dimanche 23 février 2014

L'Institut Benjamenta, Robert Walser



Ma note : 8,5/10

Voici la quatrième de couverture : « Nous apprenons très peu ici, on manque de personnel enseignant, et nous autres, garçons de l'Institut Benjamenta, nous n'arriverons à rien, c'est-à-dire que nous serons plus tard des gens très humbles et subalternes. » Dès la première phrase, le ton est donné. Jacob von Gunten a quitté sa famille pour entrer de son plein gré dans ce pensionnat où l'on n'apprend qu'une chose : obéir sans discuter. C'est une discipline du corps et de l'âme qui lui procure de curieux plaisirs : être réduit à zéro tout en enfreignant le sacro-saint règlement. Jacob décrit ses condisciples, sort en ville, observe le directeur autoritaire, brutal, et sa sœur Lise, la douceur même. Tout ce qu'il voit nourrit ses réflexions et ses rêveries, tandis que l'Institut Benjamenta perd lentement les qualités qui faisaient son renom et s'achemine vers le drame. « L'expérience réelle et la fantasmagorie sont ici dans un rapport poétique qui fait invinciblement penser à Kafka, dont on peut dire qu'il n'eût pas été tout à fait lui-même si Walser ne l'eût précédé », écrit Marthe Robert dans sa très belle préface où elle range l'écrivain, à juste titre, parmi les plus grands.

La pauvreté a marqué très tôt les enfants de l'Institut Benjamenta, et en fait, la plupart des enfants pauvres le sont avant même de naître. Le narrateur Jacob dit :"Nous nous ressemblons tous sur un point, celui de notre pauvreté et de notre dépendance totales". En plus de vivre dans la "dépendance totale", ils  ne cessent d'apprendre "comment se comporter", ce qui leur sauve la vie! Ensuite, le récit devient rapidement inquiétant, mystérieux. Voici un passage du début qui amène l'histoire dans une région étrangère : " À la place des maîtres qui, pour je ne sais quelles raisons bizarres, sont effectivement couchés là, pareils à des morts, et somnolent, c'est une jeune dame qui nous fait la classe [...]". De plus, les élèves ne semblent rien apprendre de concret. Parmi ces élèves, les condisciples de Jacob, il y a Henri, le parfait. Il y a Kraus le battant, le plus "dur" du groupe, et celui qui est d'une servilité indépassable. Il y a Schacht, son camarade, qui rêve d'être musicien, de même que Schilinski, le Polonais extravagant. Quant au directeur, M. Benjamenta, il représente l'autorité, la force, la puissance, la discipline, etc. Une des forces de Walser est dans les descriptions de ces personnages, lesquelles sont minutieuses, pointues, parfois drôles, toujours réussies. Walser est un écrivain qui fait preuve d'une grande sagacité, il pense à des choses impossibles pour les autres écrivains. Ce qu'il écrit est d'une simplicité désarmante, mais avec un grand génie, notamment parce que cette simplicité est la chose la plus rare, la plus difficile en littérature. Et pour revenir au résumé, nous continuons de découvrir d'étranges choses comme : " [...] nous autres élèves de l'Institut Benjamenta, nous sommes condamnés à une oisiveté étrange qui dure parfois la moitié de la journée". On retrouve ce thème de l'oisiveté ailleurs dans l'œuvre de Walser, entre autres dans son recueil de petites proses "Vie de poète". En plus de la discipline, les instituteurs de ce pensionnat semble vouloir les habituer à l'ennui. Dès le premier tiers du roman, Walser, ou plutôt Jacob, nous laisse entrevoir que le"magique" n'est pas loin : "Je le sais, il y a des choses merveilleuses quelque part dans cette maison". Cela rend le reste du bouquin plutôt intrigant...

Écrivain de la petite prose, Walser a écrit quelques rares romans, comme celui-ci, et le résultat est génial. Mais avant tout, il est surtout reconnu pour ses petites proses. La littérature de Walser, bien qu'elle ne soit pas nihiliste, en est une du néant, de l'ailleurs, de l'inconnu. Il veut disparaître, se faire oublier, s'éloigner de la réalité. L'Institut Benjamenta est plus qu'une banale histoire de pensionnat, elle est une allégorie de la disparition, une apologie de la découverte, du voyage intérieur surtout. Même l'ailleurs physique prend une grande place dans ce livre et dans la philosophie de Robert Walser. Récit proche de l'autobiographie, parce que Walser est Jacob von Gunten, il a vécu ce que l'autre a vécu, il est passé dans un système proche de ce pensionnat. Dans la préface du livre, on a cette citation de Carl Selig : " Il s'arrêta comme enraciné dans le sol, me regarda de l'air le plus grave et me dit que si je tenais à notre amitié, je ne vienne plus jamais lui faire de pareils compliments. Lui, Robert Walser, était un zéro et voulait se faire oublier". Jacob, son narrateur d'occasion, est l'antithèse de Kraus, et donc, il est l'antithèse de l'autorité, de la discipline, etc. Walser est fondamentalement un poète, et comme on le sait, il deviendra un des plus grands écrivains du 20e siècle. La légèreté du style d'écriture de Walser nous fait oublier l'étouffement du récit de "L'Institut Benjamenta", un étouffement proche du "Château" de Kafka de même que du "Procès". Comme je le disais lors d'une précédente chronique, Walser c'est Kafka avant le temps. Les liens personnels et intellectuels qui unissent les deux écrivains sont éloquents, même s'ils ne se sont jamais rencontrés : Kafka était un très grand lecteur de Walser, ce dernier connaissait Max Brod le comparse de Kafka, Walser était le maître et les grands écrivains ne cessent de faire son éloge, en tout premier lieu Kafka lui-même (le dernier en date à faire l'éloge de Walser est Coetzee qui le définit comme un génie !). Plusieurs critiques disent de Kafka qu'il n'a pas de prédécesseur, mais je ne suis pas d'accord, on sent l'influence de Walser dans l'oeuvre de Kafka. En lisant ces deux auteurs on se demande si l'on est dans la réalité ou dans le rêve. Quel autre roman, et quel autre écrivain peut se vanter de nous donner ce sentiment avant eux ? Avant Walser ? Personnellement, je préfère Robert Walser, le maître, parce que sa prose est davantage poétique, belle, musicale, par moments chirurgicale et le rythme est toujours le même peu importe la forme qu'il utilise.

Je dois terminer avec mon appréciation qui oscille, comme un pendule, entre l'étonnement et l'émerveillement. Par contre, je préfère encore, et de loin, son "Brigand" qui est plus mature, plus subtil. "L'Institut Benjamenta" offre lui aussi de belles réflexions, et cela nous permet d'apprécier encore plus Walser, qui lui, écrit sur les choses simples et belles du monde et de la littérature. On définit généralement Robert Walser comme le promeneur solitaire et ce roman est éclairant sur ce génie qui affrontait l'abîme et qui voulait disparaître...

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