lundi 6 avril 2015

Le Don, Vladimir Nabokov


Ma note: 9/10


Voici un extrait de la présentation du «Don» par Vladimir Nabokov lui-même : « Puisque le monde du Don est devenu tout aussi fantasmagorique que la plupart de mes autres mondes, je puis parler de ce livre avec un certain détachement. C'est le dernier roman que j'ai écrit, et que j'écrirai jamais , en russe. Son héroïne n'est pas Zina, mais la littérature russe. Les poèmes de Fiodor forment la trame du premier chapitre. Le Chapitre Deux est une aspiration vers Pouchkine dans l'évolution littéraire de Fiodor, et contient sa tentative de descritption des explorations zoologiques de son père. Le Chapitre Trois est sur Gogol, mais son centre réel est le poème d'amour dédié à Zina. Le livre de Fiodor sur Tchernychevski, une spirale à l'intérieur d'un sonnet, prend soins du Chapitre Quatre. Le dernier capitre combine tous les thèmes rpécédents et laisse pressentir le livre que Fiodor rêve d'écrire un jour : Le don. L'épigramme n'est pas une fabrication personnelle. Le poème qui sert d'épilogue parodie une stance d'Onéguine. Je me demande jusqu'où l'imagination du lecteur suivra les amants après la sortie de scène.

Pour ma part, je me demande si Nabokov lui-même aimerait son roman «Le Don». Cet écrivain valorise au plus au point Tolstoï et Flaubert, «Guerre et paix» et «Madame Bovary». Mais lorsqu'on analyse ces romans, ils sont extrêmement éloignés du «Don». Ils ont une forme et une structure « classiques », ou plutôt « classiquement romanesques » ! Ils ont un début, un milieu et une fin. Ils ont une intrigue, à tout le moins un récit, une histoire. La narration se fait dans les règles de l'art. Alors qu'avec «Le Don», un roman qui, personnellement, m'a complètement ébloui, Nabokov y va d'un exercice de style et le roman « à message » n'est pas loin non plus, même s'il semble détester ce genre. Cependant, comme plusieurs autres de ses livres, notamment «Feu pâle» et «Pnine», l'aspect « parodique » fait partie un peu du roman, Nabokov aimant se moquer des milieux intellectuels. Dans «Ada ou l'Ardeur», ce sont les traducteurs qui étaient la cible de Nabokov. En plus d'être un romancier, un des plus grands, Nabokov est un critique littéraire, professeur d'université, et un des critiques les plus difficiles, en tout cas le plus difficile que je connaisse. Rares sont les romans qui lui plaisent. Aussi, il faut dire que «Le Don» est peut-être plus proche des romans préférés de Nabokov au 20e siècle (avec ses nombreuses digressions, entre autres) : «Ulysse» de James Joyce, «À la recherche du temps perdu» de Marcel Proust et «La métamorphose» de Franz Kafka.

«Le Don» ne représente peut-être pas parfaitement l'oeuvre de Nabokov, mais selon moi, notamment en écrivant sur l'écriture elle-même, sur ses possibilités et ses non-possibilités, l'on sent bien que Nabokov lui-même savait à quel point il était talentueux, à quel point il était un génie. Et lorsqu'on fouille un peu dans ses entrevues et dans sa vie privée, cela semble se confirmer. Il connaissait vraisemblablement ses capacités, comme la plupart des génies littéraires. Selon moi, «Le Don» pourrait être classé parmi les romans de la méta-littérature. Un peu moins que «Feu pâle», et d'une façon différente aussi, mais c'est un roman sur la littérature, un roman qui se suffit à lui-même. Il a pris du temps à prendre forme : « Ce n'est qu'en 1952, presque vingt ans après ses premières ébauches, que parut une édition complète du roman [...] ». Contrairement à ce que j'en pense, Nabokov nous assure qu'il n'a rien à voir, ou presque, avec le personnage principal (sur une note ironique quand même) : « Je vivais à Berlin depuis 1922, donc à la même époque que le jeune homme dans le roman ; mais ni ce fait ni la parenté de nos intérêts, tels que la littérature et les lépidoptères, ne devraient pousser le lecteur à dire " Hum...hum... " et à confondre le créateur avec l'oeuvre. Je ne suis pas, et ne fus jamais Fiodor Godounov-Tchedyntsev. » Les références à la littérature pullulent à chaque chapitre dans ce roman : « Sur le trottoir, devant la maison (que j'habiterai moi aussi) se tenaient deux personnes qui étaient évidemment venues à la rencontre de leur mobilier (dans ma valise, il y a plus de manuscrits que de chemises). » ; « Un jour, pensa-t-il, je dois me servir d'une scène semblable pour commencer un bon vieux roman bien épais. » ; « mon recueil de poèmes a été publié ; et lorsque, comme maintenant, son esprit culbutait de la sorte, c'est-à-dire lorsqu'il se rappelait les quelque cinquante poèmes qui venaient juste de paraître. » Et c'est comme cela tout le roman, c'est un livre sur le monde des lettres. Aussi, on ne sait jamais vraiment si Nabokov y va d'un passage sérieux ou plutôt ironique. Par exemple, celui-ci où il tourne fort probablement en dérision les poètes et surtout, les critiques : « La stratégie de l'inspiration et les tactiques de l'esprit, la chair de la poésie et le spectre d'une prose translucide - telles sont les épithètes qui nous semblent caractériser avec une justesse suffisante l'art de ce jeune poète... Et après avoir fermé sa porte à clé, il sortit son livre et se jeta sur le canapé - il lui fallait le relire tout de suite, avant que l'excitation n'ait le temps de se refroidir, afin de vérifier la qualité supérieure des poèmes et de se préfigurer tous les détails de la haute approbation que leur avait accordé le critique intelligent, délicieux, et encore anonyme. » Mais tout de suite après, Nabokov y va d'un passage qui semble sérieux en décrivant une méthode de lecture (ou peut-être le passage avant était sérieux et pas celui-ci ?) : « Il lisait à présent en trois dimensions pour ainsi dire, explorant chaque poème avec soin, soulevé comme un cube parmi d'autres et baigné de tous les côtés dans cet air de campagne merveilleux et duveteux qui nous laisse toujours si épuisés le soir. En d'autres mots, tandis qu'il lisait, il réemployait tous les matériaux déjà amassés par sa mémoire pour l'extraction de ces poèmes, et reconstruisait tout, absolument tout, comme un voyageur qui revient et voit dans les yeux d'un orphelin, non seulement le sourire de sa mère qu'il avait connue dans jeunesse, mais aussi une avenue qui se termine dans un éclat de lumière jaune et cette feuille châtaine sur le banc, et tout, et tout. »


Comme le disait Nabokov dans sa présentation, le premier chapitre fusionne la poésie et la vie de Fiodor. Voici la forme adoptée par Nabokov (un extrait où il parle de sa jeunesse) :


« L'auteur a trouvé des mots efficaces pour décrire les sensations éprouvées en effectuant la transition à la campagne. Quel plaisir, dit-il, quand

On n'a plus besoin de mettre une casquette 
Ou de changer ses chaussures légères,
Pour aller courir encore au printemps
Sur le sable couleur de brique du jardin.

A l'âge de dix ans, un nouvel amusement fut ajouté. Nous étions encore en ville lorsque la merveille fit son entrée en roulant. Assez longtemps, je la menais d'une chambre à l'autre par ses cornes de bélier ; avec quelle grâce timide ne roulait-elle pas sur le parquet jusqu'à ce qu'elle s'empale sur une punaise ! En comparaison de mon vétuste petit tricycle bruyant et pitoyable dont les roues étaient si minces qu'elles s'enfonçaient même dans le sable de la terrasse du jardin, la nouvelle venue possédait une céleste légèreté de mouvement. Ceci est bien exprimé par le poète dans les vers suivants :

Oh, cette première bicyclette ! 
Sa splendeur, sa hauteur,« Dux » ou « Pobiéda » inscrit sur son cadre,
Le silence de son pneu étanche ! 
Les vacillements et les tortillements sur l'avenue verte
Où les taches de soleil vous glissent sur les poignets
Et où les taupinières surgissent menaçantes
Et annoncent votre chute !
Mais le lendemain, on les effleure
Et comme dans un monde de rêve le soutien fait défaut,
Et faisant confiance à cette simplicité de rêve
La bicyclette ne s'écroule pas. »

C'est un roman extrêmement difficile d'approche, autant que «Feu pâle» mais pas pour les mêmes raisons. Pour Nabokov, le «bon goût» en littérature, en écriture, est primordial, et sur ce point, il est réussi. L'écrivain incorpore des poèmes à la prose contrairement à «Feu pâle» où il commençait avec un long poème pour en donner l'explication en prose, et par la suite, nous constations que tout cela formait le roman en tant que tel. Même s'il se suffit à lui-même, je crois que «Le Don» pourrait servir d'introduction au chef-d'oeuvre ultime qu'est «Feu pâle» dans un sens différent de «Pnine», qui lui, exerçait aussi cette vocation. Je crois que toute l'oeuvre de Nabokov converge vers «Feu pâle», même les romans écrits après. Dans «Le Don», c'est l'apprentissage du métier des lettres qui pourrait lui servir d'introduction.

«Le Don» est le genre de roman que j'affectionne particulièrement parce que sa relecture nous en apporte davantage que lors de notre première lecture. De plus, avec ce livre, on n'est pas dans le roman-roman. Nabokov est sans aucun doute l'un des meilleurs romanciers de l'histoire, et il nous signe ici un roman sur la littérature en général et l'écriture en particulier. Alors, malgré ses défauts et son côté rébarbatif, on se doit d'y jeter un œil ! Nabokov répond parfaitement aux trois critères posés par Harold Bloom pour évaluer la littérature : « aesthetic splendor, intellectual power, and wisdom ». Et bien sûr, lorsque Bloom parle de la lecture «profond, du plaisir «difficil, je pense immédiatement à Nabokov (même si Bloom, dans ce passage, parle de la lecture et non pas des écrivains): 


“We read deeply for varied reasons, most of them familiar: that we cannot know enough people profoundly enough; that we need to know ourselves better; that we require knowledge, not just of self and others, but of the way things are. Yet the strongest, most authentic motive for deep reading…is the search for a difficult pleasure.” 


Ce roman est capable d'épater aussi bien avec ses thèmes profonds et intellectuels comme la « littérature » et « l'écriture », qu'avec sa prose poétique d'une esthétique sublime. En voici un exemple :


« Il pleuvait encore légèrement, mais, avec l’insaisissable soudaineté d'un ange, un arc-en-ciel avait déjà fait son apparition. Il demeura suspendu au-dessus du champs moissonné en un langoureux étonnement de lui-même, rosâtre et vert avec une suffusion violacée le long de sa lèvre intérieure, dominant l'orée d'un bois lointain dont il laissait transparaître une partie frémissante. Des flèches de pluie égarées qui avaient perdu à la fois le rythme et le poids et la capacité de faire le moindre bruit, étincelaient à l'aventure, ici et là, dans le soleil. Là-haut, dans le ciel lavé par la pluie, de derrière un nuage d'une ravissante blancheur qui brillait de tous les détails d'un moulage monstrueusement compliqué. »


1 commentaire:

  1. Livre dont l'hermétisme (pour être aimable)n'est que le masque de la prétention absolue et de la complaisante, quasi obligatoire et faussement torturée introspection propre aux écrivains slaves. Livre sans aucun intérêt si ce n'est pour son auteur. Et encore.

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