Ma note :
8,5/10
Voici la quatrième de couverture: Trois jeunes pianistes plus que prometteurs - Glenn Gould, le narrateur et son ami Wertheimer - se sont rencontrés autrefois au Mozarteum de Salzbourg pour y suivre un cours donné par Horowitz. Rencontre déterminante au cours de laquelle Glenn Gould fait d'emblée figure de génie triomphant au point de détourner brutalement et définitivement les deux autres de leur carrière de pianiste virtuose. Mais si le narrateur, après s'être séparé de son Steinway, se mue alors délibérément en un artiste de la représentation du monde (Weltanschauungskünstler) tout entier voué à la rédaction toujours recommencée d'un interminable essai sur Glenn Gould, son ami Wertheimer s'engage sur la voie fatale du vaincu, du " sombreur ", comme Glenn Gould en personne l'a plaisamment mais fort exactement surnommé aussitôt après avoir fait sa connaissance. Vingt ans plus tard, au terme d'une longue plongée dans son propre malheur, Wertheimer le sombreur mettra fin au tourment de son existence en se pendant haut et court devant la maison de sa soeur. C'est le destin cruel et dérisoire de ce naufragé de l'existence, son ami de toujours, que le narrateur interroge en fait tout au long de son essai sur Glenn Gould et, à travers ce destin, c'est évidemment toute la misère du monde, celle également du génial Glenn Gould et la sienne propre, que Thomas Bernhard analyse avec la minutie - et avec la fureur - qu'on lui connaît, au fil d'un récit qui procède entièrement du soliloque déclenché chez le narrateur par le suicide de son ami - un de ces impitoyables et envoûtants soliloques-fleuves dont l'auteur a le secret.
Le soliloque est le "parler seul", le fait de se parler à soi-même. Il est fréquemment utilisé par les personnages nihilistes et cela remonte au "Sous-sol" de Dostoïevski. La poétique du néant de Thomas Bernhard est instrumentalisée dans "Le naufragé" avec pour résultat un antiroman historique et plus particulièrement un livre sur la vie de Glenn Gould. "Le naufragé" devient donc un monologue de 185 pages au cours duquel le narrateur écrit sur la relation entre Gould, Wertheimer et lui-même. Avec des passages où il relie cette relation avec l'Europe et L'Amérique, les maîtres qu'ils ont eus, ce qu'ils ont étudié, etc. Le narrateur parlera de sujets sérieux (et graves) avec une banalité déconcertante. La mort et le suicide seront abordés froidement comme on le retrouve, entre autres, dans la pièce "En attendant Godot" de Samuel Beckett. La littérature autrichienne du 20e siècle est la plus forte, la plus originale aussi. Musil d'abord ! Le précurseur de Kundera, il a amené la philosophie en littérature sans objectiver cette dernière pour démontrer la première. Ce qui veut dire qu'il n'a pas hésité à nous parler de philosophie sous forme de digressions (comme Kundera le reprendra plus tard, notamment en commençant "L'insoutenable légèreté de l'être" en parlant de Nietzsche et ses concepts). Ensuite, nous avons ce Thomas Bernhard qui lui, accouchera de Jelinek. Et finalement, parmi les plus connus, nous avons Peter Handke qui parlera des "instants" du quotidien et qui "méritait le Nobel à ma place" selon les dires de Jelinek. Bref, Thomas Bernhard suivra Robert Musil en amenant sa littérature du côté du pessimisme et en ayant une haine indéniable contre son pays, l'Autriche.
Schopenhauer disait du suicide qu'il est un excès du vouloir-vivre et non un acte pessimiste. Pour résumer grossièrement, il disait que ce ne sont pas les pessimistes qui se suicident mais plutôt les optimistes. Lorsque ces derniers ne peuvent vivre de la façon qu'ils le voudraient, ils tombent dans la jalousie et ainsi, ils n'acceptent pas de vivre au-dessous d'une certaine condition qu'ils s'étaient fixée (comme objectif). Lorsqu'une personne accepte sa condition, et même lorsqu'elle l'idéalise, c'est en effet plutôt rare qu'elle se suicide. Personnellement, je ne crois pas que l'on puisse appliquer ceci pour les suicides des jeunes mais pour les adultes, je suis en accord avec lui. À travers ses trois personnages, Bernhard montre en quelque sorte cette théorie parce qu'il cherche à expliquer pourquoi un seul de ces trois nihilistes s'est suicidés. Et celui qui le fera, ce sera Wertheimer, qui était rempli de "faux sentiments", qui portait attention à l'opinion des autres mais surtout, qui enviait le génie de Gould. Une autre théorie de Schopenhauer que nous pouvons appliquer à ce roman est celle de l'illusion du libre arbitre. Schopenhauer, comme Nietzsche plus tard, démontrera que notre libre arbitre, que les décisions que nous prenons en pensant les prendre en toute liberté, sont en fait une pure illusion et que notre pensée est conditionnée par les motifs antérieurs. Le roman, en général, est une forme qui peut expliquer parfaitement cette théorie et particulièrement ici, dans "Le naufragé", parce que le déterminisme biologique (et autres) semble être fatal pour les personnages. Bernhard décrit un Glenn Gould insomniaque, pianistes de génie que nous reconnaissons comme tel dès les premiers instants, adorant Bach mais méprisant Beethoven et Mozart et qui finira par se cacher du public sans vouloir jouer pour lui. Quant à Wertheimer, il est peint comme un être désenchanté, déçu, étudiant les sciences humaines sans réel engagement et qui n'acceptera pas de survivre à un génie comme Gould. Enfin, le narrateur se décrira comme étant plus doué que Wherteimer, nous sentons en lui une banalité qu'il accepte bien à cause de sa perception pessimiste de la vie contrairement à Wertheimer qui ne peut supporter d'être seulement un bon pianiste. Les deux ont été écrasé par le génie de Gould et chacun le vivra à sa façon avec les résultats que l'on connaît.
"La pianiste" d'Elfriede Jelinek sortit la même année que "Le naufragé" et l'on ne peut passer à côté du fait qu'ils ont de fortes similitudes. Les deux romans mettent en scène des pianistes qui, sans vraiment le vouloir, sont à la recherche de leur propre génie. Les deux romans sont d'une noirceur certaine et "La pianiste" l'est même davantage. Ce côté ténébreux est le résultat d'un domaine où le simple talent n'a pas sa place et où seul le génie peut espérer, peut-être, trouver un certain bonheur. Pour une première intrusion en sol bernhardien, j'ai adoré mon expérience et ce qui est impressionnant avec ce roman, c'est que l'on finit par y croire, la fiction se mêlant parfaitement avec la réalité et cela aidé par le style d'écriture simple et magnifique de l'auteur.
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