lundi 11 janvier 2016

Le Siècle des Lumières, Alejo Carpentier


Ma note: 8,5/10

 Voici la quatrième de couverture : Les prestigieux paysages des îles et de la mer des Caraïbes sont le décor de ce roman baroque et tragique où le grand écrivain cubain fait revivre des événements peu connus de la Révolution française. Autour du mystérieux personnage de Victor Hugues, qui joue un rôle important à la Guadeloupe en 1791, puis en Guyane où il devra renier son idéal, on voit toute l'Amérique de langue espagnole évoluer vers son émancipation. On revit l'atmosphère coloniale de La Havane, les drames sanglants de la grande Révolution, la guerre contre les Anglais, la guerre de course... Il est difficile de lire ce roman qui évoque le passé avec tant de force sans penser à des événements d'aujourd'hui.

 Harold Bloom apprécie au plus haut point Alejo Carpentier. Voici ce qu'il en dit :

 « "Magical realism," made famous by Garcia Marquez's One hundred years of solitude, was primarily Carpentier's invention. The idea that Latin Americans, whether in Cuba or Colombia or wherever, necessarily inhabit a reality more magical than, say, Manhattan's, in dubious. The genius of Borges, of Carpentier, of Garcia Marquez may persuade us otherwise, while we are within their narratives, but we emerge to fresh doubts, both metaphysical and psychological. Carpentier's authentic genius was for the historical novel, wich he approached with the paradigm of the Kabbalah as explicitly as possible. Other modern novelists have used Kabbalistic models, including Thomas Pynchon, Malcolm Lowry, and Lawrence Durrell, but Carpentier uniquely discovered how to fuse Kabbalah and history. »

 Les romanciers de génie sont difficiles à trouver. Ils sont aussi rares, ou presque, que les poètes classiques. Avant de lire Carpentier, et notamment après avoir lu Genius de Bloom (lequel je suis souvent en accord avec ses goûts), je m'attendais à ceci : un rare génie romanesque et peut-être le meilleur latino-américain dans son domaine.

 Et parmi les écrivains du sud, la grande majorité partage un peu le même style (si on les compare aux Occidentaux) : leur prose est riche, torrentielle, foisonnante. Une sorte d'émerveillement s'empare de nous et le mystère se creuse dans la tête du lecteur. On se connecte facilement à la conscience de l'écrivain, on rentre dans leur tête de la même façon qu'ils rentrent dans la nôtre (je parle des meilleurs écrivains de cette partie du globe). La nature et l'environnement extérieur jouent habituellement un grand rôle (je pense à Cent ans de solitude et au présent roman). Les personnages ne sont pas construits de la même façon que ceux des écrivains européens : leur psychologie est moins développée, en tout cas elle se développe au fil des pages d'une façon indirecte et les personnages font partie d'un tout (comme dans les romans de Bolaño) et ne sont pas seulement en dialogue avec leur "moi" (comme Adolphe de Benjamin Constant, Les souffrances du jeune Werther de Goethe, etc.). Les latino-américains sont moins égoïstes que le reste de l'Amérique et de l'Europe (à tout le moins une partie de la grande Europe) et leur littérature est en lien avec ce fait.

 Avec un Cubain comme écrivain et un titre comme Le siècle des lumières, nous étions en droit de nous attendre à un croisement entre ces deux "genres" de roman. Eh bien non, il est pleinement ancré dans la tradition des écrivains du sud de l'Amérique et son titre ne renvoie pas aux "lumières européennes" que nous connaissons. Le résumé de l'histoire peut être fait succinctement étant donné la minceur de l'intrigue : il sera question dans ce roman de l'établissement de la Révolution française dans les Caraïbes. Carpentier lui-même décrivait son livre comme une "symphonie Caraïbes". C'est un roman difficile d'accès et l'intrigue du récit est réduite à un niveau très faible et ainsi, si vous lisez des romans pour les bonnes histoires, il vous est fortement recommandé d'oublier ce bouquin. De toute façon, les bonnes histoires, que l'on retrouve ailleurs dans les magazines et les journaux, ne sont pas le but recherché de la grande littérature. Celle-ci ne doit pas rechercher, d'un premier abord, à divertir, mais plutôt à trouver un style, une esthétique, une beauté pour toucher notre âme, notre esprit. Et Carpentier le fait très bien. Comme Harold Bloom le disait : pourquoi lire si l'on ne veut pas évoluer spirituellement ?

Voyons voir cette prose de Carpentier qui nous en mettra plein les yeux pendant 450 pages. Dans une sorte de prologue qui introduit ce roman nous sommes à même de constater le talent stylistique d'Alejo Carpentier qui empoignera notre âme pour le reste du récit :

 « Cette nuit j'ai vu se dresser à nouveau la Machine. C'était, à la proue, comme une porte ouverte sur le vaste ciel, qui déjà nous apportait des odeurs de terre par-dessus un océan si calme, si maître de son rythme, que le vaisseau, légèrement conduit, semblait s'engourdir dans son rhumb, suspendu entre un hier et un demain qui se fussent déplacés en même temps que nous. Temps immobiles entre l'Etoile Polaire, la Grande Ourse et la Croix du Sud. J'ignore, car ce n'est pas mon métier de le savoir, si telles étaient les constellations, si nombreuses que leurs sommets, leurs feux de position sidérale, se confondaient, s'inversaient, mêlant leurs allégories, dans la clarté d'une pleine lune pâlie par la blancheur si prodigieuse, si bien recouvrée en cette seconde, du chemin de Saint-Jacques... Mais la porte-sans-battant était dressée à la proue, réduite au linteau et aux jambages, avec son équerre, son demi-fronton inversé, son noir triangle au biseau acéré et froid, suspendu aux montants. L'armature était là, nue et lisse, à nouveau suspendue sur le sommeil des hommes, comme une présence, un avertissement, qui nous concernait tous également. »

 Quelques lignes plus loin on voit bien la prose poétique sublime de ce prologue écrit par Carpentier :

« Elle n'était plus accompagnée d'étendards, de tambours ni de foules ; elle ne connaissait ni l'émotion, ni la colère, ni les pleurs, ni l'ivresse de ceux qui, là-bas, l'entouraient d'un choeur de tragédie antique, avec le grincement des charrettes allant droit vers le même but, et le roulement cadencé des tambours. Ici la porte était seule, face à la nuit, au-dessus du mascaron tutélaire, éclairée par les reflets de son tranchant en diagonale, avec le bâti en bois qui devenait l'encadrement d'un panorama d'astres. Les vagues se pressaient, s'écartaient, pour frôler les flancs du vaisseau ; elles se refermaient, derrière nous, dans une rumeur si continue, si cadencée, que leur présence devenait semblable au silence que l'homme tient pour du silence quand il n'écoute pas des mots pareils aux siens. silence vivant, palpitant et mesuré, qui n'était pas, pour l'instant, celui des pâles suppliciés... » 

La langue de Carpentier nous permet même de sentir les odeurs, d'écouter les sons, etc. Un peu comme dans le roman Le ventre de Paris de Zola:

 « La voiture eut à peine pris la première rue, faisant gicler la boue à droite et à gauche, que les odeurs du port restèrent en arrière, balayées par la respiration de vastes bâtisses bourrées de peaux, de salaisons, de pains de cire, de cassonade, avec les oignons entreposés depuis longtemps, qui bourgeonnaient dans leurs coins sombres, près du café vert et du cacao répandu sur les balances. Un bruit de grelots emplit l'après-midi, accompagnant la migration habituelle de vaches traites du côté des pâturages situés extra muros. Tout sentait fortement en cette heure proche d'un crépuscule qui embraserait le ciel pendant quelques minutes, avant de se dissoudre en une nuit soudaine : le bois mal allumé et la boue piétinée, la toile mouillée des tendelets, le cuir des bourrelleries et le millet des cages de canaris accrochées aux fenêtres. »

 Avec un titre comme Le siècle des lumières, je pensais que l'histoire et l'intrigue prendraient toute la place, mais comme je le disais, ce n'est pas du tout le cas et c'est plutôt la poésie, les détails dans le style qui m'ont marqué et l'on en retrouve à chaque page, comme ici :

 « Par des chemins défoncés, sous une dernière pluie fine qui faisait luire les toiles cirées noires, se glissait en même temps que le vent jusqu'au siège arrière, trempant les vêtements d'Esteban et d'Ogé juchés sur le siège de devant, la voiture roulait, grinçant, sautant, clopinant ; si penchée parfois qu'elle semblait verser ; si enfoncée dans l'eau d'un gué que celle-ci éclaboussait ses lanternes ; si boueuse toujours qu'elle n'échappait à la fange rougeâtre des champs de canne à sucre que pour recevoir la fange grise des terres pauvres, où s'élevaient des croix de cimetières devant lesquelles Remigio, qui venait derrière, monté sur l'un des chevaux de la remonte, se signait. Malgré le temps désagréable, les voyageurs chantaient et riaient, buvaient du malvoisie, mangeait des sandwiches, des sablés, des dragées, étrangement mis en joie par un air nouveau qui apportait des odeurs de verts pâturages, de vaches aux mamelles gonflées, de flambées de bon bois, loin de la saumure, de la cécine, de l'oignon germé, qui orchestraient leurs exhalaisons dans les étroites rues de la ville. »

 Le héros de ce roman est un personnage historique, mais il pourrait être vu comme un antihéros romanesque-stylistique parce que nous le voyons de l'extérieur, par les yeux de l'écrivain ou par ceux des autres personnages : Esteban, Carlos, Sofia. Pour résumer le talent de cet auteur, disons que c'est une prose digne des plus grands classiques (Flaubert, Goethe, etc.) et des plus grands de nos contemporains (citons Saramago et Cormac McCarthy malgré la différence de ton). La vraie littérature n'est pas seulement des mots imprimés sur une feuille. Elle permet, comme Alejo Carpentier en est capable, de nous amener ailleurs, de nous faire ressentir des émotions, de faire vivre des personnages, de nous faire toucher un décor. Selon moi, Carpentier est supérieur, sur ce point et sur d'autres, à Gabriel Garcia Marquez et à plusieurs autres écrivains.

2 commentaires:

  1. J'ai entamé la lecture de Concert baroque dans une édition bilingue (je lis 1 ou 2 pages par jour pour entretenir mon espagnol). La langue est foisonnante, c'est assez impressionnant. Ce que tu dis du Siècle des Lumières me fait envie, mais vu la longueur, ce sera peut-être en français.

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  2. Je ne connaissais rien de Carpentier et j'en connais encore très peu, notamment Concert baroque, c'est la première fois que j'en entends parler...peut-être qu'un jour je vais lire l'oeuvre complète de cet auteur, mais ma liste est tellement longue, surtout celle des relectures...

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