Ma note : 8/10
Voici la quatrième de couverture: Le temps, Virginia Woolf n'a pas d'autre sujet. Les années passent, de 1880 à 1918 et au temps présent, dans ce roman de 1937. Il raconte l'histoire d'une famille en trois générations, où tout change, conditions économiques, valeurs spirituelles et morales. Les faits ne sont rien sans la vision, l'histoire sans le sentiment de la durée, l'extérieur sans l'intériorité. Le présent est pénétré de souvenirs, et le passage du temps marque les corps et les cœurs. Le miracle est que le lecteur se sent à chaque instant touché, englobé dans une histoire qui devient la sienne propre. L'angoisse est la forme extrême de cette interrogation de la vie qui constitue comme la fondation du roman. Et son sujet, plus que la destinée de tel ou tel personnage, est bien la vie - la vie intérieure, bien sûr, et la contemplation.
Il y a une chose qui me fascine de la littérature et c'est la capacité des grands écrivains à faire vivre un personnage, en décrivant, avec l'aide de mots, les actions de ces personnages, et ils deviendront réels à nos yeux, et ainsi, ils deviendront humains avec seulement une petite partie de leur vie décrite par l'auteur. Les écrivains médiocres - donc la grande majorité de ce qui est publié de nos jours - ne sont pas capable de reproduire cela dans notre conscience. Jorge Luis Borges - lors d'un entretien - prend les romans de Dostoïevski en exemple. Il dit : « Pensons à un roman quelconque. Prenons, je ne sais pas, un roman de Dostoïevski. Dostoïevski ne décrit pas tous les moments de ses héros. Par exemple, ses héros dînent, puis ils se revoient le lendemain. Mais si le livre est réussi - je crois que c'est le cas pour les livres de Dostoïevski - ou pour certains livres de Dostoïevski - on a l'impression qu'entre les deux scènes qu'on connaît il y en a d'autres qu'on ne connaît pas. Les héros sont allés chez eux. Ils se sont endormis. Ils ont rêvé à quelque chose. Si on n'a pas cette impression-là le livre n'existe pas. Il y a bien des choses que l'auteur ne nous raconte pas, que l'auteur ne connaît pas, mais qui doivent exister. Si deux personnages ne se revoient qu'au bout de vingt ans, il faut sentir qu'ils ont eu des expériences, qu'ils ont vieilli, qu'ils ont un peu changé. Sinon le livre n'opère pas sur le lecteur. » Les romans de Virginia Woolf, la plupart étant des chefs-d'oeuvre, nous offrent eux aussi des personnages tout en profondeur, vivants, humains. Mais avec le procédé du « courant de conscience » qu'elle emploie, cela se fait différemment. Pour Mrs. Dalloway, encore plus pour Ulysse de James Joyce, les descriptions de la conscience du personnage se font sur plusieurs pages mais dans une durée « réelle » assez courte. Par exemple, Ulysse se passe en un très court laps de temps, une journée tout au plus, et il contient 1000 pages. Mrs. Dalloway, bien que plus court, se déroule dans une période vraiment courte. Alors on sent moins ce que décrit Borges quant aux non-descriptions qui sont comblées par l'imagination du lecteur. Par contre, avec Les années, les choses sont différentes de Mrs. Dalloway et d'Ulysse. Sans avoir la même structure que les romans de Dostoïevski (et que les autres romans du 19e siècle), le livre qui nous intéresse ici est quelque part entre les deux, il inclut un peu de ce qu'on connaît de Virginia Woolf et des romans du 19e siècle, et des romans familiaux à grand déploiement. Aussi, les chapitres sautent de nombreuses années, un à la suite de l'autre et par le fait même, plusieurs années nous échappent et ainsi, elles sont comblées par ce que décrivait Borges. C'est ce qu'on pourrait appeler le génie littéraire, qui lui, est bien présent dans la tête de cette écrivaine anglaise. De plus, sa prose est un souffle de vie.
Ce roman est donc un peu éloigné du reste de son oeuvre (selon moi). L'histoire est un peu plus complète que ses autres romans, et il semble qu'elle voulait en faire un essai-roman et revenir à la forme romanesque de ses débuts : « [...] ce sera un essai-roman [...]. Il devra tout englober, sexualité, éducation, manière de vivre, de 1880 à nos jours ; et mettre à franchir les années toute l'agilité et la vigueur du chamois qui bondit par-dessus les précipices. C'est l'idée générale, en tout cas, et cela m'a plongée dans un tel brouillard, une telle ivresse, un tel rêve que, déclamant des phrases, et voyant des scènes alors que je remonte Southampton Row, je me demande si j'ai tant soit peu vécu sur terre depuis le 10 octobre. Comme pour Orlando, tout se précipite de soi-même dans le courant. Ce qui s'est produit, bien sûr, c'est qu'après m'être abstenue d'écrire des romans traitant des faits pendant toutes ces années; depuis 1919 et Nuit et Jour exactement, je m'aperçois que je trouve un plaisir infini à me replonger, pour changer, dans les faits...et j'en détiens d'innombrables. Cela ne m'empêche pourtant pas d'être encore attirée de temps à autre par la « vision ». Mais je résiste car je ne doute pas d'être dans la bonne voie [...], la voie qui fait suite à celle des Vagues et qui m'amènera tout naturellement à l'étape suivante : l'essai-roman. [...] ». Ce sera donc un énorme roman de près de 600 pages, le dernier roman qu'elle publia de son vivant avant de se suicider, et comme pour La promenade au phare, une famille sera au centre de l'attention et cette fois-ci ce sera la famille Pargiter. Comme il est écrit sur Wikipédia : « Although spamming fifty years, the novel is not epic in scope, focussing instead on the small rivate details of the characters'lives. » Le roman qui débute en 1880 fera ensuite un saut en 1891, un autre en 1907 et par la suite, il fera de petits sauts, jusqu'au jour présent, au milieu des années trente en fait. Au cours de ces années, Virginia Woolf décrira une seule journée des années impliquées.
En 1880, Woolf donne un indice de la lecture de son roman: « Tournant lentement, comme les rayons d'un projecteur, les jours, les semaines, les années passaient l'un après l'autre dans le ciel. » Ces années, c'est ce que nous verrons se dérouler sous nos yeux « lentement, comme les rayons d'un projecteur ». Les années contient son grand familial, ce qui, selon moi, la place encore plus parmi les grands, parce qu'elle nous prouve qu'elle peut « tout » écrire, « tout » réaliser en littérature et pas seulement ce pour quoi elle est reconnue: le « courant de conscience » (même si, comme je le disais, il y en a beaucoup aussi dans ce roman). Un autre aspect intéressant et original de ce roman, c'est que les descriptions ne sont pas toujours en lien direct avec l'action, Virginia Woolf, avec son immense génie, décrit des « plans » éloignés comme ici, alors que juste avant, la scène était intime, à l'intérieure : « Une soudaine bourrasque de pluie s'abattit sur le trottoir, et les enfants, qui sautillaient pour entrer et sortir de leurs cages dessinées à la craie, rentrèrent chez eux en courant. Le vieux chanteur de rue, qui marchait sur le trottoir en se dandinant, une casquette de marin plantée crânement en arrière, chantant allègrement "Comptez vos bénédictions, comptez vos bénédictions...", remonta le col de sa veste et se réfugia sous le portique d'un pub, où il acheva de lancer son injonction : "Comptez vos bénédictions. Comptez-les toutes." Puis le soleil brilla à nouveau, et sécha le trottoir. » Selon moi, le style d'écriture et la forme des romans de Virginia Woolf (et plus particulièrement le « courant de conscience ») sont l'antithèse du cinéma, mais il y a parfois de longs passages comme celui-ci où l'on dirait qu'il y a une caméra sur le thorax des personnages qui filment ce qu'il y a en avant d'eux : « Elle se leva comme si elle allait quelque part. Mais elle s'arrêta. Puis elle marcha lentement vers la fenêtre qui donnait sur la rue. Les maisons en face avaient toutes le même petit jardin devant ; le même perron ; le même portique ; les mêmes fenêtres en saillie. Mais maintenant la nuit tombait et elles avaient un air spectral et irréel dans la lumière pâle. On allumait des lampes ; une lumière brillait dans le salon de la maison d'en face ; puis les rideaux furent tirés et la pièce disparut dans l'obscurité. Delia resta là à regarder dans la rue. Une femme du peuple poussait une voiture d'enfant ; un vieil homme marchait d'un pas chancelant, les mains derrière le dos. Puis la rue fut vide ; il y eut une pause. C'est alors qu'on entendit le tintement d'un cab dans la rue. Delia s'y intéressa un instant. Allait-il s'arrêter à leur porte ou pas ? Elle regarda avec plus d'attention. Mais alors, à son grand regret, le cocher tira sur les rênes, le cheval continua à avancer en bronchant; le cab s'arrêta deux portes après leur maison. » On ne peut pas résumer ce roman en quelques lignes ou paragraphes. C'est trop complexe et trop simple en même temps. Certains éléments ont été traités dans La promenade au phare, comme le rôle du père à cette époque, celui du tout-puissant, craint par tout le monde : « Immédiatement Martin se glissa hors du fauteuil de son père; Delia s'assit toute droite. Milly déplaça aussitôt une large coupe parsemée de rose qui n'allait pas avec le reste. Le colonel s'immobilisa à la porte et considéra le groupe d'un oeil plutôt méchant. Ses petits yeux bleus les examinèrent comme pour trouver à redire ; mais il était en colère ; ils comprirent aussitôt, avant qu'il parle, qu'il était ne colère. » Comme Virginia Woolf le disait, tout, (ou presque), sera analysé dans cet essai-roman.
Finalement, ce n'est pas le meilleur roman de cette écrivaine, loin de là. Harold Bloom ne le place même pas parmi les grands chefs-d'oeuvre de l'auteure : « Sainte-Beuve, to me the most interesting of French critics, taught us to ask as a crucial question of any writer in whom we read deeply : What would the author think of us ? Virginia Woolf wrote five remarkable novels - Mrs. Dalloway (1925), To the lighthouse (1927), Orlando (1928), The Waves (1931), and Between the Acts (1941) - which are very likely to become canonical. » Je trouve aussi que Les années est moins intéressant et plus ennuyeux que ces romans. Habituellement, avec Virginia Woolf, la complexité de ses livres est cachée derrière sa grande habileté de raconteuse. Mais beaucoup moins ici. Et il arrive que la subtilité, (la plus grande qualité de Woolf après la beauté de sa prose poétique), soit absente, et conséquemment, nous pouvons voir une répétition dans la structure des chapitres qui pourront irriter après un certain temps. En fait, je dois dire que c'est un bon roman, mais qu'elle a déjà fait mieux.