mercredi 22 juin 2016

La mort de Virgile, Hermann Broch


Ma note : 9/10

 Voici la quatrième de couverture : Virgile est mort à l'âge de cinquante et un ans, à Brindisi, le 21 septembre 19 av. J. -C ; au retour d'un voyage en Grèce où il avait contracté la malaria. Déçu par son temps, il avait voulu, au cours de ses derniers jours, détruire le manuscrit de L'Enéide. Tels sont les faits historiques qui ont servi de point de départ à l'ouvrage d'Hermann Broch, vaste méditation lyrique où les rêves du poète à l'approche de la mort se mêlent, dans le flux d'un monologue intérieur, aux ultimes conversations qu'il a avec ses amis. Le livre s'ouvre sur la vision de la flotte romaine entrant dans le port de Brindisi. Le poète, déjà moribond, se trouve à bord d'un des vaisseaux. Porté à travers les rues misérables de la ville, Virgile arrive au palais impérial où il va lutter une nuit et un jour contre la mort. C'est là le premier " mouvement " du livre, " l'Eau ", comparable à celui d'une symphonie. Le second mouvement, intitulé " le Feu ", nous entraîne dans les régions de l'horreur et de la peur où s'abîme l'esprit du poète. Nous vivons la grande tentation qui s'offre à lui : brûler L'Enéide. Avec le jour se lève le troisième mouvement, " la Terre " : Virgile reçoit ses amis, l'empereur Auguste notamment, qui obtient que L'Enéide soit sauvée. Le dernier mouvement, " l'Air ", nous plonge dans les affres de l'agonie du poète. La Mort De Virgile, par sa facture poétique et sa conception symphonique, évoque La Tentation de Saint Antoine ou encore Moby Dick, mais c'est aux grands écrivains de l'Antiquité, à l'auteur de L'Enéide lui-même qu'il met en scène, à Platon à la fois philosophe et poète, que l'écrivain allemand a voulu se mesurer.

 Dans le recueil d'essais Création littéraire et connaissance de Hermann Broch, on retrouve un mystérieux texte qui a trait à La mort de Virgile, écrit à la troisième personne, et qui serait un texte de Broch lui-même pour une préface. Il écrit :

 « Le livre de Broch est un monologue intérieur et il doit donc être considéré comme une oeuvre lyrique. Cela correspond d'ailleurs aux desseins de l'auteur. Le lyrisme appréhende les réalités psychiques les plus profondes. Celles-ci comprennent les sphères irrationnelles du sentiment et les sphères rationnelles de l'entendement le plus clair et l'une des réalisations particulières de cet ouvrage est de dévoiler l'alternance incessante du rationnel et de l'irrationnel à chaque instant, c'est-à-dire à la fois à chaque instant de vie du héros et dans chaque phrase du livre. Il s'agit donc là de l'unité de la rationalité et de l’irrationalité, dont l'antinomie - apparente - se résout précisément dans la réalité psychique plus profonde. C'est la grande unité par laquelle toute vie humaine est déterminée. Celui qui contemple sa vie dans son ensemble la voit comme une unité sans faille en dépit de tous les antagonismes irrésolubles dont elle a été remplie. »

 Herman Broch est un grand lecteur et admirateur de Franz Kafka et de James Joyce. Pour le présent roman, La mort de Virgile, on peut dire sans se tromper qu'il est résolument un roman joycien. Avec ses longues phrases notamment, mais aussi lorsqu'on considère qu'il décrit une courte période de la vie de Virgile (la fin de sa vie) en plusieurs pages. Ulysse de Joyce avait cette forme mais il traitait d'un sujet complètement différent. 1200 pages étaient consacrées à une journée banale d'un homme tout aussi banal (Leopold Bloom) et cela nous était raconté par le truchement de plusieurs techniques d'écriture (surtout par le stream of consciousness) et nous y retrouvions même un monologue de sa femme (Molly Bloom). Dans La mort de Virgile, cette banalité du sujet est complètement absente. Et pour cause ! Virgile est un grand poète romain, précurseur et modèle de celui qui changera la littérature à tout jamais (selon l'auteur de Mimésis Erich Auerbach) et j'ai nommé Dante Alighieri. De plus, les thèmes secondaires, que l'on rencontre à chaque page de notre lecture, s'adressent toujours à ce qu'il y a de plus haut dans notre intellect, dans notre esprit. Cela en fait, selon moi, un roman beaucoup plus intéressant (mais certes moins original pour l'époque) que le Ulysse de James Joyce. 

On comprend à la lecture de ce roman le pourquoi de la réputation d'Hermann Broch. Il signe ici un de ces trop rares moments dans l'histoire de la littérature où l'on se dit que l'on vit véritablement une "expérience" et que cela ne se reproduira pas de sitôt. Ce roman, La mort de Virgile, est supérieur à son autre grand livre, Les somnambules, et cela à tous les points de vue. Premièrement, pour sa structure. Le récit est d'une courte durée sur plusieurs pages. J'ai tendance à penser qu'en littérature, le talent "dans la forme" s'explique en deux points. Il s'agit dans un premier temps de ceux qui sont capables d'en dire beaucoup en peu de mots. Et d'un autre côté, il y a ceux, comme Broch dans ce bouquin, qui peuvent, sur la courte période que dure leur histoire, en dire assez peu mais en plusieurs mots. Donc en usant d'un style poétique. Ensuite, la langue de Broch (celle de la traduction française) est de loin supérieure à celle des Somnambules. Le style est irréprochable ou presque. Nous en verrons des exemples dans les citations à la fin de ma chronique. Non seulement a-t-il dépassé Joyce, de mon point de vue et de mes goûts personnels, mais aussi, il ne fait pas honte aux poètes classiques, à commencer par Virgile lui-même, ce qui n'est pas peu dire. Cependant, pour poursuivre dans la comparaison que j'avais amorcée dans ma chronique des Somnambules, je continue à penser que L'homme sans qualités de Robert Musil lui est supérieur parce que ce dernier englobe le "tout-monde", poursuit un plus grand but (rendre compte d'une façon globale de la vie au XXe siècle, la vie post-nietzschéenne) et L'homme sans qualités est à la recherche d'une totalité dans la connaissance de l'humain, de l'humanité. La mort de Virgile est l'exemple parfait d'un propos relativement "petit" (et anecdotique, la mort d'un poète) mais transposé dans ce qu'il y a de plus grand en littérature : la fureur de l'écriture, le maelstrom d'une humanité dépassée par la littérature elle-même. En le lisant, j'avais cette question qui me tiraillait : Est-ce que la mort de Virgile est plus importante transposée en littérature, en livre ? Sa mort réelle, matérielle, veut-elle encore dire quelque chose et qu'est-ce qu'elle signifie par rapport à sa mort littéraire traitée par Broch ?

 Sans parvenir à l'ultime grandeur, au "roman-monde" de L'homme sans qualités de son compatriote Musil, Broch était manifestement à la recherche d'une certaine totalité parce qu'il a intitulé ses quatre parties par les quatre éléments que sont l'eau, le feu, la terre, l'éther. Personnellement, j'ai vu dans ce roman une allégorie sur le pouvoir de la littérature parce que Virgile conservera finalement intact son texte, il a pu se rendre jusqu'à nous alors que l'humain derrière ce texte est bel et bien décédé depuis longtemps. La grande littérature ne meurt pas, ses écrivains oui. Le texte, (l'écriture), est immortel alors que la chair est mortelle. Broch, selon moi, rend hommage à cela dans son livre. Et en cela il rend hommage aux grands poètes classiques même si nous lisons leurs textes d'une façon différente aujourd'hui. Un peu comme l’Iliade d'Homère et Paradise Lost de John Milton, les Énéides se lisent aujourd'hui comme un roman et sans atteindre cette perfection, Broch rend hommage par le biais de Virgile à tous ces livres, à tous ces poètes. C'est donc un livre fascinant, bouleversant. Il y un côté pessimiste avec Virgile qui veut détruire son chef-d'oeuvre (les Énéides) mais l'on voit avec le temps la force que peut avoir un manuscrit. Peut-être, en fin de compte, que la littérature a triomphé des quatre éléments qui composent les parties. Ce livre avait des ambitions démesurées mais il tient ses promesses. Rarement ai-je lu un roman qui avait une idée de départ aussi géniale : celle de raconter les derniers moments de la vie d'un poète, et cela d'une façon épique et lyrique. Virgile, dans ce livre, a traversé un peu les mêmes aventures que Eschyle dans l'Antiquité grecque et tous les deux se sont rendus jusqu'à nous dans une force qui ne se dément pas. 

 Voici maintenant quatre citations qui montrent bien ce que ce livre a à nous offrir. 

 On peut voir dès l'incipit la grandeur de ce qui nous attend. Cette grandeur est double. Tout d'abord il y a le style de Broch qui atteint par moments la perfection. Et il y a aussi le sujet traité, celui du grand poète devant la mort : 

 « Bleu d'acier et légères, agitées par un imperceptible vent debout, les vagues de l'Adriatique avaient déferlé à la rencontre de l'escadre impériale lorsque celle-ci, ayant à sa gauche les collines aplaties de la côte de Calabre qui se rapprochaient peu à peu, cinglait vers le port de Brundusium, et maintenant que la solitude ensoleillée et pourtant si funèbre de la mer faisait place à la joie pacifique de l'activité humaine, maintenant que les flots doucement transfiguré par l'approche de la présence et de la demeure humaines la peuplaient de nombreux bateaux, - de ceux qui faisaient route également vers le port et de ceux qui venaient d'appareiller, - maintenant que les barques de pêche aux voiles brunes venaient de quitter, pour leur expédition nocturne, les petites jetées des nombreux villages et hameaux étendus le long des blanches plages, la mer était devenue presque aussi lisse qu'un miroir. Sur l'eau s'ouvrait la conque nacrée du ciel, le soir descendait et l'on sentait l'odeur des feux de bois, chaque fois que les bruits de la vie, le son d'un marteau ou un appel étaient apportés du rivage par la brise. » 

 Dès le début Virgile est présenté comme un homme malade près de la mort : 

 « Des sept bâtiments de haut bord qui se suivaient en ligne de file, seuls le premier et le dernier, deux Pentères élancées, armées d'éperon, appartenaient à la flotte de guerre : les cinq autres, plus lourds et plus imposants, à dix et douze rangées de rames, étaient d'une construction pompeuse, digne de la cour d'Auguste, et celui du milieu, le plus somptueux, brillant de sa proue dorée armée de bronze, brillant des têtes de lion dorées, porteuses d'anneaux, fixées sous les rambardes, les haubans pavoisés de pavillons multicolores, celui du milieu portait sous des voiles de pourpre, grande et solennelle, la tente de César. Mais sur le navire qui suivait immédiatement se trouvait le poète de l'Énéide et le signe de la mort était marqué sur son front. En proie au mal de mer, tenu en alerte par la menace perpétuelle d'un nouvel accès, il n'avait pas osé bouger de toute la journée. Toutefois, bien que rivé à la couche installée pour lui au milieu du navire, lui ou plutôt son corps et sa vie corporelle, que depuis déjà bien des années il avait peine à considérer comme lui appartenant, n'étaient plus qu'un unique souvenir, un effort pour retrouver et savourer à nouveau l'apaisement qui l'avait brusquement envahi, lorsqu'on avait atteint la zone côtière plus calme, et cette fatigue envahissante, à la fois reposée et reposante eût peut-être été une félicité presque parfaite si, en dépit de l'air vif et salubre de la mer, ne s'étaient manifestées à nouveau la toux obsédante, la fièvre déprimante et les angoisses du soir. » 

 Il arrive que l'auteur rentre dans les souvenirs d'enfance et cette citation nous permet de voir les répétitions de mots qui caractérisent cet écrivain, et ces répétitions, en quelque sorte, sculptent son style d'écriture : 

 « Combien de fois, ah ! combien de fois il avait été attentif aux phénomènes du repos allongé ! Oui, c'en était presque honteux, de ne pouvoir se défaire de cette habitude puérile ! Il se rappelait avec précision cette nuit très mémorable pour lui, où à huit ans, il s'était aperçu pour la première fois que le seul fait d'être couché donnait matière à l'observation ; c'était à Crémone, en hiver ; il s'était couché dans sa chambre ; la porte qui donnait sur la cour silencieuse du péristyle était fendillée, fermait mal, bougeait un peu, faisant un bruit inquiétant ; dehors, le vent passait sur les massifs, en froissant la paille dont ils étaient recouverts pour l'hiver, et de quelque part, sans doute de la lanterne qui oscillait sous le porche, entrait en frôlant dans la chambre, avec un balancement rythmique, le faible reflet d'un lumière, il entrait sans cesse, entrait comme un dernier écho d'une marée infinie, comme un dernier écho de périodes infinies, comme un dernier écho d'un regard infiniment loin, si perdu, si éteint, d'un lointain si menaçant, si gros de lointain, qu'il invitait pour ainsi dire à poser la question de l'existence et de la non-existence de son propre moi ; et exactement comme autrefois, avec une conscience plus intense et, il est vrai, plus affinée par l'expérience renouvelée toutes les nuits, posant exactement comme autrefois la question de l'existence et de la non-existence de son être corporel, il sentait aujourd'hui exactement comme alors chacune des places sur lesquelles son corps reposait sur la couche et exactement comme autrefois elles étaient les crêtes des vagues sur lesquelles voguait son navire en plongeant légèrement, tandis qu'entre elles s'ouvraient des vallées d'une profondeur insondable. » 

 Finalement, Hermann Broch prétend que Virgile voulait finir l'Énéide dans les mêmes terres que Homère : 

 « C'est ainsi qu'il gisait, lui, le poète de l'Énéide, lui, Publius Virgilius Maro, il gisait la conscience amoindrie, presque honteux de son impuissance, presqu'en colère de ce destin, et il fixait des yeux la rondeur nacrée de la coupe céleste. Pourquoi avoir cédé aux instances d'Auguste ? Pourquoi avoir quitté Athènes ? Disparue l'espérance de voir s'achever l'Énéide sous le ciel pur et sacré d'Homère, disparue l'espérance de commencer alors une immense nouveauté, l'espérance d'une vie écartée de l'art, affranchie des travaux poétiques, consacrée à la philosophie et à la science de la ville de Platon, disparue l'espérance de fouler encore une fois la terre d'Ionie, oh, disparue l'espérance du miracle de la connaissance et du salut dans la connaissance ! Pourquoi y avait-il renoncé ? Volontairement ? Non ! »

dimanche 12 juin 2016

Le tour d'écrou, Henry James


Ma note: 8/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Le huis clos d’une vieille demeure dans la campagne anglaise. Les lumières et les ombres d’un été basculant vers l’automne. Dans le parc, quatre silhouettes – l’intendante de la maison, deux enfants nimbés de toute la grâce de l’innocence, l’institutrice à qui les a confiés un tuteur désinvolte et lointain. Quatre... ou six ? Que sont Quint et Miss Jessel ? Les fantômes de serviteurs dépravés qui veulent attirer dans leurs rets les chérubins envoûtés ? Ou les fantasmes d’une jeune fille aux rêveries nourries de romanesque désuet ? De la littérature, Borgès disait que c’est « un jardin aux sentiers qui bifurquent ». Le Tour d’écrou n’en a pas fini d’égarer ses lecteurs.

 Dans son livre Genius, Harold Bloom disait de Henry James:

 « Henry James is the most eminent writer of prose fiction that the United States has brought forth. He has only few peers in his nation's literature : Whitman and Dickinson among the poets, and Ralph Waldo Emerson among the prophets. Hawthorne and Faulkner are the only artists of romance who approach his eminence, but his subtle achievement is more nuanced and more universal than theirs. If I had to answer the desert island question with only one American author, I would have to take Whitman because he is richer. Henry James has an almost Dantesque complexity in his vast temple of language, but he lacks Whitman's pathos and dramatic urgency. And while he seems more challenging than Whitman, he is not ; Whitman is the more difficult and finnaly more demanding writer. »

 Henry James est pour moi l'auteur moderniste qui se rapproche le plus des classiques du XIXe siècle : Portrait de femme et Les ailes de la colombe reprennent (de mon point de vue) la vision littéraire d'une Jane Austen, entre autres. Ce sont de longs romans, des romans fleuves, qui permettent de voir une femme évoluer dans un monde fait pour les hommes, un monde archi-conservateur, et qui, au final, devient l'héroïne d'un monde sans dieu, donc un monde où l'on ne voit presque pas la main de l'écrivain (même si l'on sent quand même une grande sympathie de James pour ses personnages "femmes"). De plus, la forme des romans de James est souvent la même que les romans du XIXe siècle (contrairement à un Knut Hamsun, à un James Joyce, à une Virginia Woolf). Il alterne entre la narration standard et les très longs dialogues. Les thèmes de James sont souvent aussi les mêmes que le XIXe siècle, à cette différence près qu'il s'attarde davantage à un personnage en particulier et délaisse donc les grands romans familiaux du XIXième. Rappelons cependant que James a beaucoup écrit au XIXe siècle et seule son oeuvre tardive est considérée comme moderniste.

  Le tour d'écrou est bien différent de tout cela. Le genre est celui du fantastique et la forme est à rapprocher, selon moi, beaucoup plus des romans de notre époque (même s'il a été publié en 1898). C'est une histoire de fantôme appréciée par la critique de partout. Elle fait 200 pages. Le premier narrateur nous fait découvrir l'histoire qui était racontée par un autre personnage, Douglas (donc celui-ci est le deuxième narrateur), qui lit un texte de la gouvernante de sa soeur, décédée depuis. Et ce texte est l'histoire de Flora et Miles, deux orphelins qui se comportent étrangement. La gouvernante, la soeur de Douglas, verra deux fantômes qui tournent autour des enfants : Quint, le serviteur, et la précédente gouvernante, Jessel. Donc, une des particularités de ce roman, est que le point de vue qui arrive jusqu'à nous est celui de la troisième narratrice, la soeur de Douglas qui n'est pas nommée. Disons aussi que le texte fût publié à l'origine en feuilleton, ce qui ajoute généralement un effet de suspense parce que les écrivains voulaient accrocher le lecteur, ce qui est quasiment disparu de nos jours. 

Donc, après quelques pages d'introduction, c'est la troisième narratrice qui raconte l'histoire :

 « Il se retourna vers le feu, donna un coup de pied dans une bûche, la contempla un instant. Puis il nous fit face à nouveau. "Je ne peux pas. Il faut que j'envoie quelqu'un en ville." Il y eut un murmure général et de nombreuses protestations, après quoi, l'air toujours préoccupé, il expliqua : "L'histoire est écrite. Elle est dans un tiroir fermé à clef - elle n'en est pas sortie depuis des années. Je pourrais envoyer un mot à mon valet et y joindre la clef ; il me renverrait le paquet tel qu'il est." C'était pour moi tout spécialement qu'il paraissait faire cette suggestion, il semblait presque me demander de l'aider à ne plus tergiverser. Il avait rompu une épaisseur de glace accumulée durant maints hivers ; il avait eu ses raisons pour ce long silence. Les autres s'irritaient de ce retard, mais c'étaient précisément ses scrupules qui me fascinaient. Je l'adjurai d'écrire par le premier courrier et de convenir avec nous d'une prompte lecture, puis je lui demandai si l'expérience en question avait été la sienne. Sa réponse fut immédiate : "Oh, grâce à Dieu, non !" »

 James est capable de réunir à merveille la profondeur psychologique de ses personnages et les descriptions judicieusement trouvées comme dans l'extrait suivant où il passe de l'un à l'autre en un éclair :

 « Eu égard à mes préoccupations du moment, qu'elle me tournât ainsi le dos ne constitua pas, heureusement, une rebuffade de nature à entraver la croissance de notre mutuelle estime. Et après le retour du jeune Miles à la maison, ma stupéfaction, ma profonde indignation nous lièrent plus étroitement que jamais : il était tellement monstrueux - j'étais désormais prête à l'affirmer - qu'un enfant comme celui que je venais de découvrir pût être sous le coup d'un anathème ! J'arrivais un peu en retard au lieu prévu et, comme il se tenait à la porte de l'auberge où la diligence l'avait déposé, regardant rêveusement autour de lui, j'eus le sentiment de le percevoir dans sa totalité, nimbé de cette même fraîcheur lumineuse, de ce même indéniable parfum de pureté qui avaient pour moi enveloppé, dès le premier moment, sa petite soeur. Il était incroyablement beau ; et Mrs Grose ne s'était pas trompée : sa présence balayait tout sentiment autre qu'une tendresse passionnée. La raison qui me le fit aimer sur-le-champ fut quelque chose de divin que je n'avais jamais trouvé à un tel degré chez un enfant - cet air ineffable de ne rien connaître d'autre du monde que l'amour. On ne pouvait allier une mauvaise réputation à tant de grâce dans l'innocence, et avant même d'être de retour à Bly avec lui, j'étais simplement confondue - pour ne pas dire outragée - par l'insinuation de l'horrible lettre enfermée dans un des tiroirs de ma chambre. »

 Voici maintenant le début du récit de la jeune gouvernante et cette citation peut démontrer l'ampleur de la perfection stylistique de James, ancrée entre deux siècles fabuleux du roman (le XIXe et le XXe) :

 « Je me souviens que tout commença par une succession de hauts et de bas, un jeu de balançoire entre émotions légitimes ou injustifiées. Après l'élan qui m'avait fait, à Londres, accéder à sa requête, j'eus bien deux jours très sombres, à nouveau hérissée que j'étais de doutes, absolument sûre de m'être fourvoyée. Ce fut dans cet état d'esprit que je passai de longues heures à cahoter et bringuebaler dans la diligence qui me conduisait à la halte où je devais trouver une voiture à la maison. Cette commodité, m'avait-on dit, avait été prévue, et de fait, je trouvai, vers la fin de cet après-midi de juin, un coupé spacieux qui m'attendait. En traversant à cette heure, par une belle journée, une campagne dont la douceur estivale semblait un signe d'amicale bienvenue, ma force d'âme me revint et, comme nous tournions dans la grande allée, elle prit un essor qui prouvait la profondeur de son précédent naufrage. Je suppose que j'avais attendu, ou redouté, quelque chose de si lugubre que ce qui m'accueillit fut une bonne surprise. Je me souviens de la très agréable impression que me firent la grande façade claire, avec ses fenêtres ouvertes aux rideaux frais, et les deux servantes regardant au-dehors. Je me souviens de la pelouse, des fleurs éclatantes, du crissement des roues sur le gravier, et des cimes des bouquets d'arbres au-dessus desquelles les corneilles décrivaient des cercles et criaient dans le ciel doré. Le décor avait une majesté sans aucune commune mesure avec ma propre demeure étriquée. Puis, sans tarder, apparut à la porte, tenant par la main une petite fille, une personne fort polie qui me fit une révérence aussi cérémonieuse que si j'avais été la maîtresse de maison ou une visiteuse de marque. »

 Malgré la différence de genre, les descriptions sont typiques de James :

 « Quand elle se présenta à lui, dans une maison de Harley Street dont les dimensions imposantes l'impressionnèrent, cet employeur éventuel se révéla être un gentleman célibataire, dans la fleur de l'âge, un personnage tel qu'il n'en était jamais apparu, sinon en rêve ou dans un roman, à une tremblante et timide jeune fille venue d'un presbytère du Hampshire. Le type en est facile à décrire : il ne disparaît heureusement jamais totalement. Il était joli garçon, plein d'aisance et courtois, simple, enjoué et très affable. Bien évidemment, ses manières de galant homme et son allure la frappèrent, mais ce qui la fascina le plus et lui donna le courage qu'elle montra ensuite, ce fut qu'il présenta toute la chose comme une sorte de faveur qu'elle lui ferait, une dette qu'il contracterait envers elle, un service dont il lui saurait infiniment gré. Elle le supposa riche mais terriblement prodigue. Elle l'auréolait d'une élégance raffinée, d'une grande séduction physique, d'habitudes dispendieuses, de manières exquises avec les femmes. Il avait comme résidence citadine cette grande maison pleine de butins de voyage et de trophées de chasse, mais c'était dans sa résidence campagnarde, une vieille demeure familiale, qu'il voulait qu'elle se rendît immédiatement. »

 Tolstoï disait du "Stephen King" de son époque que ce dernier voulait lui faire peur mais qu'il n'avait pas peur. Cette anecdote-citation de Tolstoï résume parfaitement ce genre du fantastique-horreur. Malgré l'ironie de cette citation et son caractère superficiel, elle montre le ridicule de la littérature de genre. Ici aussi, Henry James veut nous faire peur mais lorsqu'on n'a pas peur, comme moi, l'exercice tombe un peu à plat. Même si l'écriture de James est à mille lieues de tous les écrivains de ce genre, qu'il est de loin supérieur, on ressent quand même un effet raté même si, paradoxalement, il est réussi (dans la logique de ce genre en particulier).

 Mais il n'y a pas seulement de l'horreur (dans le but de faire peur) dans ce texte. Une inquiétante étrangeté s'en dégage, ce qui est beaucoup plus intéressant. En fait, il n'est pas surprenant que Borges ait adoré ce court roman, lui qui semble y avoir puisé une quantité infinie "d'extase métaphysique" que la fiction et l'imaginaire ont apportée, et Borges, l'homme à l'infini talent selon Nabokov, y a vu ce que plus tard il a transposé dans ses nouvelles : la grâce de la "brève" et l'élégance d'un imaginaire sans limite. (En passant, il faut dire que Nabokov détestait James). De plus, étrangement, on retrouve dans ce roman la même prose que dans ses grands classiques comme Portrait de femme et Les ailes de la colombe même si tout le reste est complètement différent. Dans ces romans il n'y a pas de passages purement poétiques (contrairement à Virginia Woolf) mais cette poésie difficile à déceler d'un premier abord est plutôt intégrée dans une prose qui semble un peu banale d'un premier coup d’œil mais qui ne cesse de nous habiter une fois le livre refermé. Le génie et le talent de prosateur de James débordent tellement de partout que ses romans sont en nous à tout jamais. Les meilleurs romans selon moi sont ceux où l'on sort de notre lecture avec la tête remplie de questionnements. On les relit, et de nouveaux questionnements surgissent. On a la tête remplie de questions et non de réponses contrairement à ceux, comme la fiction populaire, les best-sellers, qui offrent des réponses aux lecteurs. Roberto Bolaño disait que les gens lisent des romans qu'ils comprennent. C'est pour cela que les meilleurs ne vendent pas beaucoup et que bien souvent, la courbe qualité / nombre de ventes est négative. Henry James est pour moi de la première catégorie.

 Pour Philip Roth, Henry James est le Marcel Proust des États-Unis. Et personnellement, je suis plutôt d'accord avec lui (et avec Harold Bloom aussi), c'est le grand auteur américain qui a su percevoir et mettre en mots les sentiments humains, qui connaissait le plus la nature humaine. Même si l'on doit considérer que James est aussi un écrivain européen (il y a longtemps habité), les États-Unis semblent représenter pour lui sa véritable terre intérieure. À l'époque, Henry James n'était que le frère de William James, le philosophe du pragmatisme. Mais aujourd'hui, ce philosophe est un peu tombé dans l'oubli, ou à tout le moins il est beaucoup moins reconnu, et il est maintenant le frère du grand Henry, le véritable génie de la famille. Comme quoi l'histoire fait bien les choses...

jeudi 2 juin 2016

Les gommes, Alain Robbe-Grillet



Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture : Il s'agit d"un événement précis, concret, essentiel : la mort d’un homme. C’est un événement à caractère policier – c’est-à-dire qu’il y a un assassin, un détective, une victime. En un sens, leurs rôles sont même respectés : l’assassin tire sur la victime, le détective résout la question, le victime meurt. Mais les relations qui les lient ne sont pas aussi simples qu’une fois le dernier chapitre terminé. Car le livre est justement le récit des vingt-quatre heures qui s’écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres – vingt-quatre heures « en trop ».

 Schopenhauer disait que pour écrire, bien écrire, il faut avoir quelque chose à dire. Dans le roman, cela est forcément plus subtil parce que l'on peut avoir un beau style et n'avoir strictement rien à dire. Dans une entrevue donnée à la Paris Review, Robbe-Grillet a déjà abordé cela et d'une façon radicale, parce que pour lui il ne faut pas avoir quelque chose à dire. Il disait :

 « When a novelist has “something to say,” they mean a message. It has political connotations, or a religious message, or a moral prescription. It means “commitment,” as used by Sartre and other fellow-travelers. They are saying that the writer has a world view, a sort of truth that he wishes to communicate, and that his writing has an ulterior significance. I am against this. Flaubert described a whole world, but he had nothing to say, in the sense that he had no message to transmit, no remedy to offer for the human condition. »

 Je pencherais plutôt, sur ce point, du côté de Robbe-Grillet. Comme il le dit, Flaubert n'avait pas de message à faire passer alors que ses romans sont parmi les meilleurs. Virginia Woolf est à son mieux lorsqu'elle n'essaie pas de faire passer son féminisme avant sa prose, son histoire, son monde, son roman. Le roman ne doit pas être un essai (c'est très rare les essais déguisés en roman qui sont excellents) et selon moi, il doit se suffire à lui-même, et lorsqu'il n'a" rien à dire ", il devient plus subtil, plus intrigant, plus "inquiétant".

 Je me suis rarement approché du nouveau roman, à l'exception de Peter Handke, pour lequel j'ai lu quantité de ses livres. Comme plusieurs, par contre, je le placerais davantage dans le roman expérimental. Pour le nouveau roman, on doit, en premier lieu, s'en tenir aux écrivains français : Claude Simon (que je n'ai jamais lu) et Alain Robbe-Grillet sont les plus connus. Ce dernier a notamment déjà écrit un essai sur ce sujet. Mais il y a aussi Nathalie Sarraute, Jean Ricardou et Robert Pinget. Le nouveau roman, courant littéraire qui débuta après 1950, est une forme principalement théorisée par Alain Robbet-Grillet qui se veut une refonte du roman. Avec eux, il n'y a pratiquement plus de personnages, et surtout, il y a un manque dans la psychologie des personnages (les auteurs du XIXème siècle auraient de la difficulté à s'y retrouver). De plus, l'intrigue est inexistante, même si les résumés (synopsis) de ces romans pourraient laisser penser le contraire à ceux qui ne les ont jamais lus. Lorsqu'on les lit, l'intrigue ne se développe pas (ou peu) et l'on se demande ainsi d'où est sorti le synopsis. Comme ici, dans Les Gommes, où les codes du roman policier sont bel et bien présents, mais exploités d'une façon totalement différente.

 Il est cependant reconnu que le mouvement du nouveau roman n'est pas si "nouveau" que cela. Le modernisme du début du XXe siècle avait commencé à changer la forme du roman : les personnages étaient moins importants qu'au XIXème siècle, et surtout, l'intrigue commençait à s'effacer pour laisser place à la prose en tant que telle, à la prose "elle-même" pourrait-on dire. Conséquemment, les romans se suffisaient à eux-même, notre monde "réel" devenant un peu moins important laissant la place, entre autres, à la subjectivité des personnages, des narrateurs, des écrivains. Le souci de l'art pour l'art triomphait sur le courant naturaliste d'un Zola et le réalisme d'un Flaubert (entre autres).

 Nabokov, un excellent critique littéraire et un romancier de génie, n'aimait pas l’appellation "nouveau roman". Pour lui, il y a seulement une école et c'est celle du talent. Par contre, il adore Robbe-Grillet, et plus particulièrement ses trois romans que sont Le Voyeur, La Jalousie et Dans le labyrinthe. Quant aux Gommes, le roman qui nous intéresse ici, il est sans aucun doute son plus connu et il est aussi le premier de son auteur. Les gommes posent en quelque sorte les bases du nouveau roman.

 Comme je le disais, le résumé de ce roman ne sert à rien. Lorsqu'on est rendu au moment d'en construire un pour notre critique, comme c'est mon cas présentement, on est piégé. Non pas que l'histoire soit complexe à raconter, mais un des problèmes c'est le prologue qui dévoile un peu tout, et ce qu'il ne dévoile pas, on ne peut en parler sans trop en dire. Le récit, globalement, est celui de l’assassinat de Daniel Dupont dans sa maison. Mais en fait, il n'a pas été tué même si l'inspecteur Wallas tentera de trouver le coupable. L'assassin "maladroit", c'est Garinati. Donc, il n'y a pas de victime, pas de coupable, mais il y a un lecteur et c'est nous qui prenons part à l'action (même si on en sait beaucoup avant les personnages) et c'est nous qui serons enfermés dans cette histoire qui n'en est pas une : « Enfin, du moment que les services centraux veulent prendre entièrement la chose en main, au point de lui enlever même le corps de la victime avant examen, c'est parfait. Qu'on ne s'imagine pas qu'il va s'en plaindre. Pour lui c'est comme s'il n'y avait pas eu de crime. Au fond Dupont se serait suicidé que ça reviendrait exactement au même. Les empreintes sont celles de n'importe qui et, puisque personne de vivant n'a vu l'agresseur...Bien mieux : il ne s'est rien passé du tout ! Un suicide laisse tout de même un cadavre ; or voilà que le cadavre s'en va sans crier gare, et on lui demande en haut lieu de ne pas s'en mêler. Parfait ! Personne n'a rien vu, ni rien entendu. Il n'y a plus de victime. Quant à l'assassin, il est tombé du ciel et il est sûrement déjà loin, en route pour y retourner. » La fonction d'un personnage devient plus importante que son identité propre. Par exemple, avant de connaître leur nom (la plupart du temps) les personnages nous sont présentés par Robbe-Grillet par leur utilité dans le roman : « l'assassin », « la victime », etc. avant de les connaître sous Garinati, Dupont, etc. 

 On pourrait retrouver certains passages dans un roman policier typique même si avec Robbe-Grillet on est ailleurs (dans un roman comme Les Gommes c'est lorsqu'on place bout à bout tous ces passages typiques que l'on voit que l'auteur s'est joué de nous) : 

 « Drôle de petite tache ; une belle saloperie ce marbre, tout y reste marqué. Ça fait comme du sang. Daniel Dupont hier soir ; à deux pas d'ici. Histoire plutôt louche : un cambrioleur ne serait pas allé exprès dans la chambre éclairée, le type voulait le tuer, c'est sûr. Vengeance personnelle, ou quoi ? Maladroit en tout cas. C'était hier. Voir ça dans le journal tout à l'heure. Ah oui, Jeanette vient plus tard. Lui faire acheter aussi... non, demain. Un coup de chiffon distrait, comme alibi, sur la drôle de tache. Entre deux eaux des masses incertaines passent, hors d'atteinte ; ou bien ce sont des trous tout simplement. Il faudra que Jeanette allume le poêle tout de suite ; le froid commence tôt cette année. L'herboriste dit que c'est toujours comme ça quand il a plu le quatorze juillet; c'est peut-être vrai. Naturellement l'autre crétin d'Antoine, qui a toujours raison, voulait à toute force prouver le contraire. Et l'herboriste qui commençait à se fâcher, quatre ou cinq vins blancs ça lui suffit ; mais il ne voit rien, Antoine. Heureusement le patron était là. C'était hier. Ou dimanche ? C'était dimanche : Antoine avait son chapeau ; ça lui donne l'air malin son chapeau ! Son chapeau et sa cravate rose ! Tiens mais il l'avait hier aussi la cravate. Non. Et puis qu'est-ce que ça peut foutre ? » 

 Tout semble impersonnel dans ce roman. Les personnages, l'action, l'intrigue, le décor (le nouveau roman peut sembler être un croisement entre le modernisme et postmodernisme) : 

 « Au premier étage, tout au bout d'un couloir, le patron frappe, attend quelques secondes et, comme aucune réponse ne lui parvient, frappe de nouveau, plusieurs coups, un peu plus fort. De l'autre côté de la porte un réveille-matin se met à sonner. La main droite figée dans son geste, le patron reste à l'écoute, guettant avec méchanceté les réactions du dormeur. Mais personne n'arrête la sonnerie. Au bout d'une minute environ elle s'éteint d'elle-même avec étonnement sur quelques sons avortés. Le patron frappe encore une fois : toujours rien. Il entrebâille la porte et passe la tête ; dans le matin misérable on distingue le lit défait, la chambre en désordre. Il entre tout à fait et inspecte les lieux : rien de suspect, seulement le lit vide, un lit à deux personnes, sans oreiller, avec une seule place marquée au milieu du traversin, les couvertures rejetées vers le pied ; sur la table de toilette, la cuvette de tôle émaillée pleine d'eau sale. Bon, l'homme est déjà parti, ça le regarde après tout. Il est sorti sans passer par la salle, il savait qu'il n'y aurait pas encore de café chaud et en somme il n'avait pas à prévenir. Le patron s'en va en haussant les épaules ; il n'aime pas les gens qui se lèvent avant l'heure. » 

 Il n'y a pas de grands passages lyriques mais on peut retrouver quand même dans ce roman une prose agréable à lire, une esthétique très respectable : 

 « La douce Pauline, morte d'étrange façon, il y a bien longtemps. Étrange ? Le patron se penche vers la glace. Que voyez-vous donc là d'étrange ? Une contraction malveillante déforme progressivement son visage. La mort n'est-elle pas toujours étrange ? La grimace s'accentue, se fige en un manque de gargouille, qui reste un moment se contempler. Ensuite un oeil se ferme, la bouche se tord, un côté de la face se crispe, un monstre encore plus ignoble apparaît pour se dissoudre lui-même aussitôt, laissant la place à une image tranquille et presque souriante. Les yeux de Pauline. Étrange ? N'est-ce pas la chose la plus naturelle de toutes ? Voyez ce Dupont, comme il est beaucoup plus étrange qu'il ne soit pas mort. Tout doucement, le patron se met à rire, d'une espèce de rire muet, sans gaîté, comme un rire de somnambule. Autour de lui les spectres familiers l'imitent ; chacun y va de son rictus. Ils forcent même un peu la note, s'esclaffant, se bourrant les côtes à coups de coude et se donnant de grandes tape dans le dos. Comment les faire taire maintenant ? Ils sont en nombre. Et ils sont chez eux. Immobile devant la glace le patron se regarde rire ; de toutes ses forces il essaye de ne pas voir les autres, qui grouillent à travers la salle, la meute hilare, la légion déchaînée des petits pincements de coeur, le rebut de cinquante années d'existence mal digérée. Leur vacarme est devenu intolérable, concert horrible de braiments et de glapissements et tout à coup, dans le silence soudain retombé, le rire clair d'une jeune femme. » 

 À première vue je trouve le modernisme de loin supérieur à cette période et ce mouvement du nouveau roman (à part Beckett si on le place dans cette catégorie). Avec Les Gommes notre impression est que l'auteur semble vouloir "effacer" ce qu'il écrit après que nous l'ayons lu (à tout le moins dans notre conscience), en ce sens qu'il écrit d'une façon telle que cela permet à notre mémoire d'effacer ce que l'on a lu rapidement. Peter Handke avait déjà écrit un "faux" roman policier, qui a pour nom Le colporteur mais ce dernier était plutôt bâclé si je le compare aux Gommes. Par contre, Jelinek a elle aussi écrit un "faux policier", mais celui-ci était supérieur aux Gommes (bien que très différent) et il s'appelle Avidité.