Ma note : 8/10
Voici la quatrième de couverture: « Notre espèce est-elle folle?
Les preuves n’en manquent pas.»
Ainsi pense Mr. Sammler, rescapé de l’Holocauste. Dans le New York décomplexé des années soixante, cet intellectuel d’un autre temps observe avec stupéfaction l’hédonisme ambiant. Et les promesses d’un avenir radieux lui semblent au contraire mener à plus de souffrance et de folie.
Constat amer sur nos sociétés de consommation, La planète de Mr. Sammler est aussi un récit d’apprentissage, celui d’un vieil homme qui devra apprendre à compatir.
Selon moi, la difficulté de la littérature, celle de l'acte d'écrire, c'est de trouver la subtilité nécessaire pour donner l'illusion au lecteur qu'il ne lit pas vraiment, étant donné qu'il se retrouve transporter confortablement par sa conscience (et parfois par son inconscient). Sur ce point, qui est extrêmement important pour être reconnu dans le «canon», Virginia Woolf, Dostoïevski et quelques autres grands écrivains sont insurpassables. Et plus je lis Saul Bellow, plus je reconnais en lui ce type de génie. Il a été capable de «saisir» la vie et surtout sa société pour en faire une critique sans employer trop de clichés, comme la plupart des autres écrivains américains ont le défaut de faire. C'est pour cela, entre autres, que l'Académie de Suède lui a donné le Prix Nobel de littérature.
La planète de Mr. Sammler est un livre intéressant dans l'oeuvre de Saul Bellow, parce qu'il amène des éléments de l'Europe aux États-Unis par le truchement de ce singulier personnage d'Arthur Sammler. Le roman a été publié en 1970 et les années soixante y sont décrites dans un style très «yiddish» où la profusion de mots se mélange avec un vaste vocabulaire et une érudition éclatante. Arthur Sammler a 70 ans lorsqu'on le découvre. Il est l'antithèse de l'anarchiste. Il arrive à New York sans rien connaître des coutumes américaines, il est encore un Européen : « Il s'était mêlé des affaires des autres ce qu'un homme de soixante-dix ans ne devrait jamais faire à New York. C'était l'éternel problème avec Mr. Sammler : il ne se comportait pas comme un homme de son âge, n'évaluait pas correctement sa situation, lui qui, ici, ne bénéficiait pas de la protection que procurent le rang social et les privilèges de la distance conférée à New York par un revenu de cinquante mille dollars - adhésion à des clubs, taxis, déjeuner au distributeur. Pas de quoi se plaindre sérieusement, certes, mais les années où il avait été un «Anglais», deux décennies à Londres en tant que correspondant de journaux et de revues de Varsovie, lui avaient inculqué des comportements qui n'étaient pas particulièrement adaptés à un réfugié à Manhattan. Il employait des expressions dignes d'une salle des professeurs d'Oxford ; il avait la tête d'un assistant du British Museum. En classe à Cracovie, avant la Première Guerre mondiale, il était tombé amoureux de l'Angleterre. Par la suite, la vie l'avait débarrassé de presque toute cette idiotie. Il avait reconsidéré dans son ensemble la question de l'anglophilie, et il portait un regard sceptique sur les œuvres de Salvador de Madariaga, de Mario Praz, d'André Maurois et son colonel Bramble. » Arthur Sammler n'est pas l'homme pragmatique - raisonnable - américain : « De fait, il semblait ignorer son âge, ou à quelle étape de son existence il se trouvait. On le voyait à sa démarche. Dans la rue, il était tendu, vif, léger et insouciant, fantasque, ses cheveux de vieil homme en bataille sur sa nuque. Pour traverser, il brandissait son parapluie roulé pour montrer aux voitures, aux autobus, aux camions filant à toute allure et aux taxis fonçant sur lui la direction qu'il comptait emprunter. Il risquait de se faire écraser, mais il ne changerait pas sa manière d'aller à grandes enjambées, en aveugle. » Humble comme plusieurs immigrants, Sammler, contrairement à Herzog, n'est pas un raté : « N'éprouvant aucun plaisir à parler, privé de l'attention de son auditoire (il y avait beaucoup de bruit), il ne ressentait qu'une maigre satisfaction, fantôme ténu de la fierté que sa femme et lui avaient tirée de leurs succès anglais. De son succès à lui : un Juif polonais reconnu et accepté par les gens de la haute, par H.G. Wells. De même que, par exemple, avec Gerald Heard et Olaf Stapledon pour le projet Cosmopolis d'un État mondial, Sammler avait publié des articles dans News of Progress ainsi que dans l'autre revue, The World Citizen. Comme il l'expliqua d'une voix qui conservait des traces de sifflantes et de nasales polonaises, à peine perceptibles, le projet était fondé sur le développement des sciences de la biologie, de l'histoire et de la sociologie ainsi que sur l'application effective des principes scientifiques pour l'amélioration de la condition humaine ; l'édification d'une merveilleuse société mondiale planifiée, ordonnée : abolition de la souveraineté nationale, mise hors-la-loi de la guerre ; monnaie et crédit, production, distribution, transports, démographie, armement et cetera soumis à un contrôle collectif à l'échelle de la planète, éducation gratuite pour tous, liberté individuelle (compatible avec le bien-être collectif) poussée à l'extrême ; une société de services fondée sur une attitude scientifique rationnelle à l'égard de la vie. Avec une confiance et un intérêt croissants à mesure que ses souvenirs lui revenaient, Sammler disserta de Cosmopolis pendant une demi-heure, tandis qu'il réalisait combien ce projet, rempli de bons sentiments, avait été naïf et stupide. S'adressant au vide éclairé et agité de l’amphithéâtre à la coupole sale et aux appliques grillagées, jusqu'à ce qu'une voix forte et claire l'interrompe. On lui posait des questions. On l'apostrophait. » Cela se passait lors d'une conférence et elle se terminera mal étant donné que Sammler est déconnecté des autres : « Il ne regrettait pas d'avoir affronté les réalités, aussi attristantes et regrettables fussent-elles. Le résultat, cependant, c'est que Mr. Sammler se sentait quelque peu séparé des membres de son espèce, si ce n'est coupé - coupé non pas tant par l'âge que par des préoccupations trop différentes et trop éloignées, disproportionnées, les siennes portant sur le XIIIe spirituel, platonicien, augustinien. Il y avait le flot de la circulation, le flot des rafales de vent, et un soleil plutôt brillant pour Manhattan qui se déversait à flot par les ouvertures et les brèches de son corps. Comme s'il eût été sculpté par Henry Moore. Plein de trous, de manques. » Le roman suit (par les yeux de Sammler) un pickpocket et cela débouche sur l'allégorie de la société moderne. Bellow écrit surtout des romans à «personnages», et sa vision de ce roman devait être éclatante parce que son personnage principal est lui aussi éclatant. Ravelstein avait trop de thèmes, il y avait trop d'espoir pour ce qu'il était capable d'apporter. Même si les thèmes étaient importants, il ne les développait pas assez. Avec La planète de Mr. Sammler, l'histoire est plus «petite» mais elle est développée en profondeur, un peu le contraire de Ravelstein.
Contrairement à Herzog, Bellow utilise le «monsieur» pour Sammler. Et pourquoi ce titre était-il absent d'Herzog ? Je crois que c'est parce que Saul Bellow a créé un personnage davantage éloigné de ce qu'il est, et ainsi, le respect pour son personnage est plus grand, étant donné la distance. Il a aussi davantage de froideur avec Arthur Sammler. Bellow était, en quelque sorte, Herzog lui-même, notamment avec son enfance passée à Montréal. Bellow n'utilise pas tout le temps le «monsieur» avec Sammler, mais le titre est très évocateur à ce sujet. Dans ma chronique sur Herzog je comparais Saul Bellow à Philip Roth, deux écrivains fortement semblables. Par contre, Saul Bellow est celui qui «intellectualise» ses idées, ses sujets, son action romanesque, sa narration, alors que Philip Roth, qui hait au plus haut point la philosophie et les concepts abstraits, est un auteur «sanguin» qui, avec l'aide de sa prose, nous rentre sous la peau. Dans La planète de Mr. Sammler, les références du personnage principal sont souvent intellectuels pour expliquer le concret : « En tout cas, Mr. Sammler devait reconnaître qu'après avoir surpris une fois le pickpocket en action, il avait ardemment désiré le voir de nouveau à l'oeuvre. Il ne savait pas pourquoi. C'était un événement marquant, et illicite - ou du moins, opposé à ses principes fondamentaux - , et il mourait d'envie d'assister à sa répétition. Le souvenir d'une de ses anciennes lectures lui revint facilement en mémoire - le moment où, dans Crime et Châtiment, Raskolnikov abat la hache sur la tête nue de la vieille femme dont la natte de cheveux grisonnants clairsemés et tachés de graisse pend dans son cou, maintenue par un peigne en corne ébréché. Cela pour dire que l'horreur, le crime, le meurtre catalysent tous les phénomènes, les détails les plus banals de l'expérience. Dans le mal comme dans l'art il y a illumination. »
En conclusion, les ressemblances avec Ravelstein et surtout avec Herzog restent nombreuses. Ce sont des romans qui offrent une place prépondérante aux digressions (Philip Roth avait raison de le comparer à Ulysse de James Joyce), au biographique, à la condition juive en Amérique, aux problèmes de la masculinité aux États-Unis, et finalement, dans tous ces romans, l'intellectualité saura plaire aux grands lecteurs. Saul Bellow est un des écrivains les plus «énergiques» que j'ai lus, avec Philip Roth et Roberto Bolaño entre autres.