Ma note : 9/10
Voici la quatrième de couverture : L'ultime roman de W. G. Sebald nous fait connaître la vie de Jacques Austerlitz, un homme hanté par une appréhension obscure, lancé dans la recherche de ses origines. Par ce portrait saisissant d'un émigrant déraciné, fragile, érudit et digne, l'auteur élève une sorte d'anti-monument pour tous ceux qui, au cours de l'Histoire, se retrouvent pourchassés, déplacés, coupés de leurs racines – sans jamais en comprendre la raison ni le sens. La vulnérabilité douce et secrète de Sebald et de ses personnages hors du commun, leur façon d'être tour à tour gagnés par la beauté du monde et la souffrance qu'il engendre font que ses œuvres s'inscrivent dans la mémoire comme des événements majeurs.
Il y a des chefs-d'oeuvre en littérature qui sont extrêmement difficiles à terminer, pour une raison ou pour une autre, et que l'on admire pour leur qualité, mais parfois qui nous tombent des mains, que l'on peine à terminer. Il y a de ces auteurs que l'on ne lit pas souvent mais pour qui l'on a une admiration sans bornes. Il y en a d'autres que l'on admire un peu moins, mais que l'on (re)lit très souvent. Parmi les chefs-d'oeuvre difficiles à terminer, trois particulièrement me viennent à l'esprit : Les frères Karamazov de Dostoïevski, Enfants des morts d'Elfride Jelinek et Méridien de sang de Cormac McCarthy. Avec d'autres, par contre, c'est tout le contraire. Ce sont les chefs-d'oeuvre que l'on termine facilement. Feu pâle de Nabokov est peut-être le meilleur exemple. Et je placerais Austerlitz parmi ceux qui sont très faciles à terminer, tellement que l'on reste accroché du début à la fin.
Sebald me rappelle beaucoup un autre critique-écrivain que j'admire, et j'ai nommé Pietro Citati. Celui-ci dit qu'il doit s'inspirer, pour pouvoir écrire, de quelque chose d'autres, du réel peut-être, de la littérature écrite avant lui. Ses meilleurs livres sont La pensée chatoyante, La mort du papillon et Leopardi. Sebald aussi semble s'appuyer, pour écrire ses livres, sur quelque chose de concret, de vécu ou écrit avant lui. Et son recueil de chroniques La description du malheur est ce qu'on peut faire de mieux dans la critique littéraire. Selon mes intérêts en littérature, W. G. Sebald est peut-être l'écrivain parfait de notre époque. Il a un style digne des plus grands romanciers. Ses idées sur la littérature et ses critiques des plus grands classiques (je pense ici à Kafka) se comparent en qualité à celles des meilleurs critiques (Harold Bloom et George Steiner) et parmi les essayistes et biographes, rares sont ceux qui peuvent faire aussi bien que lui. L'ancien secrétaire du comité du Nobel de littérature a déjà dit que Sebald aurait pu recevoir le Nobel s'il n'était pas disparu subitement (il est mort d'une crise cardiaque au volant de sa voiture). Sebald partage avec Schopenhauer une relation haineuse avec l'Allemagne. Il se sentait plus à son aise au Royaume-Uni. Il ne comprenait pas l'absence d'écrits sur la fin de la deuxième guerre mondiale. Il était aussi un farouche anti-nazi. Il a écrit des essais extraordinaires sur la littérature autrichienne, entre autres.
Austerlitz a reçu le National Book Critics Circle award, comme le 2666 de Roberto Bolaño et cette récompense est somme toute assez rare pour les écrivains de langues étrangères.
L'histoire de Jacques Austelitz aurait pu faire partie du recueil de Sebald Les émigrants parce qu'il reprend un peu les mêmes thèmes avec ces deux livres. Ce sont des histoires tragiques de personnes déracinées assez tôt dans leur vie. De plus, Sebald emploie le même procédé dans la structure, soit de placer des images un peu partout dans le texte, et aussi de les incorporer au bon endroit pour conserver une lecture "fluide". Cela n'est pas l'idée du siècle, j'en conviens, mais elle est quand même originale et donne une plus-value au lecteur. Cependant, avec Sebald, ce n'est pas ce qui compte. Il a une plume extraordinaire et ici, il nous raconte l'histoire de cet historien de l'architecture européenne. Et c'est à partir du milieu du roman que l'on en apprendra plus. Il fit ses études à Oxford pour devenir universitaire. Sa mère était une actrice et une chanteuse d'Opéra qui fut déportée dans les camps de concentration. Par un hasard, il visionne un film de propagande et croit reconnaître sa mère dans la vidéo. Par chance, Austerlitz n'est jamais arrivé dans ces prisons et il fut élevé par un pasteur. Austerlitz est un érudit de première. Ce livre est "littérature" de même qu'un travail de reconstruction de la mémoire en tant que tel. Je dois dire cependant que tout est subtil dans ce bouquin et de dégager une intrigue principale est chose pernicieuse. C'est plus un dialogue entre deux personnes qu'un récit écrit dans les règles de l'art.
Ce livre n'a pas de paragraphes, il est proche de l'oeuvre de Thomas Bernhard sans les nombreuses répétitions (et Bernhard contrairement à Sebald ne voulait rien savoir de décrire la nature, les objets, etc. Pour lui, tout se passait dans la tête, dans l'esprit, et nous retrouverons un peu de cela dans Austerlitz de Sebald (de même qu'un peu de répétitions) mais il est beaucoup moins radical que Bernhard). Les digressions sont légion ici, de même que les longues phrases. Comme je le disais, Austerlitz est en fin de compte un dialogue entre le narrateur et Jacques Austerlitz. Mais c'est probablement le meilleur livre sur la recherche du passé dans les camps de concentration. Malgré le fait que l'on peut rapprocher ce livre du Neveu de Wittgenstein de Bernhard, Austerlitz (et Sebald) sont beaucoup moins pessimistes, et l'on sent, par sa prose en tant que telle, qu'il conserve un léger espoir dans l'humain, dans la vie. Tout n'est pas sombre avec Sebald, contrairement à Bernhard, qui est sans aucun doute l'un de nos écrivains les plus noirs. Sebald est beaucoup plus effacé dans son récit que Bernhard et sur ce point, il se rapproche davantage d'un Handke. Disons, par contre, qu'il a les deux en très haute estime.
Le narrateur, à une époque récente, raconte une histoire qui a commencé en 1967. Et cette année-là sera marquée par sa rencontre avec Austerlitz. Dans le bouquin elle arrive à la cinquième page :
« L'une des personnes qui attendaient dans la salle des pas perdus était Austerlitz, à l'époque, en 1967, encore presque jeune d'allure avec ses cheveux blonds étrangement frisés, seulement comparables à ceux du héros allemand Siegfried dans les Nibelungen de Fritz Lang. Ce jour-là, à Anvers, comme à chacune de nos rencontres ultérieurs, il portait de lourdes chaussures de marche montantes, une sorte de pantalon de travail en calicot bleu délavé et la veste d'un costume sur mesure depuis longtemps passée de mode ; et outre cette apparence extérieure il se distinguait également des autres par le fait qu'il n'avait pas comme eux le regard vide et absent, mais était occupé à coucher sur le papier des notes et esquisses relatives, semblait-il, à cette salle d'apparat où nous nous trouvions, davantage conçue, selon moi, pour accueillir des délégations officielles que des voyageurs en attente de la prochaine correspondance vers Paris ou Ostende ; car lorsqu'il n'était pas penché sur ses feuilles, il portait son attention, longuement parfois, sur l'alignement des fenêtres, les pilastres cannelés ou autres détails et parties de l'édifice. »
Ce livre est une biographie un peu à la manière d'Emmanuel Carrère (mais en meilleur). Le narrateur se met en scène avec selon toute vraisemblance un mélange de faits et de fiction. On peut voir dans la prochaine citation que l'incipit appartient au narrateur (et plus tard il bifurquera vers Austerlitz) :
«Dans la seconde moitié des années soixante, pour des raisons tenant en partie à mes recherches et en partie à des motivations que moi-même je ne saisis pas très bien, je me suis rendu à plusieurs reprises d'Angleterre en Belgique, parfois pour un jour ou deux seulement, parfois pour plusieurs semaines. Au cours de l'une de ces excursions belges, qui toujours me donnaient l'impression de voyager très loin en terre étrangère, je me retrouvai, par un jour radieux de l'été commençant, dans une ville qui jusqu'alors ne m'était connue que de nom, Anvers. Dès l'arrivée, lorsque le train franchit à faible allure le viaduc flanqué des deux côtés de bizarres tourelles pointues pour s'immobiliser sous la sombre verrière de la gare, je fus saisi par un sentiment de malaise qui persista tout le temps que dura mon séjour en Belgique. Je me rappelle encore que mes pas incertains m'ont mené en zigzag par les artères du centre-ville, Jeruzalemstraat, Nachtegaalstraat, Pelikanstraat, Paradijsstraat, Immerseelstraat et beaucoup d'autres rues et ruelles, et que finalement, en proie aux maux de tête et aux idées noires, j'ai trouvé refuge dans le jardin zoologique de l'Astridplein, à proximité immédiate de la gare centrale. En attendant d'aller un peu mieux, je suis resté assis dans la pénombre, sur un banc près d'une volière où serins et pinsons s'agitaient tous sens dans une débauche de couleurs. L'après-midi déclinait lorsque j'ai traversé le parc et suis entré pour finir au Nocturama, rouvert depuis seulement quelques mois. Mes yeux ont mis un bon moment à s'habituer à l'obscurité artificielle qui règne en ce lieu et à distinguer derrière les vitres les différents animaux vivant leur vie crépusculaire à la lueur d'une lune blafarde. »
Comme le neveu de Wittgenstein, Austerlitz est de ces personnages qui auront été oubliés par l'histoire. L'écrivain, par nature rebelle et contestataire, décide de réécrire en quelque sorte une histoire qui n'aurait jamais vu le jour autrement. Austerlitz est le roman de tous les contrastes : lourd et léger en même temps, véridique et fictionnel, sombre et lumineux. La principale différence entre Les émigrants et celui-ci, est que le premier évoque le destin de quatre personnages avec de courts textes alors que Austerlitz prend plus de 300 pages pour une seule personne. J'adore ces livres à la frontière de plusieurs genres : le roman, la biographie, les mémoires. De plus, ce n'est pas tout à fait le narrateur qui parle. Il emprunte aussi aux livres historiques, à la sociologie, à la psychologie, etc. Mais Austerlitz est avant tout une histoire personnelle. Le vocabulaire de Sebald est impressionnant, la traduction réussie, le rythme toujours parfaitement contrôlé, la phrase riche (autant de sens que de style).
En terminant, le style puissant parcourt un roman au sujet déjà intéressant. À chaque page nous pouvons admirer le talent de Sebald. En voici deux autres exemples, en commençant par le thème du temps qui est très présent dans Austerlitz :
« De cette femme blonde oxygénée à la chevelure dressée sur sa tête comme un gros nid d'oiseau, Austerlitz dit au détour d'une phrase qu'elle était la déesse des temps révolus. Il y avait effectivement, sur le mur derrière elle, au-dessus des armoiries au lion du royaume de Belgique, une impressionnante horloge au cadran jadis doré, noirci à présent par la fumée de tabac et la suie des chemin de fer, sur lequel se déplaçait une aiguille d'environ six pieds. Pendant les pauses de notre discussion, nous prenions l'un et l'autre la mesure du temps infini que mettait à s'écouler une seule minute, et nous étions chaque fois effrayés, bien que ce ne fût pas une surprise, par la saccade de cette aiguille pareille au glaive de la justice, qui arrachait à l'avenir la soixantième partie d'une heure puis tremblait encore une fraction de seconde, lourde d'une menace qui nous glaçait presque les sangs. »
« Ce genre d'associations d'idées qu'Anvers semblait m'inspirer spontanément explique sans doute que la salle d'attente, aujourd'hui transformée, autant qu'il m'en souvienne, en cantine pour le personnel, me soit apparue comme un second Nocturama, par un effet de surimpression qui, naturellement, tient peut-être aussi au fait qu'au moment précis où je pénétrais dans le lieu le soleil disparaissait derrière les toits de la ville. Sur le mur opposé aux baies de la façade, l'éclat d'or et d'argent qui se reflétait dans les gigantesques glaces ternies jetait encore ses derniers feux, emplissant d'une lueur sépulcrale la salle où, disséminés, étaient assis quelques voyageurs immobiles et silencieux. Un peu comme les animaux du Nocturama, parmi lesquels se trouvait un nombre surprenant de races naines, de minuscules fennecs, gerbilles et hamsters, ces voyageurs, en raison de la hauteur extraordinaire de la verrière ou encore de l'obscurité croissante, m'apparaissaient rétrécis, et c'est pourquoi, je présume, m'a effleuré l'idée évidemment absurde qu'ils étaient les derniers représentants d'un peuple de taille réduite, disparu ou chassé de sa terre, de spécimens qui, parce qu'ils étaient les seuls à survivre, avaient sur le visage la même expression d'accablement que les bêtes du zoo. »