jeudi 21 avril 2016

Danse, Danse, Danse, Haruki Murakami


Ma note : 8/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Ce roman est la suite de La Course au mouton sauvage. Le narrateur retourne à Sapporo (Hokkaïdo), à l'Hôtel du Dauphin, à la recherche de Kiki, la call-girl de luxe aux merveilleuses oreilles dont il a entendu en rêve l'appel au secours. L'Hôtel du Dauphin est devenu un immense palace, financé par la spéculation immobiliaire et la corruption. L'un des leitmotive du roman est une scène d'un film de série B, Amour sans espoir, dans lequel tourne l'un de ses anciens condisciples, Gotanda, avec l'énigmatique Kiki. Le narrateur, à Sapporo puis à Tokyo, visionne ce navet de façon obsessionnelle, renoue avec Gotanda et découvre l'existence d'un réseau international de call-girls de luxe. A la fin du livre Gotanda avoue qu'il a tué Kiki, et met fin à ses jours. Entretemps le narrateur aura aimé May, collègue de Kiki, peu après retrouvée étranglée. Dans une réalité parallèle, l'Homme mouton, déjà messager de l'autre-monde dans La Course au mouton sauvage, rencontré dans les ténèbres paranormales du 15e étage de l'Hôtel du Dauphin, lui aura délivré son injonction: «Danse, continue à danser», qui donne le titre du livre. C'est dans cet hôtel que le narrateur noue une idylle d'abord platonique avec Yumioshi, la jeune fille de la réception, avec laquelle il aura finalement une relation amoureuse, revenant en sa compagnie du monde des ténébres. L'auteur a intercalé une histoire dans le roman: sa pérégrination avec une jeune fille de quinze ans, Yuki («neige») de Sapporo à Hawaï puis à nouveau à Tokyo. Le style d'Haruki Murakami reste d'une extrême simplicité, une limpidité en parfaite communion avec l'impression de transparence que dégage le roman. L'oeuvre de Murakami est absolument moderne, sans référence aucune aux classiques japonais. En enquêtant, en «dansant», le héros déchiffre les arcanes singulières de son accès au réel, sur fond d'esthétique du vide et de lucidité zen. Le narrateur est celui de La course au mouton sauvage, un publicitaire de trente-quatre ans, branché filles, bouffe et scotch, musique pop et vieilles bagnoles. Seul ou en compagnie de filles médiums, le narrateur traverse des états de réalité non ordinaire en certains lieux emblématiques.

 Pour commencer, voici une citation de Nabokov lorsqu'il parle de Flaubert :

 « Un enfant à qui vous lisez une histoire vous demandera peut-être : est-ce une histoire vraie ? Et si vous lui répondez que non, il en exigera une vraie. Ne persévérons pas dans cette attitude juvénile face au livre que nous lisons. Bien sûr, si quelqu'un vous dit que M. Dupont a vu une soucoupe bleue pilotée par un homme vert passer en sifflant à côté de lui, là, vous demanderez : est-ce vrai ? Car, d'une manière ou d'une autre, le fait que cela soit vrai pourrait affecter toute votre existence, pourrait entraîner pour vous une infinité de conséquence sur le plan pratique. Mais ne demandez pas si un poème, ou un roman, est vrai. Ne nous faisons pas d'illusions. Gardons bien à l'esprit que la littérature n'a aucune espèce de valeur pratique, sauf pour la personne qui présente la particularité très spéciale de vouloir être professeur de lettres. La jeune Emma Bovary n'a jamais existé ; le livre Madame Bovary existera à tout jamais. Un livre vit plus longtemps qu'une jeune femme. »

 Dans mes chroniques sur Virginia Woolf, je disais qu'il faut avoir à l'esprit, en lisant ses romans, qu'ils n'ont pas besoin de refléter la réalité, d'être ancrés dans le réel, parce que chaque écrivain crée son propre monde. C'est pour moi très important d'avoir cela à l'esprit lorsqu'on lit les grands auteurs comme Woolf, et dans cette catégorie, je placerais aussi Haruki Murakami. Il n'est pas aussi génial que Woolf, mais ses romans reflètent encore plus ce fait, parce qu'il a véritablement créé un autre monde, à la frontière du rêve et de la réalité. Murakami a plusieurs passages "fantastiques" dans ses romans, mais même ses passages "réels" doivent être interprétés comme faisant partie d'un ensemble plus large qui a pour nom "littérature". Même si La ballade de l'impossible était plus "vrai" que Danse, Danse, Danse, il n'en demeure pas moins que ce dernier fait partie de la littérature, d'un monde imaginaire qui, comme Madame Bovary, a des chances d'exister à tout jamais...On sait que Danse, Danse, Danse n'est pas "réel" mais il faut aussi savoir que les passages "réels" de Murakami ne sont pas réellement "réels".

 Ce qui frappe avant même le début de notre lecture de ce roman, c'est la dimension physique du bouquin : il est deux fois plus volumineux que le premier tome du diptyque, il contient plus que 600 pages (le format poche). Ensuite, il est manifeste pour moi que ce roman est véritablement le premier, dans la chronologie de la bibliographie de Murakami, où l'on peut voir le grand talent de cet auteur (sa subtilité littéraire surtout) même si, de l'aveu même de Murakami, c'est avec La course au mouton sauvage qu'il a pris son envol, qu'il « estime avoir trouvé sa voix ». Dans le dernier tome de ce diptyque, paru en français en 1995 mais en japonais dès 1988, nous retrouvons le narrateur de La course au mouton sauvage et l'hôtel du Dauphin y joue un rôle central. Ce narrateur, (comme dans le premier volume, il n'est jamais nommé), est un auteur à Tokyo qui veut revoir sa girl friend du premier volume, celle qui avait de belles oreilles (rappelons-nous l'emphase qu'avait placée Murakami sur ces oreilles, notamment en la faisant évoluer dans l'univers du mannequinat des "belles oreilles"). De plus, il veut retourner à l’hôtel du Dauphin qui est devenu un hôtel grandiose de 26 étages. Et finalement, nous pourrons remarquer au fil de notre lecture que, étrangement, ce dernier tome obéit davantage aux règles du bildungsromans que le premier tome.

 Dès la toute première page, nous pouvons admirer le style de Murakami, le Murakami de 1Q84 et le progrès qu'il avait fait entre le début des années 80 et cette année 1988. Il n'aurait pu écrire cela dans ses premiers romans :

 « Je rêve souvent de l'hôtel du Dauphin. Dans mon rêve je fais partie de l'hôtel. Le bâtiment, déformé, s'allonge interminablement, en une sorte de prolongation de mon être. On dirait un immense pont surmonté d'un toit. Et ce pont qui m'englobe s'étend de la préhistoire aux confins de l'univers. Il y a aussi quelqu'un qui pleure dans mon rêve. Quelque part, quelqu'un verse des larmes pour moi. Je perçois nettement les battements de coeur et la douce chaleur de cet hôtel dont je ne suis qu'une infime partie. Je rêve... Mais je me réveille et me demande où je suis. Je me pose réellement cette question : "Où suis-je ?" Question totalement inutile, car je connais la réponse depuis le début : je suis dans ma vie, voilà où je suis. Ma vie. Un appendice à ce sentiment d'existence réelle nommé "moi". Un état, des événements, des circonstances qui se sont mis à exister en un rien de temps en tant qu'attributs de "moi", alors que je ne me rappelle même pas m'en être particulièrement rendu compte. Il arrive qu'il y ait une femme endormie à côté de moi. Mais la plupart du temps je suis seul. Seul avec le grondement de l'autoroute sous mes fenêtres, un fond de whisky dans le verre à mon chevet, et des particules de poussière dans la lumière hostile - ou peut-être simplement indifférente - du matin. Parfois il pleut. Quand il pleut, je reste dans mon lit à rêvasser. S'il reste un fond de whisky de la veille dans mon verre, je le bois. Je regarde les gouttes de pluie tomber du rebord du toit, et je pense à l'hôtel du Dauphin. J'étire lentement bras et jambes, pour vérifier que je suis bien moi-même, que je ne fais plus partie de rien. Je ne fais partie de rien. Mais je me rappelle encore la sensation du rêve : je tends un bras, et l'ensemble de l'hôtel se meut en réponse. Comme un délicat mécanisme actionné par de l'eau, tous les rouages se mettent à bouger un à un, dans l'ordre, lentement, précautionneusement, avec un léger bruit à chaque palier. En écoutant bien, je peux même saisir dans quelle direction cela avance. Je tends l'oreille. Et je perçois un bruit lointain et calme de sanglots. Quelque part, au fond des ténèbres, quelqu'un pleure pour moi. Je rêve... »

 Après cet excellent début, Murakami nous fait revivre, le temps de quelques paragraphes, le précédent roman, La course au mouton sauvage (même si Danse, Danse, Danse n'est pas totalement une suite de l'autre, qu'il peut se lire individuellement) :

 « L'hôtel du Dauphin existe réellement, dans un quartier pas très reluisant de la ville de Sapporo. J'y ai séjourné toute une semaine, il y a quelques années de cela. Non, essayons de nous montrer plus précis. Il y a combien d'années ? Quatre ans. Quatre ans et demi exactement. Je n'avais pas encore trente ans. J'ai dormi dans cet hôtel avec une fille. C'est elle qui l'avait choisi. "Allons dormir là", avait-elle dit. Elle avait même dit : "Il faut qu'on aille dormir dans cet hôtel." De toute façon, si elle ne l'avait pas exigé, jamais je n'aurais été dormir dans un endroit pareil. Dans ce petit hôtel minable, nous n'avions pas vu défiler beaucoup de clients en l'espace d'une semaine. Mais il devait bien y en avoir quelques-uns en dehors de nous, puisqu'au panneau de la réception il manquait des clés de temps à autre. Le bon sens me dit qu'un établissement inscrit dans les pages jaunes de l'annuaire, et portant un panneau "hôtel" sur sa devanture, dans une grande ville, ne peut pas ne jamais avoir de clients. En tout cas, ces clients-là étaient incroyablement discrets : on ne les voyait ni ne les entendait jamais, on n'avait même pas l'impression qu'ils existaient. Simplement la disposition des clés sur le panneau différait légèrement chaque jour. Peut-être se faufilaient-ils le long du couloir, rasant les murs comme des ombres évanescentes. De temps en temps, l'ascenseur grinçait au loin, mais quand le bruit cessait, le silence paraissait d'autant plus impénétrable. »

 Le narrateur (jamais nommé) est ce qu'on pourrait appeler l'archétype des personnages principaux dans les romans de Murakami (surtout avec cette description) :

 « Je ne suis pas un type bizarre. Je le pense vraiment. Je ne suis peut-être pas tout à fait dans la moyenne, mais en tout cas je ne suis pas bizarre. Je suis terriblement normal, à ma façon à moi. Complètement straight. Mais straight à la façon d'une flèche. Ma façon d'être est la plus inévitable, la plus naturelle du monde. Pour moi c'est une vérité évidente, si bien que ça m'est un peu égal, ce que les autres peuvent penser de moi. La façon dont les autres me voient, c'est un problème qui ne me concerne pas. C'est leur problème. Il y a toute une catégorie de gens qui me croient plus obtus que je ne suis en réalité, d'autres qui me croient plus calculateur. Mais ça m'est complètement égal. Et en outre, cette expression "plus que je ne suis en réalité" veut seulement dire "plus que je ne le suis par rapport à l'image que je me fais de moi-même". Pour certaines personnes je suis quelqu'un de complètement balourd, ou bien je suis calculateur. Mais moi, ça m'est bien égal, ce n'est pas un problème bien important. Les malentendus n'existent pas en ce monde. Il y a différentes façons de penser, et voilà tout. Ça, c'est ma façon de penser à moi. »

 Avec Murakami, la maîtrise de la narration n'est jamais un problème (surtout depuis La ballade de l'impossible au milieu des années 80). Au contraire, c'est souvent la force de ses romans, ceux-ci étant écrits avec rigueur, originalité, talent, et avec un certain respect de ce qu'est la littérature, en y consacrant une grande énergie :

« Je rangeai mon sac, rassemblai toutes les factures de mon voyage, séparai celles destinées à Makimura de celles que je devais payer de ma poche. Je pouvais sans doute lui faire payer la moitié des notes de restaurants, la location de la voiture, ainsi que les achats personnels de Yuki (sa planche à surf, la radio-cassette, le maillot de bain, etc.). Je rédigeai une petite note détaillée et mis le tout dans une enveloppe, ainsi que ce qui restait des travellers, de façon à pouvoir lui envoyer le tout. Je m'acquitte généralement très vite de ce genre de tâche administrative. Non que j'aime le travail administratif, personne n'aime ça, mais j'aime que les choses soient claires avec l'argent. Ensuite je fis bouillir des épinards, les mélangeai avec du poisson séché, saupoudrai de vinaigre et mangeai le tout accompagné d'une bière Kirin bien fraîche. Puis je relus des nouvelles de Haruo Satô, auteur que je n'avais pas lu depuis longtemps. C'était une agréable soirée printanière. Le bleu du crépuscule s'approfondissait d'instant en instant, se changeant peu à peu, à coups de pinceau invisibles, en bleu nuit. Quand je fus fatigué de lire, j'écoutai le trio numéro cent de Schubert sous la direction de Stan Jose Istomin. C'était une vieille habitude, j'écoutais toujours ce disque au printemps. Le ton de cette musique correspondait pour moi à la mélancolie de cette nuit printanière où les douces ténèbres bleues semblaient teindre jusqu'au fond de mon âme. Dans ces ténèbres se détachait un squelette blanchi. Des ossements blancs, souvenir minéralisé d'une vie qui avait sombré dans le néant, vinrent flotter devant mes yeux. » 

En plus d'une plus grande splendeur stylistique que le premier tome, celui-ci est plus proche de l'art murakanien : celui de nous faire entrevoir un autre monde, en nous le faisant découvrir petit à petit, en tout cas en nous montrant que la possibilité d'un autre monde existe bel et bien, et tout cela en montrant le désir "d'infini" du personnage central. L'action est plus lente aussi que le premier tome, donc, plus en phase avec les fondements du style de cet écrivain. L'oeuvre de Murakami a un pied dans le réel et un autre dans le fantastique, et il semble incapable de se débarrasser d'un certain type de dualité : adolescence / adulte, (pur) divertissement / connaissance. Marcel Proust n'est jamais bien loin avec Murakami : les personnages principaux sont utilisés par leur environnement, "l'extérieur" de leur moi, pour se rappeler les événements passés de leur existence. Dans La ballade de l'impossible, tout le roman avait ce fondement, et le début de La course au mouton sauvage employait ce procédé. Même si l'on peut lire séparément ces deux romans, il est peut-être préférable de les lire à la suite l'un de l'autre surtout ceux qui connaissent Murakami. Alors que La course au mouton sauvage était un roman somme toute assez banal (avec de beaux passages cependant), il aurait pu avoir été écrit par un peu n'importe qui. Avec Danse, Danse, Danse on est dans le "pur" Murakami, ce qu'il est capable de faire de meilleur, même s'il n'est probablement pas son meilleur livre, parce que je continue de lui préférer La ballade de l'impossible et 1Q84.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire