lundi 23 mars 2015

Oblomov, Gontcharov


Ma note: 8,5/10


Voici la quatrième de couverture: Partisan de la position allongée, Oblomov ne trouve le bonheur que dans le sommeil. Ni son ami Stolz, incarnation de l'énergie et de l'esprit d'entreprise, ni la belle Olga avec qui se nouera l'embryon d'une idylle, ne parviendront à le tirer de sa léthargie. Entreprendre et aimer sont décidément choses trop fatigantes. Grand roman de mœurs, Oblomov offre une satire mordante des petits fonctionnaires et des barines russes. La première partie du texte constitue un véritable morceau de bravoure, irrésistible de drôlerie, décrivant les multiples tentatives toutes vouées à l'échec d'Oblomov pour sortir de son lit. La profondeur du roman et la puissance du personnage d'Oblomov n'ont pas échappé à des philosophes comme Levinas. L'inertie du héros est moins une abdication que le refus farouche de tout divertissement. 
L'humour et la poésie sont au service d'une question que Gontcharov laisse ouverte : et si la paresse, après tout, était moins un vice qu'une forme de sagesse?

Ce qui m'a le plus frappé chez Gontcharov, c'est le style, d'une puissance inouïe. Il se compare à Dostoïevski, tant par cette puissance que par la profondeur, le ruissellement des mots aussi. Gontcharov a moins publié que Dostoïevski et cela l'empêche d'être aussi reconnu que lui. Pouchkine est le plus grand écrivain de la Russie, on dit même que la langue russe est celle de Pouchkine comme le français est celle de Molière, l'anglais celle de Shakespeare, l'espagnol celle de Cervantès et l'allemand celle de Goethe. Lorsqu'on lit Gontcharov et Dostoïevski, on retrouve dans leurs romans la même ironie que dans ceux de Gogol. Tolstoï est peut-être celui qui se détache de cela parce que l'humour russe, et surtout son ironie, y sont moins présents. Selon Harold Bloom, Tolstoï est capable de créer des personnages masculins et féminins alors que Dostoïevski est seulement capable de créer des personnages masculins. J'ai remarqué, en lisant Oblomov, que même sur ce point, Gontcharov se rapproche davantage de Dostoïevski. Oblomov est un grand roman de personnages « hommes » alors qu'il ne semble pas capable de créer des « femmes », comme Dostoïevski. Ses thèmes sont aussi moins universels que ceux de Tolstoï et bien sûr, que ceux de Dostoïevski aussi, ce qui lui laisse encore moins de place dans le « canon » littéraire. Oblomov est surtout connu en Russie. Ce pays est un des seuls qui a une aussi grande tradition littéraire, avec d'aussi grands écrivains. Lorsque Nabokov énumère ses écrivains russes préférés, Dostoïevski n'y apparaît pas, de même que Gontcharov : « Tolstoï est le plus grand des romanciers et nouvellistes russes. En écartant Pouchkine et Lermontov, ses précurseurs, on pourrait distribuer les prix de la façon suivante : premier, Tolstoï ; deuxième, Gogol ; troisième, Tchekhov ; quatrième, Tourguéniev. » Pour ma part, au 20e siècle, mes romanciers préférés sont Autrichiens (entre autres : Rilke, Musil, Handke, Jelinek, Bachmann, Zweig, Bernhard). Je ne vois pas un autre pays qui en a un aussi grand nombre. Il y a certes le Portugal avec Pessoa et Saramago et l'Irlande avec Joyce et Beckett, mais leur nombre est moins grand qu'en Autriche. Et pour le 19e siècle, contrairement à ce que disait Léon Trotski (selon lui les Français étaient les meilleurs), je crois que les Russes sont les plus grands, avec tous les écrivains titanesques qu'ils ont ! Et Gontcharov a bel et bien sa place dans ce panthéon de grands noms.

Malgré toutes les qualités d'Oblomov, les questionnements philosophiques et métaphysiques qui en découlent surpassent peut-être en intérêt la puissance du roman. Selon moi, la dernière phrase de la quatrième de couverture est au cœur de ces questionnements : « L'humain et la poésie sont au service d'une question que Gontcharov laisse ouverte : et si la paresse, après tout, était moins un vice qu'une forme de sagesse ? ». Il faut remonter au bouddhisme pour en avoir un début de réponse, et ce, très indirectement  :

« L'homme qui s'attache à cueillir les plaisirs comme des fleurs, est saisi par la mort qui l'emportera comme un torrent débordé emporte un village endormi. »

« Celui qui est le maître de lui-même est plus grand que celui qui est le maître du monde. »


« Deux choses participent de la connaissance : le silence tranquille et l'intériorité. » 


(les citations sont de Bouddha)


La lecture du roman apporte davantage de questionnements que de réponses. Voyez comment agit Oblomov, qui il est, et qu'est-ce qui amène ce questionnement philosophique à notre conscience lors de la lecture de ce livre :

« Sa pensée voltigeait sur son visage comme un oiseau, tournoyait dans son regard, se posait sur ses lèvres entreouvertes, se cachait un instant dans les plis de son front, puis disparaissait complètement, et l'insouciance alors éclairait tout son visage. Et de son visage cette insouciance se transportait dans toutes les poses de son corps, et même jusque dans les plis de sa robe de chambre. Parfois son regard s'obscurcissait, prenait une expression qui semblait dénoter la fatigue ou l'ennui. »

D'emblée, Gontcharov explique que l'on peut voir son personnage de plusieurs façons et que les yeux de celui qui regarde prennent toute l'importance : « Un observateur froid et superficiel, jetant sur lui un regard à la dérobée, eût conclu : ce brave homme est plutôt un simple. Mais un autre, plus profond, plus sympathique aussi, et qui aurait bien examiné ce visage, s'en serait allé plein de pensées agréables, et avec le sourire. »

Oblomov n'a pas une grande connaissance de ce qui se passe à l'extérieur de chez lui : « - Mais d'où sortez-vous, Oblomov ? Il ne connaît pas Dachenka ! Mais toute la ville perd la tête, rien qu'à la voir danser ! Ce soir nous allons avec Micha au ballet ; il lui jettera un bouquet de fleurs. Seulement nous devons l'introduire auprès d'elle : c'est encore un enfant, un novice... Ah, il faut que je m'en aille... pour trouver des camélias... »

Tout ce qui se passe à l'extérieur ennuie Oblomov, surtout le commerce du monde. Voici un des nombreux dialogues du roman :
« -Impossible ! J'ai donné ma parole aux Moussinski. C'est leur jour. Mais venez-y aussi, je vous présenterai !
-Non, qu'y ferais-je ?
-Que feriez-vous chez les Moussinski. Mais la moitié de la ville y va, voyons ! On y parle de tout !
-C'est justement ce qui m'ennuie, dit Oblomov.
-Alors, fréquentez les Mezdrov, interrompit Volkov. Là, on ne parle que d'une seule chose : d'art. Tantôt il s'agit de l'école vénitienne, tantôt de Bach et de Beethoven, tantôt de Léonardo de Vinci...
-Rien que d'une chose ! Mais c'est d'un ennui ! Des pédants, voilà ce qu'ils sont sans doute, reprit Oblomov en bâillant. »

Pour Giacomo Leopardi, le grand poète italien (et mon écrivain préféré), l'illusion est d'une importance cruciale dans la vie, de même que l'ennui : 

« L’ennui est, en quelque sorte, le plus sublime des sentiments humains. Je ne crois pas que de l’examen de ce sentiment naissent les conséquences que beaucoup de philosophes ont cru en tirer ; mais cependant ne pouvoir être satisfait par aucune chose terrestre et, pour ainsi parler, de la terre entière ; considérer l’étendue incalculable de l’espace, le nombre et la masse prodigieuse des mondes, et trouver que tout est pauvre et petit pour la capacité de notre âme ; se figurer le nombre des mondes infini, l’univers infini et sentir que son âme et son désir sont encore plus grands que cet univers, et toujours accuser les choses d’insuffisance et de nullité, et souffrir de manque et de vide et, par là, d’ennui : – voilà pour moi le plus haut signe de noblesse et de grandeur qui se voie dans la vie humaine. Aussi l’ennui est-il peu connu des hommes médiocres, et très peu ou point des autres animaux. »

Pour Oblomov, cela semble être un peu la même chose, l'illusion, l'imagination et l'ennui prennent toute la place et deviennent beaucoup plus importants que la réalité. Un peu aussi comme le don Quichotte de Cervantès. Voici le flot de conscience d'Oblomov : « "Te voilà enchaîné, mon pauvre ami, enchaîné jusqu'aux oreilles", songea Oblomov en le suivant des yeux. "Et comme il est aveugle et sourd à tout ce qui se passe dans le monde ! Mais il arrivera, il brassera de grandes affaires, et il récoltera tous les grades... Chez nous, on appelle cela : faire carrière. La volonté, l'intelligence, les sentiments, à quoi bon ? Et avec ça il travaille, travaille, de midi à cinq heures au bureau, et de huit heures à minuit chez lui !" Oblomov éprouvait une joie paisible à l'idée que de rester étendu sur son divan, et il s'enorgueillissait de n'avoir pas de dossiers à présenter, de documents à rédiger ; bref, de pouvoir donner libre cours à ses sentiments et à son imagination. » Nietzsche a déjà écrit sur le dur labeur qui brime notre bonheur :

« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd'hui, à la vue du travail - on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême. » 

Oblomov a tout pour devenir écrivain, il ne lui manque qu'un peu de volonté : « - Exactement, déclara Penkine. - Vous avez beaucoup de doigté, Ilia Ilitch, vous dévriez écrire !... J'ai réussi, par ailleurs, à dénoncer les manières autocratiques du maire, la perversion des moeurs provincinciales, la déplorable organisation [...] »

Fernando Pessoa disait une bien drôle de chose sur les porcs du destin, et selon moi, cela pourrait s'appliquer en partie à Oblomov :

« Il y a des porcs à qui répugne leur propre saleté, mais qui ne s'en écartent pas, retenus par le même sentiment, poussé à l'extrême, qui fait que l'homme épouvanté ne fuit pas le danger. Il y a des porcs du destin, comme moi, qui ne s'écartent pas de la banalité de leur vie quotidienne en raison même de l'attrait exercé par leur propre impuissance. Ce sont des oiseaux fascinés par l'absence du serpent ; des mouches qui restent collées à un tronc d'arbre sans rien voir, jusqu'au moment où elles arrivent à la portée visqueuse de la langue du caméléon. »                                                                                         .

En terminant, il faut savoir que Tolstoï et Dostoïevski adoraient ce roman. Celui-ci est plein d'humour, plein d'ironie. Comme Gogol, il fait une critique de la bourgeoisie russe mais comme je le disais, le plus important selon moi, c'est le questionnement sur l'action (la vie pratique) contre l'inaction (l'imagination). Pour Oblomov, la vie est trop brève, le temps est trop court pour perdre son existence à travailler, à s'occuper. C'est un roman du paradoxe. Oblomov mène un peu la même vie que les prisonniers, mais le vent de sa liberté souffle plus fort que pour le commun des mortels. Je comparais la philosophie derrière Oblomov avec le bouddhisme mais je dois dire que le personnage principal n'est pas « bouddhiste », qu'il est très aristocrate, quasi-occidental, et souvent mesquin, irascible, capricieux, difficile à vivre, etc. Il se détache réellement de la tradition littéraire avant lui, ce qui fait assurément de Gontcharov un grand innovateur. Mais pour la forme, Oblomov est assez représentatif de son époque. Comme les autres classiques du 19e siècle, il alterne entre la narration romanesque (avec les longues descriptions) et les très longs dialogues. Il emprunte au carnavalesque. Il est aussi parfois cinématographique dans ses descriptions (avant l'heure).


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