Voici la présentation de l'éditeur : Que vient chercher à Saint-Domingue cette jeune avocate new-yorkaise après tant d'années d'absence ? Les questions qu'Urania Cabral doit poser à son père mourant nous projettent dans le labyrinthe de la dictature de Rafael Leonidas Trujillo, au moment charnière de l'attentat qui lui coûta la vie en 1961. Dans des pages inoubliables - et qui comptent parmi les plus justes que l'auteur nous ait offertes -, le roman met en scène le destin d'un peuple soumis à la terreur et l'héroïsme de quatre jeunes conjurés qui tentent l'impossible : le tyrannicide. Leur geste, longuement mûri, prend peu à peu tout son sens à mesure que nous découvrons les coulisses du pouvoir : la vie quotidienne d'un homme hanté par un rêve obscur et dont l'ambition la plus profonde est de faire de son pays le miroir fidèle de sa folie. Jamais, depuis Conversation à «La Cathédrale», Mario Vargas Llosa n'avait poussé si loin la radiographie d'une société de corruption et de turpitude. Son portrait de la dictature de Trujillo, gravé comme une eau-forte, apparaît, au-delà des contingences dominicaines, comme celui de toutes les tyrannies - ou, comme il aime à le dire, de toutes les «satrapies». Exemplaire à plus d'un titre, passionnant de surcroît, La fête au Bouc est sans conteste l'une des œuvres maîtresses du grand romancier péruvien.
Rafael Leónidas Trujillo Molina fut le dictateur de la République Dominicaine du début des années 30 jusqu'à la fin des années 50. Il est né en 1891 et il est mort en 1961. Durant son règne, il fut soutenu par les États-Unis mais ceux-ci le laissèrent tomber en 1960. Il fut renversé et assassiné en 1961. Avant sa carrière politique, il était un militaire brillant, entraîné par les marines. Il participa au coup d'État contre le président de la République Dominicaine en 1930, et fut élu président quelques mois plus tard. Il remporta les élections avec 95% des voix le 24 mai 1930.
Mario Vargas Llosa est un auteur bien étrange parmi les Nobel de littérature (en tout cas parmi ceux des dernières décennies). Lui-même avait été extrêmement surpris de le recevoir parce qu'il penche à droite sur le spectre politique alors que le comité du Nobel a tendance à récompenser des gens de gauche. (Au 19e siècle et au 20e siècle plusieurs des meilleurs écrivains étaient de droite). Vargas Llosa a même déjà tenté sa chance en politique comme candidat de centre-droit. Personnellement, je partage avec cet écrivain un amour pour l'oeuvre de Roberto Bolano. On voit souvent Vargas Llosa dans les documentaires sur Bolano. Les chiots sont le seul livre que j'avais lu de lui, livre trop court pour que je me fasse une bonne idée de cet écrivain. Avec La fête au Bouc, je m'embarquais dans une oeuvre assez tardive dans le corpus de Vargas Llosa.
Dans cette Fête au Bouc, Urania, la fille du sénateur Augustin Cabral est offerte au dictateur Rafael Leonidas Trujillo. C'est elle, beaucoup plus tard, qui reviendra voir son père sénateur pour avoir des explications. Le début du roman nous présente cette Urania comme un docteur vivant aux États-Unis : « Urania. Drôle de cadeau de la part de ses parents ; son prénom évoquait une planète, un métal radioactif, n'importe quoi, sauf cette femme élancée, aux traits fins, hâlée et aux grands yeux sombres, un peu tristes, que lui renvoyait le miroir. Urania ! Quelle idée ! Heureusement plus personne ne l'appelait ainsi, mais Uri, Miss Cabral, Mrs. Cabral ou docteur Cabral. Autant qu'elle s'en souvienne, depuis qu'elle avait quitté Saint-Domingue ( « Ciudad Trujillo, plutôt », car au moment de son départ on n'avait pas encore rendu son nom à la capitale), personne, ni à Adrian, ni à Boston, ni à Washington D.C., ni à New York, ne l'avait plus appelée Urania, comme autrefois chez elle et au collège Santo Domingo, où les sisters et ses compagnes prononçaient avec la plus grande application le prénom extravagant dont on l'avait affublée à sa naissance. Qui en avait eu l'idée, elle ou lui ? Un peu tard pour le savoir, ma petite ; ta mère était au ciel et ton père mort vivant. tu ne le sauras jamais. Urania ! ».
Urania avait été relâchée par le dictateur Trujillo. Elle a ensuite été protégée par des religieuses. Lors de son retour en terre natale, elle compare la République Dominicaine avec celle de l'époque du dictateur Trujillo : « Elle prend un second verre d'eau et sort. Il est sept heures du matin. Au rez-de-chaussée du Jaragua elle est assaillie par le bruit, cette atmosphère déjà familière de cris, moteurs, radios tonitruantes, merengues, salsas, danzones et boléros, ou rock et rap mêlés, s'agressant et l'agressant de leur boucan. Chaos animé de ce qui fut ton village, nécessité profonde de t'étourdir pour ne pas penser, voire ne pas sentir, Urania. Explosion aussi de vie sauvage, imperméable aux vagues de la modernisation. Quelque chose chez les Dominicains s'accroche à cette forme prérationnelle, magique : cet appétit de bruit. (« De bruit, non de musique. ») Elle ne se rappelle pas, du temps où elle était petite et que Saint-Domingue s'appelait Ciudad Trujillo, pareil vacarme dans la rue. Peut-être n'y en avait-il pas ; trente-cinq ans plus tôt, quand la ville était trois ou quatre fois plus petite, provinciale, isolée et léthargique de peur et de servilité, l'âme saisie de panique respectueuse envers le Chef, le Généralissime, le Bienfaiteur, le Père de la Nouvelle Patrie, Son Excellence le Docteur Rafael Leonidas Trujillo Molina, peut-être était-elle plus silencieuse, moins frénétique. Aujourd'hui, les bruits de la vie, moteurs de voitures, cassettes, disques, radios, avertisseurs, aboiements, grognements, voix humaines, sont tous diffusés à plein volume, au maximum de leur capacité de bruit vocal, mécanique, digital ou animal (les chiens aboient plus fort et les oiseaux criaillent plus volontiers). Et dire que New York a une réputation de ville bruyante ! Jamais, pendant ces dix années passées à Manhattan, son ouïe n'a rien perçu de pareil à cette symphonie brutale et discordante qui la submerge depuis trois jours. »
Le roman de Vargas Llosa aborde surtout les derniers jours du dictateur. Il règne sur la République Dominicaine et l'on verra dans ce livre la dernière révolte qui conduira à sa chute. Chaque chapitre traite d'un personnage central de ce récit, en alternant, en revenant à tel ou tel personnage, etc. La fête au Bouc nous ouvre les portes d'une sanglante dictature et l'on côtoiera surtout le pire de l'humain. Une longue scène du début, sur plusieurs pages, nous permet d'apprécier tout le talent de Vargas Llosa lorsqu'on suit Urania qui retrouve la ville de son enfance, et l'on se dit : une promenade avec la plume de Mario Vargas Llosa n'est pas une promenade comme les autres : « Enfin le feu passe au vert. Urania poursuit son périple, protégée du soleil par l'ombre des arbres de l'avenue Maximo Gomez. Voici une heure qu'elle marche. Il est agréable d'avancer sous les lauriers, de découvrir ces arbustes à petite fleur rouge et pistil doré qu'on appelle cayena ou sang du Christ, absorbée dans ses pensées, bercée par l'anarchie des cris et des musiques, attentive, néanmoins, aux dénivelés, ornières, trous et déformations des trottoirs où elle est sans cesse près de trébucher, ou de mettre un pied dans les ordures que flairent des chiens errants. Étais-tu heureuse, alors ? Quand tu es allée avec ce groupe d'élèves du Santo Domingo apporter des fleurs et réciter ton poème, pour la fête des Mères, à la Sublime Matrone, tu l'étais. Encore que, depuis la disparition du toit familial de cette figure protectrice et si belle de son enfance, la notion de bonheur se fût peut-être évaporée aussi de la vie d'Urania. Mais ton père, ton oncle et ta tante - surtout la tante Adelina et l'oncle Anibal, et tes cousines Lucindita et Manolita - ainsi que les fidèles amis avaient fait leur possible pour combler l'absence de ta mère en te dorlotant et te choyant, de façon que tu ne te sentes pas seule et diminuée. Ton père avait été, ces années-là, ton père et ta mère. C'est pour cela que tu l'avais tant aimé. Pour cela aussi qu'il t'avait fait si mal, Urania. »
Contrairement à un autre auteur sud-américain que je venais tout juste de lire, (Alejo Carpentier), Vargas Llosa ne prend pas de nombreuses pages pour sa prose poétique, mais souvent, comme ici, il préfère prendre seulement quelques lignes pour ensuite nous replonger dans son action, dans son récit (ce qui en fait selon moi un auteur beaucoup plus "accessible") : « La surface bleu foncé de la mer, émaillée de taches d'écume, va à la rencontre d'un ciel de plomb sur la lointaine ligne d'horizon et, ici, sur la côte, elle se brise en lames sonores et bouillonnantes contre le boulevard du Malecon, dont elle aperçoit par endroits la chaussée entre les palmiers et les amandiers qui le bordent. Autrefois, l'hôtel Jaragua regardait le Malecon de face. Maintenant, il le regarde de côté. La mémoire lui rend cette image - de ce jour-là ? - de la fillette conduite par la main de son père, entrant au restaurant de l'hôtel pour déjeuner seuls tous les deux. On leur avait donné une table près de la fenêtre et, à travers les rideaux, Uranita apercevait le vaste jardin et la piscine avec ses plongeoirs et ses baigneurs. Un orchestre jouait des merengues dans le Patio Espagnol, orné tout autour d'azulejos et de pots d'oeillets. Était-ce ce jour-là ? « Non », dit-elle à haute voix. Le Jaragua d'alors avait été démoli et remplacé par ce volumineux immeuble couleur panthère rose qui l'avait tant surprise en arrivant à Saint-Domingue voici trois jours. »
Acquérir une culture historique avec le roman est chose très secondaire mais lorsque la situation le permet, notamment avec un styliste de grande qualité comme M. V. Llosa, je suis de ceux qui saisissent cette chance et en ressortent grandis par ces connaissances, surtout avec un sujet comme La fête au Bouc, dont je ne connaissais même pas les prémisses. Ensuite, disons que la narration est conventionnelle, à la troisième personne, bien qu'on ne puisse pas dire qu'elle soit complètement neutre. Elle suit des personnages différents et en cours de route, elle rentre parfois dans la tête de ces personnages, elle les appelle par leur petit nom, utilise le "tu", etc. Ainsi, forcément, elle prend position. Aussi, on pourrait dire que le style de Mario Vargas Llosa est "équilibré", à tout point de vue, et cela l'approche de la perfection littéraire. Cependant, d'une façon tout à fait personnelle, je préfère le grand lyrisme alors que, comme je le disais, l'auteur s'applique ici à bien "doser" la prose poétique (notamment avec les métaphores parcimonieusement utilisées). Cela en fait un récit qui bouge, qui ne fait pas du surplace et qui maintient un équilibre constant. Pour un roman historique, nous ne pouvions demander mieux.
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