plaies larmoyantes, des hommes et des femmes presque en file indienne, courbés face au vent, tels des guides de montagne dressés à ne pas se plaindre, engagés pour rapporter ce fardeau turgescent et le dépiauter, rubrique après rubrique, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la trace de l'encre sur leurs doigts. » 


 Cet écrivain est souvent considéré comme un prophète pour l'intuition juste qu'il a des changements qui surviendront dans la société et ce roman accroît davantage ce sentiment, parce que les médias d'aujourd'hui glorifient la célébrité encore plus, comme Don DeLillo l'avait prévu. Écrit 20 ans avant le suicide de Kurt Cobain, Great Jones Street le prédisait en quelque sorte. Ce roman intègre des extraits de chansons dans son corpus ce qui lui donne un aspect original. Le style est envoûtant, il rappelle un peu la période gothique, et le tout est écrit avec un souci de nous rappeler l'urbanité démentielle des grandes villes. Malgré mon paragraphe d'introduction, on retrouve plusieurs éléments du postmodernisme dans ce roman : paranoïa, médias, simulacres. Et tout cela est exceptionnellement bien traduit par Marianne Véron, (une de mes traductrices préférées), parce qu'elle a bien «saisi» la poésie de DeLillo. Pour plusieurs, le jeu, l'aspect ludique définit bien le courant du postmodernisme et Great Jones Street représente bien cela, notamment avec les paroles de chansons (et autres) intégrées dans la structure du roman. Le narrateur est le personnage principal, et dans ce roman, cela amène une inquiétante étrangeté si le lecteur accepte de se laisser transporter. Par moments, cela est augmenté par une action « de la chambre » - pourrait-on dire - qui est proche de celle de Paul Auster (le narrateur reste dans un appartement et différents personnages viennent lui parler). J'ai préféré le premier tiers du roman parce qu'ensuite, il tombe dans le roman déjanté, psychédélique, «sous acide», proche de ceux de Thomas Pynchon. Je crois que DeLillo est un meilleur écrivain que Pynchon mais malheureusement, il veut parfois tellement l'imiter que le pire de Pynchon ressort dans DeLillo.

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