jeudi 12 mai 2016

Le dernier homme, Mary Shelley


Ma note : 8,5/10

 Voici la quatrième de couverture : Lionel Verney est le dernier homme. Accablé par la mort de son père, ancien ami du roi d'Angleterre, tombé en disgrâce et réduit à la pauvreté, Verney abandonne sa jeunesse à l'esprit de revanche et à la violence, avec, tendrement enfouie, une lueur d'amour pour sa sœur Perdita. Arrivent dans le voisinage, au château de Windsor, les enfants royaux, Idris et Adrian. Leur rencontre préside au bouleversement de leurs vies, chacun révélant à l'autre sa véritable nature... Puis, survient la terrible nouvelle : la peste a fait son apparition et progresse. Exacerbant passions et sagesse, le fléau met chaque homme en face de son destin.

 Cette écrivaine a eu la chance (ou la malchance) d'être la compagne de vie de Percy Shelley, un des plus grands poètes anglais, décédé très jeune à l'âge de 29 ans en 1822. Je dis malchance, peut-être, parce que les littéraires ont habituellement une grande admiration pour son mari et celle-ci, l'écrivain secondaire du couple, est prise au sérieux par seulement une petite partie de ces universitaires. Et ce roman-ci en particulier est un peu tombé dans l'oubli parce que le Fankenstein de cette auteure balaie tout sur son passage, notamment avec ce nom commun qu'il est devenu, au fil des siècles, dans la culture populaire. Dans sa liste de centaines de titres qu'il a dressée pour désigner le Canon occidental, Harold Bloom y place Frankenstein mais on n'y voit pas Le dernier homme. C'est un roman qui n'a pas réellement traversé les années et cela n'est pas tout à fait sans raison. Nous verrons pourquoi dans cette critique. Mais disons, tout d'abord, qu'il est encore publié de nos jours uniquement parce qu'il est écrit par le même auteur de l'un des plus grands classiques de la littérature de terreur. En fait, j'avais adoré Frankenstein, et plus particulièrement le romantisme qui s'en dégageait malgré un propos et un livre terrifiant. Cette totale réussite cachait un roman de Shelley très peu lu : Le dernier homme.

 Ainsi, ce bouquin est l'un des plus méconnus du siècle d'or du roman, le XIXème siècle. Lorsqu'un auteur a réussi à accéder à la culture populaire, par le biais du roman, il n'est pas rare que ses autres écrits tombent un peu dans l'oubli. On peut penser aussi à Bram Stoker et Dracula. De plus, Frankenstein n'est pas seulement connu pour ce qu'il est en tant que tel, pour toutes les oeuvres et les produits dérivés, mais aussi pour le contexte dans lequel il a été écrit : c'est Lord Byron qui propose à ses amis (dont Mary Shelley faisait partie)  de participer à un intéressant petit concours : celui d'écrire une histoire de fantôme. Seule Mary Shelley a fini par écrire ce genre d'histoire. Conséquemment, Frankenstein est devenu le parfait mythe que la littérature pouvait espérer et un objet de culte. Cela a produit des parodies littéraires sur cette oeuvre au même titre que don Quichotte (qui lui était déjà une parodie) ainsi que des pièces de théâtre, des films, etc. Et Le dernier homme dans tout cela? Eh bien, comme je le disais plus haut, il n'en est pas resté grand-chose à part l'oeuvre elle-même.  Seuls les curieux comme nous pourrons s'y intéresser (ce qui est souvent une bonne chose pour les lecteurs sérieux parce que notre perception de l'oeuvre n'en est pas changée par la culture populaire, nous pouvons lire le roman d'une façon parfaitement claire). Pourtant, malgré tout ce que j'ai dit, il faut rajouter que Le dernier homme fût extrêmement populaire à sa sortie. Il fut publié en 1826 alors que Frankenstein date de 1818.

 Et fait intéressant, elle commence, avec Le dernier homme, à situer l'action en 1818 et un peu comme dans Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski (mais dans le genre "fantastique"), la narratrice trouve dans un message l'histoire qui nous sera racontée (et par la suite, la nouvelle histoire prendra toute la place). Ce sera celle d'une époque lointaine, en 2073, où une série de guerres se poursuivront pendant plusieurs années pour aboutir en 2100 où l'on retrouve Lionel Verney le narrateur de cette nouvelle histoire et surtout : le dernier homme. Avec la maladie qui court pendant toutes ces années, le monde n'est plus ce qu'il était et Verney semble être devenu le dernier homme vivant. Après l'introduction de la première narratrice, nous plongeons dans le monde de ce Lionel Verney avec ces mots :

 « Je suis originaire d'une île perdue au milieu des nuages. Lorsque je me représente la surface du globe avec son océan sans rivages et ses continents immenses, elle m'apparaît comme un point insignifiant dans l'immensité du tout. Mais si je mets dans la balance l'intelligence de sa population, je m'aperçois qu'elle surpasse de beaucoup des pays plus vastes et plus peuplés. Car c'est l'esprit de l'homme - et lui seul - qui créa tout ce qui est bon et grand pour l'homme ; la Nature ne fut que son intendant. L'Angleterre, perdue loin au nord dans la mer agitée, affleure maintenant dans mes rêves comme un vaste navire bien gouverné qui maîtrisait les vents et voguait fièrement sur les flots tourmentés. Aux jours de mon enfance elle était pour moi l'univers. Lorsque je contemplais du haut de mes collines natales la plaine et la montagne qui s'étendaient jusqu'à l'extrême limite de ma vision, tachetées par les habitations de mes compatriotes et fertilisées par leur labeur, je me croyais au centre même de la terre ; et le reste du monde n'était qu'une fable, dont l'oubli n'aurait rien coûté à mon imagination ni à mon intelligence. » 

 Le narrateur est l'aîné de la famille, il devient orphelin et travaille sur une ferme : 

 « J'étais l'aîné. J'avais cinq ans à la mort de ma mère. Le souvenir des conversations de mes parents, les informations relatives aux amis de mon père, que ma mère s'était efforcée de me transmettre dans l'espoir qu'elles pussent m'être un jour utiles, entretenaient un rêve flou dans mon esprit. Je me pénétrai de la conviction que j'étais différent de mes protecteurs et de mes compagnons - que je leur étais même supérieur -, mais j'ignorais en quoi. Le sentiment d'une injustice, que j'avais associée au nom du roi et des nobles, me serrait la gorge ; mais j'étais incapable tirer de ces impressions quelques conclusion susceptible de guider ma conduite. Somme toute, je n'étais qu'un orphelin livré à lui-même au milieu des vallées et des collines du Cumberland. Je travaillais pour un fermier ; ma houlette à la main et mon chien à mes côtés, je gardais un grand troupeau de moutons dans les montagnes avoisinantes. Je n'eus guère à me louer d'une existence qui me réservait plus de déboires que de plaisirs. J'y trouvais une certaine liberté, une familiarité avec la nature, et une solitude assurée ; mais ces délices romantiques s'accordaient mal avec l'amour de l'action et le désir de chaleur humaine propre à la jeunesse. Ni le soin de mes bêtes ni la succession ne parvenaient à dompter ma nature récalcitrante. Ma vie au grand air et le temps libre dont je disposais étant source de tentations, qui développaient en moi des habitudes de hors-la-loi. Je m'associai à d'autres désœuvrés de mon genre, et les organisai en une bande dont je pris la tête. Nous étions tous bergers et tandis que nos troupeaux étaient aux pâturage, nous concevions et exécutions maintes actions délictueuses, qui attirèrent sur nous la colère et la vengeance des campagnards. J'étais le chef et le protecteur de mes compagnons et comme ma position de dirigeant me mettait en vedette, les paysans en vinrent à m'attribuer tous leurs méfaits. J'endurais à les défendre maints châtiments avec un cœur héroïque, mais j'exigeais en échange qu'ils me témoignent obéissance et respect. » 

 Une des nombreuses questions qui nous traversent l'esprit à la lecture de ce livre est la suivante : Mary Shelley croyait-elle vraiment à cette "anticipation", croyait-elle que notre monde du XXIe siècle serait encore figé dans celui du XIXème, avec des chevaux comme moyen de transport et l'absence de technologie ? Mon opinion est qu'elle s'est fait piéger par le passé en se disant que celui-ci (avant 1800) n'était pas bien différent de son présent (après 1800) et que cela ne devrait pas changer pour le futur (XXIe siècle). Nous pouvons critiquer plusieurs choses dans ce roman, mais la plume de l'auteur est, comme pour Frankenstein, à peu près sans reproche : 

 « Voilà des rêves bien fous. Mais depuis qu'ils se sont imposés à moi, il y a une semaine, du haut de la cathédrale Saint-Pierre, ils règnent sur mon imagination. J'ai choisi mon bateau et j'y ai placé mes maigres provisions. J'ai choisi quelques livres, en particulier Homère et Shakespeare - mais les bibliothèques du monde me sont ouvertes, et dans chaque port je peux renouveler mon stock. Je n'ai guère d'illusions sur mon avenir ; mais la monotonie du présent m'est intolérable. Ni l'espoir ni la joie ne sont mes guides - le désespoir harassant et le désir de changement me conduisent. J'ai hâte d'affronter le danger, de connaître la peur, d'avoir une tâche, minime ou ambitieuse, pour remplir chaque journée. Je serai le témoin de la diversité des éléments - je lirai les bons augures dans l'arc-en-ciel, les menaces dans les nuages. Dans toute chose je déroberai une leçon ou un tendre souvenir. Ainsi, le long des rivages de la terre déserte, le soleil haut dans l'éther ou la lune au firmament, les esprits des morts et l'oeil toujours ouvert de l'Être Suprême veilleront sur la frêle embarcation dirigée par Verney - Le DERNIER HOMME. » 

 En conclusion, il faut en arriver au principal défaut de ce bouquin (et c'en est tout un) : on a l'impression, même s'il se déroule dans notre futur, de lire sur un passé très lointain, dans une langue tout aussi lointaine et ainsi, l'ambiance "générale" du roman ne fonctionne pas, tout comme sa mécanique, son récit et son "réalisme". C'est un roman d'anticipation comme Ravage de René Barjavel et La route de Cormac McCarthy. Par contre, il n'y a rien qui pourra réellement arriver dans notre monde. Elle s'était peut-être gardée une porte de sortie avec les changements de narrateurs du début, ce qui nous fait douter que tout cela se passe réellement dans notre espace-temps. Si elle a voulu anticiper sur trois siècles, elle s'est trompée sur tout. Cela explique pourquoi le roman fut populaire à sa sortie mais qu'il soit tombé dans l'oubli rapidement. Malgré les erreurs de ce roman d'anticipation (et donc de science-fiction) on peut quand même le préférer à ceux d'aujourd'hui (ce qui explique ma note élevée). Ces classiques de l'anticipation sont généralement mieux écrits que ceux d'aujourd'hui (et le mot est faible) et jouissent aussi d'une plus grande érudition littéraire, comme ici, où Shelley est capable de parler de la littérature alors que les écrivains de science-fiction d'aujourd'hui ont la tête remplie de clichés télévisuels. La splendeur esthétique d'un roman comme Le dernier homme est incomparable avec ceux de notre époque (à part peut-être La route de McCarathy) et de plus, la richesse du vocabulaire et de la prose de Shelley se marie à merveille avec un romantisme envoûtant. Depuis quelques années, je préfère Frankenstein à Dracula (pour comparer les deux romans d'horreur les mieux écrits) et surtout depuis quelques relectures, et Le dernier homme, malgré de grandes faiblesses, m'a rappelé pourquoi il en était ainsi. En plus du style qui est supérieur, le romantisme est une période en littérature que j'affectionne particulièrement et elle est, selon moi, d'une plus grande qualité que le style gothique (qui définit mieux Dracula que Frankenstein (de nos jours)). Dans Le dernier homme, le romantisme est ténébreux en plus de sembler terrifiant à certains moments. Frankenstein est la meilleure porte d'entrée dans la grande littérature mais on ne peut pas dire la même chose du Dernier homme. C'est un roman que l'on doit lire beaucoup plus tard, sans attente particulière, comme une lecture secondaire plutôt qu'essentielle. 

Parmi ses qualités, il m'a rappelé, à plusieurs endroits, la poésie de Leopardi et la prose de Goethe (alors que je m'attendais à y voir une poétique de science-fiction) : 

« Je fus incapable de trouver le repos. J'errais dans les collines ; elles étaient battues par un vent d'ouest, et les étoiles scintillaient dans la voûte céleste. Je courrais sans prêter la moindre attention aux objets environnants, en essayant de maîtriser l'agitation de mon esprit par un épuisement physique. "Voilà, songeai-je, la vraie puissance ! Ce n'est pas avoir les membres solides, le coeur dur, être féroce et intrépide, mais c'est être bon, compatissant et doux." J'interrompis mon élan, m'étreignis les mains et avec la ferveur d'un nouveau prosélyte je m'écriai : "Ayez confiance en moi, Adrian. Moi aussi je deviendrai sage et bon !" Puis, bouleversé jusqu'à l'âme, je me laissai aller à pleurer. Je me sentis plus calme après le déferlement de cette vague de passion. Je m'étendis sur le sol, et lâchant la bride à mes réflexions je passai en revue mon existence ; je songeai aux errements de mon coeur et découvris à quel point je m'étais jusqu'alors montré brutal, sauvage, indigne. Je n'éprouvais toutefois aucun remords, car il me semblait que je naissais une seconde fois : mon âme jetait le fardeau de ses fautes passées pour commencer une nouvelle vie empreinte d'amour et d'innocence. Rien de grossier ne subsistait qui fût susceptible d'interférer avec les doux sentiments que cette rencontre m'avait inspirés. J'étais pareil à un enfant répétant ses dévotions après sa mère, et mon âme malléable était remodelée par une main de maître à laquelle je ne désirais ni ne pouvais résister. »

2 commentaires:

  1. une auteure que je n'ai jamais lu malgré une ou deux tentatives, je trouve que cela n'a pas bien vieilli par rapport à d'autres auteurs de la même époque

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  2. C'est vrai qu'à la même époque il y a de très bons auteurs, mais comme je le disais dans ma chronique j'aime bien son style (lequel je l'avoue n'a peut-être pas bien vieilli).

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