dimanche 26 octobre 2014

Invitation au supplice, Vladimir Nabokov


Ma note: 8/10

Voici la quatrième de couverture: Cincinnatus C..., condamné à mort, est détenu dans une prison extraordinaire, nantie d'un personnel non moins bizarre. Importuné par d'étranges visiteurs qui viennent le tourmenter dans son cachot, chacun à sa manière, rongé par la peur du supplice dont il ignore la date, le détenu ne cesse de ruminer son cas : «Il n'est pas comme les autres : il reste imperméable à la lumière.» À la suite d'un ultime cauchemar, sonne l'heure du supplice. Mais, avant que le bourreau n'ait achevé son geste fatal, Cincinnatus se relève du billot, descend les marches de l'échafaud et se dirige du côté «où se tiennent les êtres semblables à lui».

"Aux termes de la loi, le verdict de mort contre Cincinnatus C... lui fut annoncé à mi-voix. Tous s'étaient levés, échangeant des sourires. Penché sur le condamné, le Juge au poil gris lui soufflait dans l'oreille et la commission faite, s'écarta lentement, à croire qu'il se décollait." Cincinnatus semble aimer la solitude: "Mieux valait la solitude - solitude percée, il est vrai, dans ce réduit à judas, rappelant une nacelle qui fait eau." Après une page de narration, le narrateur nous parle d'un mystérieux roman: "Ainsi donc, nous approchons de la fin. Du roman ouvert devant nous, la partie droite, non entamée, et que pendant l'affriolante lecture nous tâtions à peine pour vérifier machinalement s'il restait encore beaucoup de page [...]". Serait-ce une métaphore de la condition de Cincinnatus ou bien la métafiction servirait-elle de base à ce roman ? Restant planté là sans réponses, nous poursuivons la lecture de ce roman stylistiquement prodigieux comme toujours avec Vladimir Nabokov. "Cincinnatus écrivit: ...Et malgré tout, je me sens à peu près bien." Il se demande s'il aura le temps d'écrire: "Mais comment me mettre à écrire, puisque j'ignore si je dispose du temps suffisant, puisque la torture réside précisément en ceci que l'on se dit aujourd'hui : Hier, tu aurais eu le temps...et voilà que tu te reprends à songer: Oui, hier, tu aurais pu!" Comme le narrateur du "Dernier jour d'un condamné" de Victor Hugo, Cincinnatus écrit son histoire de prisonnier condamné à mort. Il est seul dans la prison: "[...] car Cincinnatus se trouvait pour le moment l'unique captif de la citadelle, pourtant si vaste." L'univers, l'ambiance de ce roman sont terrifiants: "Au détour du couloir se tenait de faction, l'arme au pied, un autre garde, anonyme celui-là, affublé d'un masque en forme de tête de chien, avec une gueule de tulle." Malgré la triste fin qui doit l'attendre, Cincinnatus se fait philosophe: "Une condamnation à mort trouve sa compensation dans la connaissance exacte de l'heure du supplice." Mais le directeur ne connaît pas le jour et l'heure du supplice final, il dit qu'on l'informe à la dernière minute. Du début à la fin, le roman est étrange, les gens ne se comportent pas normalement, nous croyons naviguer à la limite du rêve, du cauchemar surtout et de la réalité. Il semble que Cincinnatus sera victime de l'ablation de la tête, en tout cas selon ce que dit le directeur. Plus tard, Cincinnatus se plaindra d'être entouré de fantômes, ce qui étrangement semble se confirmer par la narration. Et la fin du bouquin lèvera un certain voile sur ce théâtre...

Remontons un peu à l'enfance de Cincinnatus. Il a grandi dans un orphelinat. Il est spécial: "Il était leste et adroit, mais on n'aimait pas jouer avec lui." Adolescent, "il se délectait chaque soir à lire de très vieux livres, [...]". Il commença jeune à travailler dans un atelier de jouets. À 22 ans, il devint instituteur dans une garderie. Une fois enfermé, Cincinnatus voulut à tout prix connaître le jour de son exécution de la même façon que K. voulait trouver le château. Ainsi, nous pouvons dire sans peur de se tromper que ce roman est avant tout Kafkaïen (même si Nabokov affirme qu'il n'avait pas encore lu Kafka lorsqu'il l'a écrit) et le côté allégorique du récit peut prendre plusieurs formes (notamment avec la terreur sous le stalinisme, le roman évoluant dans un environnement totalitaire ou à tout le moins aliénant). "L'invitation au supplice" ne cesse de surprendre de page en page, et Nabokov nous montre sa grande passion pour l'art (ici la terreur comme art) et cela débouche sur l'explication que le mal est à la base de la vie. Il adapte son style d'écriture pour ce genre en particulier, ce qu'il n'avait pas réussi à faire pour son roman "Pnine", qui lui, était un peu plus faible. Aussi, la prose poétique est omniprésente: "Serais-tu adulte, songeait Cincinnatus, et ton âme eût-elle été de la même essence rêveuse que la mienne, choisissant exprès quelque nuit bien sombre, tu ferais boire aux geôliers un coup de trop, ainsi qu'aux temps poétiques et révolus..."

Nabokov a en horreur les romans qui ont une mécanique de "suspense", de "policier". Il dit, entre autres, que la relecture d'un roman est quelque chose de très important et qu'avec ces policiers (comme Dostoïevski le fait en empruntant ses intrigues au genre policier), la relecture nous donne une sensation de vide parce que l'intérêt sera dissous avec notre connaissance de l'action, de l'intrigue, de la fin. Ainsi, bien que "L'invitation au supplice" puisse sembler être un suspense, il n'en est rien parce que l'auteur fait tout en son pouvoir de créateur pour se distancer de ce genre de construction romanesque. Finalement, j'ai grandement apprécié ce livre qui nous offre plusieurs niveaux de lecture et où le condamné écrit ce qui lui passe par la tête lorsqu'il en a l'occasion, ce qui rajoute encore plus d'intérêt pour le lecteur parce que nous nous retrouvons en quelque sorte avec deux histoires.

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