mardi 22 mars 2016

Le faiseur de pluie, Saul Bellow


Ma note : 7,5/10

 Voici la quatrième de couverture: Henderson, milliardaire américain, abandonne tout pour courir l'Afrique. Il se retrouve sacré «roi de la pluie» et compagnon d'un souverain africain qui a étudié la médecine chez les Blancs, mais se voit contraint pourtant de capturer le lion dans le corps duquel l'âme de son père a cherché refuge. Henderson veut l'aider, mais l'enfer est pavé de bonnes intentions...

 Philip Roth a déjà écrit un peu sur Le faiseur de pluie, pour lequel il disait :

 « Six ans seulement après Augie, revoilà Bellow qui brise ses chaînes. Sauf qu'avec Augie, il jetait par-dessus les moulins les conventions de ses premiers romans, livres « comme il faut », et qu'avec Le faiseur de pluie, c'est de Augie, roman nullement comme il faut, qu'il se délivre, décor exotique, héros volcanique, désastre comique de sa vie, ébullition intérieure d'une demande permanente, quête magique (reichienne?) de régénération par le jaillissement sublime de toute l'énergie accumulée - tout est nouveau, ici. Si l'on me passe la hardiesse du rapprochement, je dirai que l'Afrique joue pour Henderson le rôle que joue pour K. le village proche du château : l'une comme l'autre offrent au héros étranger le parfait espace inconnu où actualiser le plus profond, le plus irrépressible de ses besoins - tirer son esprit du sommeil, s'il le peut, par un labeur intense autant qu'utile. « Je veux », ce cri du coeur élémentaire et sans objet pourrait être poussé par K. aussi bien que par Henderson. Là s'arrête bien évidemment l'analogie. »

 Herzog, La planète de Mr. Sammler et Ravelstein avaient tous les trois un peu la même trame. En premier lieu, ils traitent tous de sujets purement occidentaux, avec l'érudition que l'on retrouvait avec les personnages principaux et la tragédie derrière ces romans était celle d'un homme qui avait accumulé les problèmes toute sa vie (surtout, et encore plus pour Herzog) et qui se retrouvait complètement en perdition face à ses proches et à la société. Ensuite, ces trois romans évoluaient autour de cette prémisse (et comme je le disais cela est surtout vrai pour Herzog). Ce Faiseur de pluie a un peu le même début que ces livres mais il bifurque rapidement dans une autre direction, il est un peu plus éloigné de la vie américaine de Saul Bellow.

 Avec cet écrivain, les références à la littérature et à l'histoire de la pensée pullulent généralement pendant tout le récit, même si le présent roman ne verse pas complètement dans l'intellectualité comme d'autres titres. Les exemples sont quand même nombreux. Le narrateur dit à quelque part : « Elle était comme la lune de Shelley, elle errait solitaire » en référence au grand poète anglais. À un autre endroit, il dit : « Je renonçais à pêcher et m'installai sur la plage à lancer des pierres sur des bouteilles. Comme ça, les gens pourraient dire : « Vous voyez ce grand type là-bas, avec un nez énorme et une moustache ? Eh bien, son arrière-grand-père était secrétaire d'État, ses grands-oncles étaient ambassadeurs en Angleterre et en France, et son père était le célèbre érudit Willard Henderson, qui a écrit ce livre sur les Albigeois, un ami de William James et de Henry Adams. » Et un peu plus loin : « Ce ciel splendide, cette affreuse démangeaison et les rasoirs, la Méditerranée, qui est le berceau de l'humanité ; la douceur suprême de l'air ; l'accablante douceur de l'eau où Ulysse s'est perdu, où lui aussi était nu quand les sirènes chantaient. » Il y en a plein. Et voici un autre exemple d'intellectualité peut-être de trop haute voltige pour le narrateur : « J'étais très énervé, non pas par l'expression de cet homme, laquelle devint vite plus amène, mais, entre autres, par le fait qu'il me parlait en anglais. Je ne sais pas pourquoi j'en étais si surpris...déçu est le mot. C'est la grande langue impériale de nos jours, venant après le grec, le latin et d'autres. Les Romains n'étaient pas surpris, je suppose, quand un Parthe ou un Numide se mettait à leur parler en latin ; cela leur paraissait probablement tout naturel. »

 Revenons à l'histoire. Comme Herzog, le personnage principal et narrateur se sent persécuté par tout ce qui l'entoure (sa chute vers la maladie mentale sera par contre moins abrupte) :

 « Qu'est-ce qui m'a poussé à faire ce voyage en Afrique ? Il n'y a pas d'explication toute prête. Les choses n'ont cessé d'empirer, d'empirer encore, et elles n'ont pas tardé à devenir trop compliquées. Lorsque je pense à l'état dans lequel j'étais à cinquante-cinq ans, quand j'ai pris mon billet, tout n'est que chagrins. Les faits commencent à m'assaillir et bientôt j'ai l'impression d'avoir la poitrine dans un étau. Une cavalcade désordonnée commence : mes parents, mes femmes, mes filles, mes enfants, ma ferme, mes bêtes, mes habitudes, mon argent, mes leçons de musique, mon alcoolisme, mes préjugés, ma brutalité, mes dents, mon visage, mon âme ! J'ai envie de crier : « Non, non, allez-vous-en, maudits, laissez-moi tranquille ! » Mais comment pourraient-ils me laisser tranquille ? Ils m'appartiennent. Ils sont à moi. Et ils me harcèlent de tous côtés. Cela tourne au chaos. »

 Le narrateur s'adresse directement à ses lecteurs :

 « Pourtant, le monde qui me semblait un si redoutable oppresseur n'est plus en colère contre moi. Mais si je veux que vous me compreniez, vous autres, et si j'entends vous expliquer pourquoi je suis allé en Afrique, il faut bien que je regarde les choses en face. Je pourrais aussi bien commencer par l'argent. Je suis riche. Mon père m'a laissé un héritage de trois millions de dollars, impôts déduits, mais je me considérais comme un clochard et j'avais mes raisons, la principale étant que je me comportais en clochard. Mais dans le privé, quand les choses allaient vraiment mal, je regardais souvent dans les livres pour voir si je ne pourrais pas trouver là des paroles de réconfort, et je lus un jour : « Le pardon des péchés est perpétuel et la vertu n'est pas une condition préalable exigée. » Cela fit sur moi si forte impression que je me le répétais sans cesse. J'oubliai malheureusement de quel livre il s'agissait : c'était un des milliers de ceux que m'avait laissés mon père, qui les avait également numérotés. Je feuilletai donc des douzaines de volumes, mais je ne trouvai que de l'argent, car mon père avait utilisé des billets de banque comme signets : ce qu'il avait dans ses poches, des billets de cinq, de dix ou de vingt dollars. J'en découvris même qui n'avaient plus cours depuis trente ans, les grands billets jaunes. Cela me rappela le bon vieux temps et je fus heureux de les voir : fermant à clef la porte de la bibliothèque pour empêcher les enfants d'entrer, je passai l'après-midi sur une échelle à secouer les livres, et l'argent tomba en pluie sur le sol. Mais jamais je ne retrouvai cette phrase sur le pardon. »

 Avant de quitter pour l'Afrique, Henderson avait pensé au suicide : 

« - Si tu ne cesses pas, finis-je par lui dire à Chartres, je vais me faire sauter la cervelle. C'était cruel de ma part, car je savais ce que son père avait fait. J'avais beau être ivre, c'était à peine si je pouvais supporter tant de cruauté. Le vieux s'était suicidé à l'issue d'une querelle de famille. C'était un homme charmant, faible, navré, affectueux et sentimental. Il rentrait chez lui imbibé de whisky et chantait des chansons d'autrefois pour Lily et pour la cuisinière ; il racontait des histoires, dansait les claquettes et imitait de vieux numéros de music-hall dans la cuisine, plaisantant la gorge serrée, ce qui n'est pas une chose à faire à son enfant. Lily me raconta tout cela et son père finit par devenir si réel pour moi que j'en arrivai à aimer et à détester à mon tour le vieux mécréant. « Tiens, vieux pataud, vieux briseur de coeurs, pauvre plaisantin...espèce de cloche ! disais-je à son fantôme. Qu'est-ce que ça veut dire de faire ça à ta fille et puis de me la laisser sur les bras ? » Et quand je menaçai de me suicider dans la cathédrale de Chartres, à la face même de cette sainte beauté, Lily retint son souffle. Son visage prit un éclat de perle. Sans rien dire elle me pardonna. »

 En fait, le narrateur n'a jamais eu une bonne opinion de la vie :  

« Quelques mots maintenant sur les raisons de mon départ pour l'Afrique. Lorsque je revins de la guerre, c'était avec l'idée de devenir éleveur de porcs, ce qui illustre peut-être l'opinion que j'avais de la vie en général. On n'aurait jamais dû bombarder le mont Cassin ; certains en rejettent la faute sur la stupidité des généraux. Mais, après ce sanglant massacre, où tant de Texans furent tués, et où ma compagnie en vit de dures par la suite, il ne restait que Nicky Goldstein et moi de la vieille bande, et c'était curieux, car nous étions les deux hommes les plus grands de l'unité et nous offrions donc les meilleures cibles. Plus, je fus blessé à mon tour, par une mine. Mais à cette époque Golstein et moi étions allongés sous les oliviers -certains de ces arbres rabougris s'épanouissent comme de la dentelle et laissent filtrer la lumière - et je lui demandai ce qu'il comptait faire après la guerre. - Ma foi, me dit-il, mon frère et moi, si on s'en tire indemnes, on va monter un élevage de visons dans les Catskill. Je dis alors, ou plutôt mon démon dit pour moi : - J'ai l'intention de me mettre à élever des cochons. »

 On voit vite avec ce roman que Saul Bellow est moins à son aise avec un sujet et des thèmes plus éloignés de sa personne et de son moi comme dans Le faiseur de pluie qu'avec des romans comme Herzog et Ravelstein (La planète de Mr. Sammler n'était pas tout à fait comme les deux autres parce que le personnage était un Européen et l'auteur traitait de la difficulté d'adaptation de ce dernier dans la société américaine). Bellow est habituellement reconnu pour la profondeur psychologique de ses personnages et l'érudition de son propos, et il ne tombe pas dans l'académisme stérile de certains auteurs universitaires qui ne sortent pas de leur tour d'ivoire (et leur roman non plus n'y sortent pas). C'est une des raisons pourquoi Bellow est aimé, même des non-universitaires. Ici, même si le style est encore une fois pénétrant de clarté, il n'est pas en adéquation parfaite avec le genre développé dans le roman. Ce style clair mais usant d'une abondance de mots, de paroles, convenait mieux à l'érudition et au genre qu'est Herzog. Un intellectuel comme Bellow se doit, selon moi, d'écrire des romans d'intellectuels. C'est le grand défaut du Faiseur de pluie : on y croit moins, notamment parce que le personnage principal est le propriétaire d'une porcherie qui s'envole vers l'Afrique alors que Bellow était professeur de littérature à l'Université de Princeton (entre autres).

 Parmi les écrivains juifs du nord de l'Amérique (en tout cas parmi ceux qui écrivent sur la condition juive d'une façon très semblable), trois noms sortent du lot : Saul Bellow, Philip Roth et Mordecai Richler. Et personnellement, je place Roth comme le maître (même si chronologiquement il arrive après Bellow) alors que Richler, bien qu'excellent, est peut-être celui qui n'atteint pas la perfection stylistique des deux autres. Et Philip Roth a déjà dit que Bellow lui avait confié que les universitaires de Harvard ne voulait pas qu'il écrive en anglais :

 « Bellow m'a confié un jour qu'il se demandait si lui, le fils de Juifs émigrés, pouvait légitimement prétendre à exercer le métier d'écrivain. L'une des causes de ce doute qui lui « coulait dans le sang », c'était, m'a-t-il laissé entendre, que l'establishment WASP, essentiellement représenté par les universitaires de Harvard, lui déniait, du fait de ses origines, le droit d'écrire des livres en anglais. Ces gens-là le mettaient en rage. Il se peut tout à fait que la manne de cette légitime fureur lui ait permis d'ouvrir son troisième roman non pas par la phrase : " Je suis juif, fils d'émigrés ", mais plutôt en accordant à Augie March, dont c'est cependant le cas, de se présenter aux universitaires de Harvard (et à tout le monde) en décrétant tout bonnement, sans s'excuser ni mâcher ses mots : " Je suis américain, natif de Chicago. " ».

 Finalement, ce roman me laisse comme impression un peu désagréable que Saul Bellow voulait écrire un livre (et surtout un personnage) éloignés de lui, parce que, au final, Henderson combat en quelque sorte sa famille d'érudits en étant plus un homme du commun alors que Bellow lui-même était un savant. Il a passé une grande partie de sa vie dans les livres, dans la connaissance. Pour démontrer cela, Bellow a donné la carrure d'un joueur de football américain à son personnage. (Par contre, Bellow a déjà été un militaire comme son personnage). Donc, ce roman était un très grand risque et, par exemple, un Philip Roth, qui s'en est bien sorti comme écrivain, n'a jamais pris un tel risque. À mon humble avis, Bellow aurait dû faire de même, malgré la satire qu'il semblait vouloir écrire avec Le faiseur de pluie.

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