vendredi 12 août 2016

J'avoue que j'ai vécu, Pablo Neruda



Ma note : 9/10

 Voici la quatrième de couverture :«Peut-être n'ai-je pas vécu en mon propre corps : peut-être ai-je vécu la vie des autres», écrit Pablo Neruda pour présenter ces souvenirs qui s'achèvent quelques jours avant sa mort par un hommage posthume à son ami Salvador Allende. Les portraits d'hommes célèbres - Aragon, Breton, Eluard, García Lorca, Picasso - côtoient les pages admirables consacrées à l'homme de la rue, au paysan anonyme, à la femme d'une nuit. À travers eux se dessine la personnalité de Neruda, homme passionné, attentif, curieux de tout et de tous, le poète qui se révèle être aussi un merveilleux conteur.

J'ai l'habitude de commencer, lorsque c'est possible, avec une citation d'Harold Bloom et celle-ci n'est pas tirée de son magnifique "Genius" mais bien de "The Western Canon" qui est tout aussi intéressant. Il dit que Neruda est incomparable au 20e siècle :

 « Pablo Neruda is by general consent the most universal of those poets and can be regarded as Whitman's truest heir. The poet of Canto general is a worthier rival than any other descendant of Leaves of Grass, a difficult statement for me, as a lover of Hart Crane and Wallace Stevens, to make. I am skeptical whether Neruda, for all his variety and intensity, truly was of Whitman's eminence, or of Emily Dickinson's, but no Western hemisphere poet of our century sustain a full comparison to him. His unfortunate Stalinism is frequently an excrescence, a king of wart on the texture of his poems, but except in a few places it does not greatly mar Canto general. Neruda, in his relationship to Whitman, followed Borges' pattern : initial discipleship, followed by denunciation, culminating in a complex revision of Whitman in the poet's later works. »

 Je continue en vous présentant un extrait du premier poème de Résidence sur la terre, un recueil de Neruda, qui, selon moi, résume subtilement son autobiographie:

 « Comme des cendres, comme des mers se peuplant,
dans la lenteur submergée, dans l'informe,
ou comme on entend du haut des chemins
la traversée en croix des coups de cloches,
avec ce son déjà distinct du métal,
confus, songeur, tombant en poussière
dans le même moulin que les formes trop lointaines,
ou évoquées ou non vues,
et le parfum des prunes qui roulant à terre
pourrissent dans temps, infiniment vertes.

 Tout cela si rapide, si vivant,
immobile toutefois, comme la poulie folle sur elle-même,
ces roues de moteur, enfin.
Existant comme les aspérités sèches sur les coutures de
 l'arbre,
silencieux, alentour, de telle sorte
que les feuilles entremêlent leurs tiges.
D'où, par où, sur quel rivage ?
Le bétail fidèle, instable, aussi muet,
que les lilas autour du couvent,
ou l'arrivée de la mort sur la langue du boeuf
 qui tombe à grand fracas, s'écroule et dont les cornes veulent sonner.

 Voilà pourquoi, dans l'immobile, en s'arrêtant, percevoir,
alors, comme une palpitation immense, au-dessus,
comme des abeilles mortes ou des nombres,
ah ! ce que mon coeur pâle ne peut embrasser,
 à travers des multitudes, à travers des larmes à peine surgissant,
et des efforts humains, des tempêtes,
de noires actions découvertes soudainement
comme des glaces, vaste désordre,
océanique, pour moi qui entre en chantant,
comme avec une épée parmi les sans-défense. »

Je critique rarement des biographies sur le blogue et quand je l'ai fait, j'essayais de choisir des autobiographies, comme celle d'Amos Oz, la meilleure que j'avais lue avant de lire celle de Neruda. Par contre, de ce que j'ai lu d'Amos Oz, son autobiographie est ce qu'il a écrit de meilleur alors que la chose n'est pas si claire avec Neruda, parce que son oeuvre colossale nous offre une qualité exceptionnelle. Le Chili est une pépinière infinie d'écrivain talentueux et l'Amérique du sud semble avoir dominé les lettres mondiales de la seconde moitié du siècle.

 J'ai déjà entendu à maintes reprises que les meilleurs prosateurs sont les poètes. Je pense à Nietzsche notamment lorsqu'il disait que Leopardi était l'un des meilleurs pour écrire de la prose. Les poètes ont le don de trouver le mot juste, de se lancer dans l'écriture en toute liberté et en n'usant pas de clichés, et cela en ayant un vocabulaire riche et varié. Cela s'applique pour la poésie et les vers qu'ils écrivent mais cela vaut aussi selon moi pour la prose. Neruda est sans aucun doute l'un des plus grands poètes du 20e siècle et avec ce livre, cette autobiographie, il parvient par le travail de la mémoire, à nous faire revivre la grandeur de sa conscience et de sa vie au niveau des phénomènes, avec une facilité déconcertante. C'est le genre de livre que l'on lit et où l'on se dit : « Je dois me mettre à l'écriture, c'est facile ! ». Nous sommes ainsi piégés par cette fausse simplicité, cette facilité apparente qui n'en est pas une. L'écriture est ardue, mais pour un génie comme Neruda, ce fait est plus complexe à analyser parce que notre perception, lorsqu'on lit Neruda, se transforme et nous voyons une certaine facilité dans l'acte d'écrire. Il écrit comme un dieu. Et dernièrement, j'en ai eu une autre preuve en lisant son chef-d'oeuvre poétique écrit sur 20 ans Résidence sur la terre.

 Neruda est né Ricardo Eliécer Neftali Reyes Basoalto au début du 20e siècle et il meurt en 1973, ce qui en fait un citoyen du 20e siècle à part entière. Et ce fait n'est pas anodin lui qui aura marqué ce siècle par ses écrits mais aussi politiquement (il était entre autres admiré par un homme comme Pierre Falardeau) en étant d'abord consul un peu partout sur la planète et en côtoyant ensuite les plus grands politiciens du siècle (en ce moment même les autorités chiliennes enquêtent pour savoir si le général Pinochet n'aurait pas fait tuer Neruda par empoisonnement). Il devint lui-même politicien dans le parti communiste chilien mais est exilé et pourra donc voyager beaucoup. Son appui aux bolcheviques de Staline lui donnera une mauvaise réputation plus tard dans sa vie et après sa mort surtout. Il obtint le Prix Nobel de littérature en 1971 pendant qu'il travaille à Paris pour le gouvernement Allende du Chili.

 Ces faits biographiques sont (un peu) présents dans son autobiographie mais tout est tellement subtil, tout part tellement de la conscience de l'auteur,  qu'on peine à voir les grandes lignes de sa vie. Au tout début il y a un avertissement de Neruda où l'on peut voir le style nérudien, sa poétique qui m'a rappelé quelque peu les lettres de Kafka à Milena :

 « Ces Mémoires ou souvenirs sont intermittents et parfois oublieux parce que, précisément, la vie est ainsi. L'intermittence du sommeil permet de supporter les jours de travail. Nombre de mes souvenirs se sont estompés en les évoquant ; ils sont tombés en poussière comme un cristal irrémédiablement blessé. Les Mémoires du mémorialiste ne sont pas les Mémoires du poète. Le premier a peut-être moins vécu mais il a davantage photographié et il nous récrée par la précision des détails. Le second nous offre une galerie de fantômes secoués par le feu et l'ombre de leur époque. Peut-être n'ai-je pas vécu dans mon propre corps ; peut-être ai-je vécu la vie des autres. De tout ce que j'ai laissé écrit dans ces pages se détacheront toujours - comme des forêts à l'automne et comme à l'époque des vendanges - les feuilles jaunes qui vont mourir et le raisin qui revivra dans le vin sacré. Ma vie est une vie faite de toutes les vies : les vies du poète. »

 Les mémoires de Neruda sont parfois interrompues, pour le plaisir de nos yeux, par des "morceaux" de prose ce qui renforce encore plus un texte déjà magnifique. En voici un exemple :

 « Toutes ces œuvres d'art... Elles sont si nombreuses que le monde ne sait plus où les mettre... Il faut les accrocher hors des maisons... Et tous ces livres... Toutes ces plaquettes... Qui est capable de les lire ?... Si seulement on pouvait les manger... Si dans une crise de voracité nous pouvions en faire des salades, les hacher, les assaisonner... Nous en sommes repus... Nous en avons par-dessus la tête... Le monde étouffe sous leur marée... Reverdy me disait : "J'ai demandé à la poste de ne plus me les apporter. Je n'arrivais pas à les ouvrir et la place me manquait. Ils grimpaient le long des murs, j'ai craint une catastrophe, ils allaient s'effondrer sur ma tête..." Vous connaissez tous T.S. Eliot... Avant d'être peintre, de diriger des théâtres et d'écrire des critiques lumineuses, il lisait mes poèmes... Je me sentais flatté... Personne ne les comprenait mieux que lui... Jusqu'au jour où il a commencé à me lire les siens et où j'ai fui, égoïstement, en protestant : " Non, ne me lisez rien, ne me lisez rien "... Je me barricadai dans les toilettes mais Eliot, à travers la porte, me lisait ses vers... Une tristesse énorme m'envahit... Le poète écossais Frazer était présent... Il me chapitra : " Pourquoi traites-tu Eliot de cette façon ? "... »

 Dès le début, Neruda avoue que le personnage principal de son enfance fut la pluie :

 « Je dirai pour commencer cette évocation des jours et des années de mon enfance que le seul personnage que je n'ai pu oublier fut la pluie. La grande pluie australe qui tombe du Pôle comme une cataracte, depuis le ciel du cap Horn jusqu'à la Frontière. Sur cette Frontière - Far West de ma patrie - je naquis à la vie, à la terre, à la poésie et à la pluie. Ayant beaucoup vu et beaucoup circulé, il me semble que cet art de pleuvoir qui s'exerçait comme une subtile et terrible tyrannie sur mon Araucanie natale a cessé d'exister. Il pleuvait des mois entiers, des années entières. La pluie tombait en fils pareils à de longues aiguilles de verre qui se brisaient sur les toits ou qui arrivaient en vagues transparentes contre les fenêtres ; et chaque maison était un vaisseau qui regagnait difficilement son port sur cet océan hivernal. Cette pluie froide du sud de l'Amérique n'a pas les violences impulsives de la pluie chaude qui s'abat comme un fouet et qui disparaît en laissant le ciel bleu. Bien au contraire, la pluie australe se montre patiente et continue à tomber interminablement du haut du ciel gris. »

 Neruda ne se contente pas d'écrire platement sur sa mémoire, parce que comme je le disais, il y glisse de la prose poétique. L'incipit était d'ailleurs de cette forme lorsqu'il décrivait la forêt chilienne :

 «... Sous les volcans, auprès des glaciers, entre les grands lacs, le parfum, le silence, l'enchevêtrement de la forêt chilienne... Les pieds s'enfoncent dans le feuillage mort, une branche fragile a crépité, les raulis géants dressent leur stature hérissée, un oiseau de la sylve froide passe, bat des ailes, s'arrête dans les branchages noirs. Et puis, de sa cachette, sa voix s'élève comme un hautbois... Mon nez reçoit et transmet à mon âme l'odeur sauvage du laurier, l'essence indéfinissable du boldo... Le cyprès des Guaïtecas me barre le chemin... C'est un monde verticale : une nation d'oiseaux, une foule de feuilles... Je trébuche sur une pierre, je gratte la cavité découverte, une énorme araignée aux cheveux rouges me regarde de ses yeux fixes, immobile, grosse comme une écrevisse... Un carabe doré me crache son effluve méphitique tandis que disparaît comme un éclair son radieux arc-en-ciel... Poursuivant, je traverse un bois de fougères beaucoup plus grands que moi : celles-ci laissent choir de leurs yeux verts et froids soixante larmes sur mon visage et font frémir longtemps encore derrière moi leurs éventails... Un tronc pourri : ô quel trésor !... Des champignons noirs et bleus lui ont donné des oreilles, de rouges plantes parasites l'ont couvert de rubis, d'autres plantes paresseuses lui ont prêté leurs barbes et, rapide, un serpent jaillit de ses entrailles putréfiées, telle une émanation, comme si s'échappait l'âme de ce tronc mort... Plus loin, chaque arbre s'est séparé de ses semblables... Ils se dressent sur le tapis de la forêt secrète, et chaque feuillage, linéaire, frisé, branchu, lancéolé, a un style différent, comme coupé par des ciseaux aux mouvements infinis... Une ravine ; sous l'eau transparente elle glisse sur le jaspe et le granit... Un papillon pur comme un citron vole en dansant entre l'eau et la lumière... A mon côté, des myriades de calcéolaires me saluent de leurs petites têtes jaunes... Là-haut, gouttes artérielles de la forêt magique, ondulent les copihues rouges (Lapageria rosea)... Le copidue rouge est la fleur du sang, le copihue blanc est la fleur de la neige. Dans un frisson de feuilles la vélocité d'un renard a traversé le silence, mais le silence est la loi de ces feuillages... a peine le cri lointain d'un vague animal... L'intersection pénétrante d'un oiseau caché... L'univers végétal susurre à peine jusqu'au moment où une tempête déclenche toute la musique terrestre. Qui ne connaît pas la forêt chilienne ne connaît pas cette planète. C'est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde. » 

Lorsqu'on lit Neruda, autant en prose qu'en vers, la qualité de son style est tellement grande que la littérature pour moi peut devenir mystique. Ici, il effectue une brillante et subtile analyse de sa vie, de sa conscience, avec les matériaux qu'il connaît le mieux : les mots, la beauté, l’élégance, le bon goût. Il entremêle quelques-uns des plus puissants thèmes de la poésie : l'espace, le temps, la vie et la mort. Tel un Marcel Proust chilien, Neruda réussit à nous éblouir par la force de ses souvenirs et une prose digne des plus grands classiques qui l'ont précédé. Maestro de l'écriture, Neruda à travers ces pages, devient le "moi" de l'Amérique du sud. En se rapprochant de leur "moi", les grands écrivains comme Amos Oz, Alice Munro et Neruda parviennent à toucher au sublime, à la perfection littéraire par leur propre vécu souvent grandiose. Au début du bouquin, nous sommes informés que ces mémoires ont été interrompues par la mort de Neruda. Mathilde Neruda et Miguel Otero Silva se sont chargés de la contexture définitive de l'original. Malgré cet avertissement du début, nous ressortons grandi de cette lecture, où il y a parfois, malgré la douceur, des déferlements de vagues. Contrairement à plusieurs autres lecteurs, je préfère les biographies écrites par le sujet lui-même, surtout lorsqu'il est poète, parce que j'ai le sentiment que l'on est plus proche d'une certaine vérité, en tout cas plus proche de la vérité "subjective", de la vérité de l'âme...

 En terminant, voici un extrait d'une entrevue avec Roberto Bolano, un de mes écrivains préférés. Je pensais aussi à tort que Neruda pourrait être un de ses précurseur.... :

«
Q. Which authors would you number among your precursors? Borges? Cortázar? Nicanor Parra? Neruda? Kafka? In Tres you write: “I dreamt that Earth was finished. And the only human being to contemplate the end was Franz Kafka. In heaven, the Titans were fighting to the death. From a wrought-iron seat in Central Park, Kafka was watching the world burn.” 

A. I never liked Neruda. At any rate, I would never call him my one of precursors. Anyone who was capable of writing odes to Stalin while shutting his eyes to the Stalinist terror doesn’t deserve my respect. Borges, Cortázar, Sábato, Bioy Casares, Nicanor Parra: yes, I’m fond of them. Obviously I’ve read all of their books. I had some problems with Kafka, whom I consider the greatest writer of the twentieth century. It wasn’t that I hadn’t discovered his humor; there’s plenty of that in his books. Heaps. But his humor was so highly taut that I couldn’t bear it. That’s something that never happened to me with Musil or Döblin or Hesse. Not with Lichtenberg either, an author I read frequently who fortifies me without fail.

 Musil, Döblin, Hesse wrote from the rim of the abyss. And that is commendable, since almost nobody wagers to write from there. But Kafka writes from out of the abyss itself. To be more precise: as he’s falling. When I finally understood that those had been the stakes, I began to read Kafka from a different perspective. Now I can read him with a certain composure and even laugh thereby. Though no one with a book by Kafka in his hands can remain composed for very long. 
»

6 commentaires:

  1. J'aime beaucoup les poèmes de Neruda mais c'est tout ce que j'ai lu de lui - et encore, seulement quelques uns dans un recueil de ma soeur.

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  2. En tout cas hier je me suis rendu compte que "J'avoue que j'ai vécu" ne fait pas l'unanimité parce que dans son recueil de chroniques "Entre parenthèses", Roberto Bolano critique durement l'autobiographie de Neruda. Je savais, comme je l'ai écrit dans mon billet, que Bolano n'aimait pas Neruda, mais il semble quand même avouer que ses poèmes sont magnifiques...

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  3. Dans la même veine des poètes-romanciers, il y a le Théorème de Pasolini qui m'avait impressionné. Dès les premières pages, on sent qu'on a affaire davantage à un poète qu'à un romancier, dans cette faculté à trouver le mot juste et en apparence simple comme tu le dis. Il y a en particulier une partie où les personnages parlent à tour de rôle par monologues qui a posteriori me rappelle Les Vagues de Virginia Woolf. Je l'avais déjà dit sur mon blog, c'est un des romans qui m'a le plus soufflé par le style et je pense le relire un jour très certainement.

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  4. Oui Pasolini est un autre que je veux lire, comme Gadenne, mais comme je te le disais c'est toujours long avant que je commence un nouvel auteur, j'espère que pour ces deux-là ce sera moins long. ;-)

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  5. je ne suis pas fan du militant Neruda parce que le communisme n'est pas ma tasse de thé mais par contre j'aime beaucoup ses poèmes alors je crois que je vais ajouter ce livre à ma liste

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  6. C'est sûr que le communisme est un peu (beaucoup) périmé, mais ce livre est formidable selon moi pour plusieurs raisons dont la double utilité du document historique et de l'écriture de Neruda, donc, de l'histoire littéraire.

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