Ma note : 8,5/10
Voici la présentation de l'éditeur : Kessel a situé en Afghanistan une des aventures les plus belles et les plus féroces qu'il nous ait contées. Les personnages atteignent une dimension épique : Ouroz et sa longue marche au bout de l'enfer... Le grand Toursène fidèle à sa légende de tchopendoz toujours victorieux... Mokkhi, le bon sais, au destin inversé par la haine et la découverte de la femme... Zéré qui dans l'humiliation efface les souillures d'une misère qui date de l'origine des temps... Et puis l'inoubliable Guardi Guedj, le conteur centenaire à qui son peuple a donné le plus beau des noms : «Aïeul de tout le monde»... Enfin, Jehol «le Cheval Fou», dont la présence tutélaire et «humaine» plane sur cette chanson de geste... Ils sont de chair les héros des Cavaliers, avec leurs sentiments abrupts et du mythe les anime et nourrit le roman.
Dans la biographie de Flaubert de Michel Winock, on peut y lire que Flaubert considérait l'unité comme le bien ultime de la littérature :
« [...] "quand j'écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. Cependant, voilà le péril. Lorsqu'on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne par jets (et les esprits lyriques arrivent à l'effet facilement et en suivant leur pente naturelle), mais l'ensemble manque, les répétitions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales". À ce travail sur la phrase s'ajoute l'impératif de la composition ; point de hasard ! Il trace des plans minutieux du roman à écrire, en quête de l'unité. "L'unité, l'unité, tout est là", explique-t-il à Louise Colet. Il a parlé d'un "mysticisme esthétique", et c'est bien en mystique de l'art, en "homme-plume" qu'il a vécu, en quête du Beau comme un saint, de l'extase divine. »
Flaubert mettait un temps fou à écrire ses romans (5 ans à temps plein en moyenne) et c'est à peu près impossible que Kessel fasse la même chose parce que sa bibliographie est colossale. Par contre, je crois qu'il avait un souci impérieux de l'unité dont parle Flaubert dans la composition, parce que le résultat est probant à cet effet. Les Cavaliers forment un véritable "tout" et cet élément, très important en littérature, ne se fait pas avec Kessel aux dépens de la grandeur de l'histoire. Nous y reviendrons.
Joseph Kessel est né en Argentine même s'il est considéré comme un écrivain français. Il étudia en France, devient militaire et suite à cela, il commence un travail d'écrivain en touchant un peu à tout (notamment au journalisme). Il est né en 1898, il a donc 41 ans lorsque débute la Seconde Guerre mondiale et en hommage aux résistants, il publie L'armée des ombres en 1943. Il devient académicien à l'âge de 64 ans. Il meurt en 1979.
Joseph Kessel est né en Argentine même s'il est considéré comme un écrivain français. Il étudia en France, devient militaire et suite à cela, il commence un travail d'écrivain en touchant un peu à tout (notamment au journalisme). Il est né en 1898, il a donc 41 ans lorsque débute la Seconde Guerre mondiale et en hommage aux résistants, il publie L'armée des ombres en 1943. Il devient académicien à l'âge de 64 ans. Il meurt en 1979.
C'est un lecteur de mon blogue qui m'avait recommandé Les Cavaliers. Et lorsqu'il l'a fait, ce qui est intéressant, c'est qu'il l'a comparé à Désert de Le Clézio en disant que celui de Kessel était meilleur et que Le Clézio avait écrit un roman trop semblable à celui de Kessel. Désert a paru en 1980, alors que Les Cavaliers datent de 1967. Le comité du Nobel avait donné le prix à Le Clézio en tant qu’« écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante. » Et la question que je me posais en lisant Les Cavaliers c'est : Est-ce que Kessel est plus subtil que Le Clézio dans cette oeuvre ? Sa prose était-elle d'un plus haut niveau esthétique ? Son récit dépasse-t-il en tension celui de Le Clézio ? Je répondrai un peu plus loin mais disons que le roman de Le Clézio était somme toute assez simple. Aussi, il reposait sur une esthétique proche de la poésie alors que celui de Kessel est ancré dans le classicisme de la prose, il suit les codes que la prose a établis au fil des années de l'écriture romanesque. Les Cavaliers sont plus complexes, il y a plus de personnages importants et ces personnages ont des questionnements shakespeariens. En fait, pour ces deux romans, une chose est sûre, c'est que mon désir d'inconnu est parfaitement rassasié. Je lis pour me plonger dans ce que je ne connais pas et c'est pour cette raison, entre autres, que je lis très peu de romans québécois (je reçois plusieurs questions à ce sujet). Ces deux romans sont aussi des valeurs sûres même s'il est vrai que Le Clézio a écrit un roman très proche de celui de Kessel, treize années plus tard, (même si l'histoire est bien entendu différente de celle de son prédécesseur). Parmi les ressemblances entre ces deux romans, il y a le début, l'incipit. Voici celui de Kessel : « Les camions n'avançaient guère plus vite que les chameaux des caravanes et l'homme à cheval que le piéton. L'état de la chaussée les obligeait au même pas : on arrivait aux approches du Chibar, seule trouée dans le massif auguste et monstrueux de l'Hindou Kouch, par où, à 3500 mètres d'altitude, se faisait tout le trafic et tout le charroi entre l'Afghanistan du Sud et l'Afghanistan du Nord. D'un côté, la falaise en dents de scie. De l'autre, un vide sans fond. Des ornières énormes, des quartiers de roc éboulé coupaient la voie. Les côtes, les lacets, les tournants devenaient toujours plus raides, plus difficiles et dangereux à négocier. Pour les caravaniers, les muletiers, les bergers et leurs bêtes, la fatigue, certes, était grande à cause du froid intense et de l'air raréfié. De moins, collés comme des files de fourmis contre la paroi de la montagne, cheminaient-ils sans risque. Pas les camions. La route, souvent, était si mince qu'ils en occupaient toute la surface et que leurs roues, alors, le long de l'abîme, mordaient sur le bord ébréché, croulant. Une maladresse, une distraction du conducteur, une défaillance du moteur ou des freins menaçait de précipiter dans le gouffre les véhicules mal entretenus, décrépits avant l'âge. Leur fret, qui dépassait toujours et de beaucoup les normes permises, les rendait encore moins maniables sur les pentes abruptes. Et l'excès des colis, caisses, couffins, sacs et ballots n'était pas la seule ni la pire surcharge. »
Les Cavaliers, aux dires de plusieurs, sont sans contredit le chef-d'oeuvre romanesque de Joseph Kessel. Dans le prologue, Guardi Guerdj, un des personnages, nous permet de commencer à admirer la force du roman. Le cadre est l’Afghanistan. Un des chevaux, Jehol, est sans aucun doute l'un des plus importants personnages. Dès le début on assiste au même mouvement "vers l'avant" que Désert de Le Clézio et comme ce dernier, le paysage est ancré dans un décor sablonneux, un décor du sud. C'est l’Afghanistan : « Au-delà du paysage d'astre mort, son regard intérieur découvrait des vallées enchantées, des villes tumultueuses, de brûlants déserts, des steppes immenses. Et c'était l'Afghanistan. Il en connaissait toutes les provinces et les pistes et les sentes. Il avait cheminé le long de toutes ses frontières : la persane et la russe, la tibétaine et l'hindoue. A chaque instant il pouvait tirer ces images de sa mémoire. Vivre, pour lui, était maintenant se rappeler. Et il faisait tourner ses souvenirs selon la rose des vents. » Et plus loin dans le roman, nous pouvons encore bien admirer ce décor du sud : « On trouvait la halte de l'autre côté du col, en contrebas, sur le premier palier du versant Nord. C'était une vaste table rocheuse, murée à l'ouest par la montagne, coupée à l'est par une gorge où grondait un torrent. En cet endroit prédestiné, faisaient étape tous les convois qui assuraient les échanges entre les deux moitiés de l'Afghanistan, que séparait l'Hindou Kouch. Il y avait toujours là des dizaines de véhicules à l'arrêt, dans chaque sens. Ceux qui venaient du sud étaient rangés le long du torrent, les autres, contre le roc. Sur les deux côtés de la plate-forme s'étirait une très longue file d'auberges rudimentaires. Parce que l'on y consommait principalement du thé, noir ou vert, elles portaient le nom de Tchaïkhanas. Les bâtisses en torchis ne contenaient, à l'intérieur, qu'une pièce obscure. Dehors, il y avait une terrasse sous auvent. C'était là que se rassemblaient les voyageurs. Le froid y était plus vif et la bise plus cruelle. Mais quel homme dans son bon sens eût voulu, pour si peu, renoncer à un spectacle comme celui que donnaient l'arrivée des camions, le débarquement des passagers, les retrouvailles des amis qui voyageaient en sens inverse. Où, dans tout l'Afghanistan, sinon à la halte du Chibar, pouvait-on voir réunis dans un espace si restreint des hommes de Kaboul [...] »
Il est difficile, voire impossible, de dégager l'intrigue principale de ce roman. Disons qu'elle tourne autour de Ouroz, fils d'un grand homme, qui participera à un bouzkachi (jeu traditionnel afghan) à Kaboul devant le roi. Toursène, le père de Ouroz, donnera le meilleur cheval à son fils. Et ce cheval est nul autre que Jehol, le "cheval fou". Mais l'histoire se transformera en une sorte d'épopée et Ouroz fera tout pour éviter le déshonneur d'un père trop grand pour lui. Le roman devient intrinsèquement le destin d'Ouroz, son voyage, malgré ses blessures et ses souffrances, tant extérieurs qu'intérieurs.
Ce roman est aussi assez mystérieux. Dès le début, en plus de prendre conscience de l'ampleur de la chose littéraire qui nous attend, en plus de cet émerveillement, il y a une dose de mystère qui transperce dans cette prose toujours éblouissante : « Quel âge avait le vieillard émacié, creusé, parcheminé à l'extrême et sur qui tombait en grands plis lâches une houppelande sans forme, de la même couleur que la haute branche noueuse à laquelle il s'appuyait ? Personne au monde ne le savait. Son origine, sa tribu ? On ne pouvait affirmer que ceci: il n'était pas de sang mongol. Pour le reste, il pouvait aussi bien venir des sables du Saïstan, des marches de la Perse, du seuil de l'Inde ou du Beloutchistan sauvage... Il pouvait être Hazara, Pachtou, Tadjik, Nouristani. Ses traits étaient si desséchés, délavés, effacés par le temps que les signes de la race et les marques du sang ne pouvaient plus d'y lire. Et il parlait la langue, les dialectes, les idiomes de toutes les provinces. Il n'était pas derviche, ni gourou, ni chamane. Pourtant, comme ces initiés, il allait par les routes, chemins, pistes et sentiers de la grande terre afghane. Il avait suivi ses vallées où bouillonnent et chantent les cours glacés des rivières. Il connaissait les berges de l'Amou Daria. Il avait touché les neiges éternelles du Pamir au fond de cette entaille qui affleure le Toit du Monde, où, sans les yaks velus, l'homme ne pourrait pas survivre. Et le sol des brûlants déserts avait calciné ses pieds nus. Depuis quand marchait-il ? Autant le demander à ses empreintes effacées. Quelle force le conduisait ? Quel rêve ? La sagesse ? La fantaisie ? Une inquiétude éternelle ? La soif insatiable de savoir ? Il arrivait, s'en allait, reparaissait des années plus tard. A chacune de ses haltes, il faisait un nouveau récit merveilleux. D'où puisait-il sa science ? On ne l'avait jamais vu lire. Pourtant, des événements et des hommes qui, pendant les siècles et les siècles, avaient marqué les monts, les passes et les steppes d'Afghanistan, il semblait avoir gardé la mémoire. Il parlait de Zarathoustra comme s'il avait été son disciple, d'Iskander, comme s'il l'avait suivi de conquête en conquête, de Balkh, la mère des villes, comme s'il en avait été citoyen, et des carnages de Gengis Khan, comme s'il avait été trempé dans le sang des peuples massacrés et enseveli sous les cendres et les ruines des forteresses. »
Les Cavaliers sont un roman qui nous sort de notre zone de confort et qui permet à un lecteur occidental de découvrir, grâce à un écrivain qui s'y connaît, un écrivain aventureux, (et qui plus est, occidental), un pays qui nous est à toute fin pratique inconnu. Ce roman, selon moi, est à placer parmi ceux qui parviennent le mieux à réunir sous un même toit un récit époustouflant, grandiose, avec un style d'une grande qualité esthétique. En le lisant, on se croirait réellement transporté en Afghanistan pour suivre les aventures d'Ouroz et de Toursène. Comme pour Désert de Le Clézio, les références à la terre, à la chaleur, sont omniprésentes. En plus de Désert, il y aurait des comparaisons à faire avec Le grand passage de Cormac McCarthy. Pour écrire ces trois romans, l'on doit impérativement avoir une belle plume (et ces trois livres sont réussis sur ce point) et savoir la placer au service d'une histoire quand même intéressante. Et pour ce dernier point en particulier, Les Cavaliers ont nettement l'avantage sur les deux autres, et surtout sur Désert. Kessel n'atteint peut-être pas l'extrême beauté poétique de Désert (et du Grand passage), mais l'histoire des Cavaliers est tellement plus grandiose et épique et originale que Désert, qu'il a réussi à me convaincre de son excellence, de sa "totalité" littéraire qu'il réunit en lui-même. C'est pour cela, entre autres, que j'ai repensé à la citation de Flaubert sur l'unité en lisant Les Cavaliers. Ce roman semble faire l'unanimité des grands lecteurs et ce n'est pas pour rien. C'est déjà un classique.
En terminant, il est possible d'admirer la beauté de la prose de Kessel avec cette seule citation :
« L'état où les images avaient leur propre volonté, leur propre vie, au-delà, en dehors de la raison et, dans le même temps, étaient par elle approuvées, où rêve et réel avaient le même sens, les mêmes lois, cet état magique, Ouroz ne le connaissait plus. Il était lucide. S'il ne faisait pas un mouvement, si, malgré la soif qui lui enflammait jusqu'à la brûlure bouche et gorge, il n'appelait point pour avoir du thé, c'est qu'il redoutait de porter la moindre atteinte à la quiétude lisse, moelleuse, comme tissée d'une soie au grain précieux dont jouissait et son corps et son esprit. On n'entendait plus les chiens. Le silence avait le goût du soleil qui, à présent, inondait l'alcôve de roc. Sa chaleur et sa lumière empêchaient de savoir si le feu brûlait encore. Guardi Guej jeta dans le foyer une pincée de touffes sèches. Il y eut un léger crépitement. Pour parler au vieillard, il ne fallait ni bouger ni relever les paupières. »
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