jeudi 21 avril 2016

Danse, Danse, Danse, Haruki Murakami


Ma note : 8/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Ce roman est la suite de La Course au mouton sauvage. Le narrateur retourne à Sapporo (Hokkaïdo), à l'Hôtel du Dauphin, à la recherche de Kiki, la call-girl de luxe aux merveilleuses oreilles dont il a entendu en rêve l'appel au secours. L'Hôtel du Dauphin est devenu un immense palace, financé par la spéculation immobiliaire et la corruption. L'un des leitmotive du roman est une scène d'un film de série B, Amour sans espoir, dans lequel tourne l'un de ses anciens condisciples, Gotanda, avec l'énigmatique Kiki. Le narrateur, à Sapporo puis à Tokyo, visionne ce navet de façon obsessionnelle, renoue avec Gotanda et découvre l'existence d'un réseau international de call-girls de luxe. A la fin du livre Gotanda avoue qu'il a tué Kiki, et met fin à ses jours. Entretemps le narrateur aura aimé May, collègue de Kiki, peu après retrouvée étranglée. Dans une réalité parallèle, l'Homme mouton, déjà messager de l'autre-monde dans La Course au mouton sauvage, rencontré dans les ténèbres paranormales du 15e étage de l'Hôtel du Dauphin, lui aura délivré son injonction: «Danse, continue à danser», qui donne le titre du livre. C'est dans cet hôtel que le narrateur noue une idylle d'abord platonique avec Yumioshi, la jeune fille de la réception, avec laquelle il aura finalement une relation amoureuse, revenant en sa compagnie du monde des ténébres. L'auteur a intercalé une histoire dans le roman: sa pérégrination avec une jeune fille de quinze ans, Yuki («neige») de Sapporo à Hawaï puis à nouveau à Tokyo. Le style d'Haruki Murakami reste d'une extrême simplicité, une limpidité en parfaite communion avec l'impression de transparence que dégage le roman. L'oeuvre de Murakami est absolument moderne, sans référence aucune aux classiques japonais. En enquêtant, en «dansant», le héros déchiffre les arcanes singulières de son accès au réel, sur fond d'esthétique du vide et de lucidité zen. Le narrateur est celui de La course au mouton sauvage, un publicitaire de trente-quatre ans, branché filles, bouffe et scotch, musique pop et vieilles bagnoles. Seul ou en compagnie de filles médiums, le narrateur traverse des états de réalité non ordinaire en certains lieux emblématiques.

 Pour commencer, voici une citation de Nabokov lorsqu'il parle de Flaubert :

 « Un enfant à qui vous lisez une histoire vous demandera peut-être : est-ce une histoire vraie ? Et si vous lui répondez que non, il en exigera une vraie. Ne persévérons pas dans cette attitude juvénile face au livre que nous lisons. Bien sûr, si quelqu'un vous dit que M. Dupont a vu une soucoupe bleue pilotée par un homme vert passer en sifflant à côté de lui, là, vous demanderez : est-ce vrai ? Car, d'une manière ou d'une autre, le fait que cela soit vrai pourrait affecter toute votre existence, pourrait entraîner pour vous une infinité de conséquence sur le plan pratique. Mais ne demandez pas si un poème, ou un roman, est vrai. Ne nous faisons pas d'illusions. Gardons bien à l'esprit que la littérature n'a aucune espèce de valeur pratique, sauf pour la personne qui présente la particularité très spéciale de vouloir être professeur de lettres. La jeune Emma Bovary n'a jamais existé ; le livre Madame Bovary existera à tout jamais. Un livre vit plus longtemps qu'une jeune femme. »

 Dans mes chroniques sur Virginia Woolf, je disais qu'il faut avoir à l'esprit, en lisant ses romans, qu'ils n'ont pas besoin de refléter la réalité, d'être ancrés dans le réel, parce que chaque écrivain crée son propre monde. C'est pour moi très important d'avoir cela à l'esprit lorsqu'on lit les grands auteurs comme Woolf, et dans cette catégorie, je placerais aussi Haruki Murakami. Il n'est pas aussi génial que Woolf, mais ses romans reflètent encore plus ce fait, parce qu'il a véritablement créé un autre monde, à la frontière du rêve et de la réalité. Murakami a plusieurs passages "fantastiques" dans ses romans, mais même ses passages "réels" doivent être interprétés comme faisant partie d'un ensemble plus large qui a pour nom "littérature". Même si La ballade de l'impossible était plus "vrai" que Danse, Danse, Danse, il n'en demeure pas moins que ce dernier fait partie de la littérature, d'un monde imaginaire qui, comme Madame Bovary, a des chances d'exister à tout jamais...On sait que Danse, Danse, Danse n'est pas "réel" mais il faut aussi savoir que les passages "réels" de Murakami ne sont pas réellement "réels".

 Ce qui frappe avant même le début de notre lecture de ce roman, c'est la dimension physique du bouquin : il est deux fois plus volumineux que le premier tome du diptyque, il contient plus que 600 pages (le format poche). Ensuite, il est manifeste pour moi que ce roman est véritablement le premier, dans la chronologie de la bibliographie de Murakami, où l'on peut voir le grand talent de cet auteur (sa subtilité littéraire surtout) même si, de l'aveu même de Murakami, c'est avec La course au mouton sauvage qu'il a pris son envol, qu'il « estime avoir trouvé sa voix ». Dans le dernier tome de ce diptyque, paru en français en 1995 mais en japonais dès 1988, nous retrouvons le narrateur de La course au mouton sauvage et l'hôtel du Dauphin y joue un rôle central. Ce narrateur, (comme dans le premier volume, il n'est jamais nommé), est un auteur à Tokyo qui veut revoir sa girl friend du premier volume, celle qui avait de belles oreilles (rappelons-nous l'emphase qu'avait placée Murakami sur ces oreilles, notamment en la faisant évoluer dans l'univers du mannequinat des "belles oreilles"). De plus, il veut retourner à l’hôtel du Dauphin qui est devenu un hôtel grandiose de 26 étages. Et finalement, nous pourrons remarquer au fil de notre lecture que, étrangement, ce dernier tome obéit davantage aux règles du bildungsromans que le premier tome.

 Dès la toute première page, nous pouvons admirer le style de Murakami, le Murakami de 1Q84 et le progrès qu'il avait fait entre le début des années 80 et cette année 1988. Il n'aurait pu écrire cela dans ses premiers romans :

 « Je rêve souvent de l'hôtel du Dauphin. Dans mon rêve je fais partie de l'hôtel. Le bâtiment, déformé, s'allonge interminablement, en une sorte de prolongation de mon être. On dirait un immense pont surmonté d'un toit. Et ce pont qui m'englobe s'étend de la préhistoire aux confins de l'univers. Il y a aussi quelqu'un qui pleure dans mon rêve. Quelque part, quelqu'un verse des larmes pour moi. Je perçois nettement les battements de coeur et la douce chaleur de cet hôtel dont je ne suis qu'une infime partie. Je rêve... Mais je me réveille et me demande où je suis. Je me pose réellement cette question : "Où suis-je ?" Question totalement inutile, car je connais la réponse depuis le début : je suis dans ma vie, voilà où je suis. Ma vie. Un appendice à ce sentiment d'existence réelle nommé "moi". Un état, des événements, des circonstances qui se sont mis à exister en un rien de temps en tant qu'attributs de "moi", alors que je ne me rappelle même pas m'en être particulièrement rendu compte. Il arrive qu'il y ait une femme endormie à côté de moi. Mais la plupart du temps je suis seul. Seul avec le grondement de l'autoroute sous mes fenêtres, un fond de whisky dans le verre à mon chevet, et des particules de poussière dans la lumière hostile - ou peut-être simplement indifférente - du matin. Parfois il pleut. Quand il pleut, je reste dans mon lit à rêvasser. S'il reste un fond de whisky de la veille dans mon verre, je le bois. Je regarde les gouttes de pluie tomber du rebord du toit, et je pense à l'hôtel du Dauphin. J'étire lentement bras et jambes, pour vérifier que je suis bien moi-même, que je ne fais plus partie de rien. Je ne fais partie de rien. Mais je me rappelle encore la sensation du rêve : je tends un bras, et l'ensemble de l'hôtel se meut en réponse. Comme un délicat mécanisme actionné par de l'eau, tous les rouages se mettent à bouger un à un, dans l'ordre, lentement, précautionneusement, avec un léger bruit à chaque palier. En écoutant bien, je peux même saisir dans quelle direction cela avance. Je tends l'oreille. Et je perçois un bruit lointain et calme de sanglots. Quelque part, au fond des ténèbres, quelqu'un pleure pour moi. Je rêve... »

 Après cet excellent début, Murakami nous fait revivre, le temps de quelques paragraphes, le précédent roman, La course au mouton sauvage (même si Danse, Danse, Danse n'est pas totalement une suite de l'autre, qu'il peut se lire individuellement) :

 « L'hôtel du Dauphin existe réellement, dans un quartier pas très reluisant de la ville de Sapporo. J'y ai séjourné toute une semaine, il y a quelques années de cela. Non, essayons de nous montrer plus précis. Il y a combien d'années ? Quatre ans. Quatre ans et demi exactement. Je n'avais pas encore trente ans. J'ai dormi dans cet hôtel avec une fille. C'est elle qui l'avait choisi. "Allons dormir là", avait-elle dit. Elle avait même dit : "Il faut qu'on aille dormir dans cet hôtel." De toute façon, si elle ne l'avait pas exigé, jamais je n'aurais été dormir dans un endroit pareil. Dans ce petit hôtel minable, nous n'avions pas vu défiler beaucoup de clients en l'espace d'une semaine. Mais il devait bien y en avoir quelques-uns en dehors de nous, puisqu'au panneau de la réception il manquait des clés de temps à autre. Le bon sens me dit qu'un établissement inscrit dans les pages jaunes de l'annuaire, et portant un panneau "hôtel" sur sa devanture, dans une grande ville, ne peut pas ne jamais avoir de clients. En tout cas, ces clients-là étaient incroyablement discrets : on ne les voyait ni ne les entendait jamais, on n'avait même pas l'impression qu'ils existaient. Simplement la disposition des clés sur le panneau différait légèrement chaque jour. Peut-être se faufilaient-ils le long du couloir, rasant les murs comme des ombres évanescentes. De temps en temps, l'ascenseur grinçait au loin, mais quand le bruit cessait, le silence paraissait d'autant plus impénétrable. »

 Le narrateur (jamais nommé) est ce qu'on pourrait appeler l'archétype des personnages principaux dans les romans de Murakami (surtout avec cette description) :

 « Je ne suis pas un type bizarre. Je le pense vraiment. Je ne suis peut-être pas tout à fait dans la moyenne, mais en tout cas je ne suis pas bizarre. Je suis terriblement normal, à ma façon à moi. Complètement straight. Mais straight à la façon d'une flèche. Ma façon d'être est la plus inévitable, la plus naturelle du monde. Pour moi c'est une vérité évidente, si bien que ça m'est un peu égal, ce que les autres peuvent penser de moi. La façon dont les autres me voient, c'est un problème qui ne me concerne pas. C'est leur problème. Il y a toute une catégorie de gens qui me croient plus obtus que je ne suis en réalité, d'autres qui me croient plus calculateur. Mais ça m'est complètement égal. Et en outre, cette expression "plus que je ne suis en réalité" veut seulement dire "plus que je ne le suis par rapport à l'image que je me fais de moi-même". Pour certaines personnes je suis quelqu'un de complètement balourd, ou bien je suis calculateur. Mais moi, ça m'est bien égal, ce n'est pas un problème bien important. Les malentendus n'existent pas en ce monde. Il y a différentes façons de penser, et voilà tout. Ça, c'est ma façon de penser à moi. »

 Avec Murakami, la maîtrise de la narration n'est jamais un problème (surtout depuis La ballade de l'impossible au milieu des années 80). Au contraire, c'est souvent la force de ses romans, ceux-ci étant écrits avec rigueur, originalité, talent, et avec un certain respect de ce qu'est la littérature, en y consacrant une grande énergie :

« Je rangeai mon sac, rassemblai toutes les factures de mon voyage, séparai celles destinées à Makimura de celles que je devais payer de ma poche. Je pouvais sans doute lui faire payer la moitié des notes de restaurants, la location de la voiture, ainsi que les achats personnels de Yuki (sa planche à surf, la radio-cassette, le maillot de bain, etc.). Je rédigeai une petite note détaillée et mis le tout dans une enveloppe, ainsi que ce qui restait des travellers, de façon à pouvoir lui envoyer le tout. Je m'acquitte généralement très vite de ce genre de tâche administrative. Non que j'aime le travail administratif, personne n'aime ça, mais j'aime que les choses soient claires avec l'argent. Ensuite je fis bouillir des épinards, les mélangeai avec du poisson séché, saupoudrai de vinaigre et mangeai le tout accompagné d'une bière Kirin bien fraîche. Puis je relus des nouvelles de Haruo Satô, auteur que je n'avais pas lu depuis longtemps. C'était une agréable soirée printanière. Le bleu du crépuscule s'approfondissait d'instant en instant, se changeant peu à peu, à coups de pinceau invisibles, en bleu nuit. Quand je fus fatigué de lire, j'écoutai le trio numéro cent de Schubert sous la direction de Stan Jose Istomin. C'était une vieille habitude, j'écoutais toujours ce disque au printemps. Le ton de cette musique correspondait pour moi à la mélancolie de cette nuit printanière où les douces ténèbres bleues semblaient teindre jusqu'au fond de mon âme. Dans ces ténèbres se détachait un squelette blanchi. Des ossements blancs, souvenir minéralisé d'une vie qui avait sombré dans le néant, vinrent flotter devant mes yeux. » 

En plus d'une plus grande splendeur stylistique que le premier tome, celui-ci est plus proche de l'art murakanien : celui de nous faire entrevoir un autre monde, en nous le faisant découvrir petit à petit, en tout cas en nous montrant que la possibilité d'un autre monde existe bel et bien, et tout cela en montrant le désir "d'infini" du personnage central. L'action est plus lente aussi que le premier tome, donc, plus en phase avec les fondements du style de cet écrivain. L'oeuvre de Murakami a un pied dans le réel et un autre dans le fantastique, et il semble incapable de se débarrasser d'un certain type de dualité : adolescence / adulte, (pur) divertissement / connaissance. Marcel Proust n'est jamais bien loin avec Murakami : les personnages principaux sont utilisés par leur environnement, "l'extérieur" de leur moi, pour se rappeler les événements passés de leur existence. Dans La ballade de l'impossible, tout le roman avait ce fondement, et le début de La course au mouton sauvage employait ce procédé. Même si l'on peut lire séparément ces deux romans, il est peut-être préférable de les lire à la suite l'un de l'autre surtout ceux qui connaissent Murakami. Alors que La course au mouton sauvage était un roman somme toute assez banal (avec de beaux passages cependant), il aurait pu avoir été écrit par un peu n'importe qui. Avec Danse, Danse, Danse on est dans le "pur" Murakami, ce qu'il est capable de faire de meilleur, même s'il n'est probablement pas son meilleur livre, parce que je continue de lui préférer La ballade de l'impossible et 1Q84.

lundi 11 avril 2016

La course au mouton sauvage, Haruki Murakami


Ma note : 7/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Ami d’un jeune homme surnommé le Rat, un publicitaire assez banal, divorcé, vivant avec une femme dotée de très belles oreilles, voit son univers basculer parce qu’il a publié la photo d’un troupeau d’ovins dans un paysage de montagne. Parmi ces moutons, l’un d’eux aurait pris possession d’un homme pour en faire le Maître d’un immense empire politique et financier d’extrême droite. Or, le Maître se meurt. Menacé des pires représailles, le publicitaire doit retrouver le mouton avant un mois. Ce qui le mène de Tokyo à l’hôtel Dauphin de Sapporo, pour finir au fin fond d’une montagne encore plus au nord de Hokkaido. « Qui irait croire une histoire aussi loufoque ? » dit le Rat à son copain. Et pourtant, on y croit parce que c’est Murakami, un auteur qui sait décrire ? comble du style - de manière très naturelle des histoires extraordinaires, introduire des canettes de bière et des morceaux de jazz dans ce qui semble une fantasmagorie, faire sentir le vent ou le silence de la neige qui règnent sur les rêves. Né à Kyoto en 1949, Haruki Murakami a étudié la tragédie grecque à l’Université Waseda, dirigé un club de jazz à Tokyo de 1974 à 1981, traduit Fitzgerald, Irving, Carver et Sallinger avant de se consacrer entièrement à la littérature. Le Seuil a publié La Fin des temps (Prix Tanizaki), Danse, danse, danse, L’Eléphant s’évapore, La Ballade de l’impossible et Chronique de l’oiseau à ressort.

 Murakami est l'auteur du livre Autoportrait de l'auteur en coureur de fond et cette analogie entre la course à pied et les romans qu'il écrit, de la façon qu'il écrit et du genre de texte que l'on peut dégager de notre lecture, ne peut être meilleure. Murakami est réellement l'écrivain en coureur de fond. Il parle dans ce livre de l'amour qu'il a pour la course à pied. Voici un petit extrait, où il dit que pour lui, il est important de s'entraîner, de se construire une force physique :

 « Mais ceux d'entre nous qui espèrent une longue carrière comme auteurs professionnels doivent se construire un système auto-immune, capable de résister aux toxines dangereuses (parfois mortelles) qui résident à l'intérieur d'eux-mêmes. Nous disposerons alors de toxines encore plus fortes, encore plus efficaces. En d'autres termes, en jouant avec elles, nous pourrons créer des récits plus puissants. Mais il nous faut une énergie considérable pour mettre en place ce système immunitaire et pour le conserver sur une longue période. Or il faut bien que nous trouvions cette énergie quelque part. Où, sinon en nous-mêmes, dans notre vigueur physique de base ? Je vous demande, s'il vous plaît, de ne pas vous méprendre. Je ne suis pas en train de prétendre que les écrivains devraient emprunter une seule voie, qui serait le bon chemin. Exactement comme il y a toutes sortes de littérature, il y a toutes sortes d'écrivains, chacun avec sa propre conception du monde. Ils se confrontent tous à quelque chose de différent. Leur visée est différente. Il n'existe donc pas une seule voie juste pour les romanciers. Cela va sans dire. Mais, honnêtement, si je veux écrire une oeuvre de longue haleine, développer mes forces, consolider ma vigueur physique est quelque chose d'indispensable. Je suis convaincu que cela vaut beaucoup mieux que s'en abstenir. Il s'agit certes d'une opinion banale, mais, comme on dit, si quelque chose en vaut la peine, mieux vaut le faire le mieux possible ou, quelquefois, au-delà du possible. »

 En fait, Murakami n'avait même pas besoin de nous convaincre que ses romans sont écrits sous le modèle de la course de fond (et de toute façon ce livre autobiographique n'avait pas cette fonction mais bien de parler de course à pied), parce que nous pouvons facilement voir qu'ils sont écrits avec une relative lenteur, avec un long développement, de longues périodes étant nécessaires pour l'écrivain. Et d'un autre côté, c'est la même chose pour le lecteur. On ne doit pas lire Murakami en vitesse, et surtout, il ne faut pas s'attendre à ce que le récit se libère et prenne son envol rapidement, qu'il y aura beaucoup d'action, que l'on doit tout comprendre dès les premières pages. Lire Murakami, c'est décrocher d'une certaine réalité et courir lentement vers une fin lointaine où le monde se transformera petit à petit pour aboutir, la plupart du temps, dans des contrées étrangères. Murakami est un écrivain admirable (en tout cas personnellement je l'admire au plus au point) même si je ne suis pas porté à le relire souvent. On dirait qu'une seule fois suffit, et en cela, il diffère de la course de fond. C'est un des rares écrivains qui plaît autant aux littéraires et aux critiques qu'aux lecteurs qui lisent pour le simple divertissement, parce que la télé ne les satisfait pas à un moment précis de la journée. Même si les idées et l'histoire ne sont pas ce qui importe le plus avec Murakami (la narration est sa plus grande force), il a écrit certains romans qui contiennent de très puissantes idées littéraires comme 1Q84, Les amants du spoutnik et Le passage de la nuit. La course au mouton sauvage est un roman plutôt moyen de cet auteur, même s'il a lui aussi quelques bonnes idées. C'est seulement le premier volume d'un diptyque qui sera suivi de Danse Danse Danse. Il fait aussi partie d'un cycle de quatre romans avec Danse Danse, Danse, Écoute la chanson du vent et Pinball. D'après Murakami lui-même, le narrateur de ces quatre romans est le même.

 La course au mouton sauvage est perçue par la critique comme faisant partie du courant du réalisme magique mais selon moi le surréalisme n'est pas loin non plus. Le narrateur poursuivra un mouton qui est, selon toute vraisemblance, en contrôle du pouvoir du maître de l'extrême-droite et ce parti veut le retrouver. Le narrateur doit donc absolument retrouver ce mouton et se lance ainsi à sa poursuite dans le Japon. Les années d'université du personnage principal se dérouleront d'une lenteur extrême, sans qu'il ait réellement de but : « J'avais alors vingt et un ans, quelques semaines après j'allais en avoir vingt-deux. Il était douteux que j'obtienne avant longtemps mon diplôme de l'université, mais je n'avais pas pour autant de raison valable d'interrompre mes études. Empêtré dans une situation désespérée, je restais plusieurs mois durant sans avancer d'un pas. Le monde poursuivit sa marche, tandis que moi j'avais l'impression de faire du surplace. Tout, en cet automne soixante-dix, était affreusement triste à mes yeux, tout semblait pâlir si rapidement. Je rêvais souvent d'un train de nuit. C'était toujours le même rêve. Je suffoque dans une atmosphère chargée de fumée, d'odeurs humaines et de relents de cabinets. Ce train de nuit est tellement bondé que je ne sais où mettre les pieds ; de vieilles croûtes de vomi collent à la banquette. N'en pouvant plus, je me lève et descends à je ne sais quelle gare. L'endroit est désolé, je n'y vois pas la moindre lueur qui signalerait l'existence d'une habitation. Pas un seul employé de gare non plus. Il n'y avait rien, ni horloge ni horaire de chemin de fer...Tel était mon rêve. » Le narrateur se remémore ici la relation qu'il avait avec une fille le jour de la mort par suicide de Mishima, le prédécesseur de Murakami, un des plus grands écrivains de sa génération, le génial ami du Prix Nobel Kawabata : « À l'époque, j'ai dû quelquefois me montrer cruel avec elle. Je ne me souviens plus très bien en quoi j'ai pu être ainsi cruel à son égard. D'ailleurs, je n'étais peut-être cruel qu'avec moi-même. Quoi qu'il en soit, elle ne semblait pas s'en soucier le moins du monde. À la limite, elle y trouvait peut-être même du plaisir. Comment cela ? Je ne saurais le dire. Mais sans doute n'était-ce pas la tendresse qu'elle recherchait auprès de moi. Repenser à cela me procure maintenant encore une étrange impression. Cela me rend triste, comme si j'avais tout d'un coup heurté de la main un mur invisible suspendu dans les airs. Je garde toujours un souvenir très précis de ce drôle d'après-midi du 25 novembre 1970. Les feuilles de ginkgo arrachées par les fortes pluies donnaient aux sentiers qui traversaient le bois cette teinte jaunâtre des rivières asséchées. On tournait en rond en suivant ces sentiers, les mains fourrées dans les poches de nos manteaux. Il n'y avait rien, sinon le bruit des feuilles mortes écrasées sous nos chaussures et chant aigu d'un oiseau. » 

L'univers de Murakami est presque toujours sur la frontière de l'onirique et de la réalité et souvent cela est présenté avec le quotidien banal des personnages qui peuplent ses romans. En voici un extrait représentatif : « Après son départ, je bus une autre boîte de Coca, pris une douche bien chaude et me rasai. Savon, shampooing, mousse à raser : tout était sur le point de manquer. Sortant de la douche, je me peignai, me mis une lotion sur le cheveux et me curai les oreilles. Puis j'allais dans la cuisine me réchauffer un reste de café. Plus personne n'était assis de l'autre côté de la table. En regardant la chaise vide en face de moi, je me vis en petit enfant, laissé tout seul au milieu d'une de ces villes mystérieuses, inconnues, que l'on voit dans les toiles de Chirico. Mais je n'étais plus un enfant, bien sûr. Sans plus penser à rien, je sirotai mon café et, quand je l'eus terminé, au bout d'un long moment, je restai à rêvasser et allumai une cigarette. Je n'avais pas fermé l'oeil pendant plus de vingt-quatre heures mais, étrangement, je ne sentais aucune fatigue. Simon corps n'était qu'une masse molle, mon esprit, lui, tournait sans fin dans le dédale des canaux de ma conscience avec l'aisance d'un animal aquatique. À regarder distraitement cette chaise vide, le souvenir me revint d'un roman américain que j'avais lu autrefois. C'était l'histoire d'un mari abandonné par sa femme, qui durant plusieurs mois avait laissé, posée sur la chaise en face de la sienne dans la salle à manger, une combinaison. Après un temps de réflexion, je commençai à me dire que ce n'était pas là une mauvaise idée. Non pas que j'imaginais une quelconque utilité à la chose, mais j'aurais sans aucun doute fait preuve d'à-propos en laissant en place le pot de géranium complètement fané. D'ailleurs, le chat lui-même aurait sans doute été rassuré d'avoir à proximité une chose qui avait été à elle. » Dans ce roman, beaucoup d'emphase est placée dans des choses absurdes et puériles, et particulièrement lorsque Murakami (ou plutôt le narrateur jamais nommé) fait une obsession sur les oreilles de sa girl friend (elle porte ce nom dans le roman) et de plus, celle-ci est reconnue pour ses oreilles, ce qui en fait sa fierté. Dans ce passage, cette absurdité devient quelque chose de normale, de banale : « Elle avait vingt et un ans, un corps splendide, tout élancé, et deux oreilles d'une perfection ensorcelante. Elle avait un job de correctrice dans une modeste maison d'édition, posait comme mannequin spécialisé dans les oreilles pour la publicité, et faisait également partie d'un petit club de call-girls triées sur le volet. Je ne savais laquelle de ces trois activités était son véritable métier. Elle-même ne le savait pas non plus. À la considérer néanmoins du point de vue de sa nature première, c'était à l'évidence le mannequin spécialisé dans les oreilles qui s'imposait. Ce n'était pas seulement mon avis, elle le pensait aussi. Il reste que le champ d'Action d'un mannequin de publicité spécialisé dans les oreilles est extrêmement restreint, et que son rang parmi ses semblables était affreusement faible, au moins autant que ses cachets. Pour les publicistes, photographes, maquilleuses et autres journalistes de périodiques, elle n'était ni plus ni moins qu'une « propriétaire d'oreilles ». Le reste de son corps et son esprit étaient complètement négligés, passés à l'as. « Ce n'est pas comme ça que je suis en réalité, disait-elle. Mes oreilles c'est moi. Et moi je suis mes oreilles. » Sous aucun prétexte la correctrice et la call-girl qu'elle pouvait être n'aurait montré le moindre bout d'oreilles aux autres. « Parce que je ne suis pas vraiment moi-même comme ça », expliquait-elle. »

 Avec Murakami, on peut rarement dégager des sentences, des aphorismes, parce qu'il semble miser davantage sur un débit et une prose uniforme, fluide. Aussi, il est étrange de voir que les morceaux de prose poétique sont rares avec lui (étrange parce que selon la croyance populaire Murakami est un "poète romancier"). On est loin des Vagues de Virginia Woolf et du Pays de Neige de Kawabata. Cependant, il y a dans La course au mouton sauvage quelques exemples :

 « Dans un battement d'ailes deux oiseaux prirent leur envol et disparurent, happés par un ciel sans nuage. Nous restâmes un moment silencieux à regarder dans la direction où les oiseaux avaient disparu. Puis, avec une branche morte, elle dessina plusieurs figures incompréhensibles sur le sol. »
« Quand je rouvris subitement les yeux, elle pleurait en silence. Ses fines épaules tremblotaient sous la couverture. J'allumai le poêle et regardais ma montre. Il était deux heures du matin. Une lune toute blanche flottait au milieu du ciel. »
« Retenant mon souffle dans le repos des ténèbres, je vis se dissoudre le spectacle de la ville autour de moi. Les maisons tombaient en ruine, la voie ferrée rongée par la rouille n'était plus que l'ombre d'elle-même, les champs étaient envahis par une prolifération de mauvaises herbes. La ville refermait ainsi le siècle de sa brève histoire et sombrait dans les failles du continent. Le temps régressa comme un film défilant à toute vitesse en arrière. Des cerfs, des ours, des loups apparurent sur terre, des nuages géants de sauterelles noircirent le ciel, un océan de petits bambous ondula dans le vent d'automne, une épaisse forêt de conifères masqua le soleil. »
« La pluie semblait avoir cessé et j'entendais des cris d'oiseaux de nuit. La flamme du poêle projetait sur les murs de vagues ombres étrangement effilées. Je me levai, appuyai sur l'interrupteur du lampadaire, me dirigeai vers la cuisine où je bus deux verres d'eau fraîche. »

 Plusieurs styles se regroupent dans les oeuvres de Murakami et ainsi, pour cette raison et pour d'autres, nous pouvons donner à ses romans l'étiquette du genre et du style "Murakami" (ce qui, étrangement, est peu fréquent en littérature). Il avait même abordé ce sujet dans son roman Les amants du Spoutnik où il disait que l'on doit, pour écrire, trouver sa propre voix, son propre style, sans trop imiter ses modèles. Avec Murakami, nous pouvons retrouver de la science-fiction, du surréalisme (du réalisme aussi). La tragédie n'est jamais très loin (et parfois même totalement présente comme pour La balade de l'impossible) et le tout est embrumé dans un univers onirique. 

 La course au mouton sauvage a un rythme plus rapide que les autres romans de l'auteur, dès le début on plonge directement dans l'action. Ce roman est donc proche de Philip K. Dick, d'une certaine façon. Murakami est proche de cet auteur mais il a, en plus, des qualités de prosateur, il est plus subtil que le maître, son vocabulaire est plus riche. Il est différent pour sa lenteur à installer l'action aussi. Il est très près des autres écrivains japonais (pour le style), ce qui le démarque des écrivains de science-fiction américains et européens. Les défauts de La course au mouton sauvage peuvent peut-être s'expliquer par le fait banal qu'il est seulement le troisième roman de Murakami (publié en 1982) et comme nous le savons, un écrivain prend généralement de la puissance plus tard dans sa carrière (et cela est encore plus vrai pour Murakami). Pénétrer dans l'oeuvre de Murakami, c'est se diriger vers l'inconnu nommé "imagination" et l'on découvre petit à petit un monde de rêves où la littérature permet à l'homme de s'épanouir pleinement en tant qu'individu et non en tant que "suiveur" de troupeau (pour rester dans le thème du mouton). Bref, lire Murakami, c'est un formidable moment de rêve.

vendredi 1 avril 2016

Mes lectures des trois derniers mois


(Étant donné que je relis très souvent Virginia Woolf et Vladimir Nabokov, je n'ai pas placé leurs livres dans cette liste, cela serait beaucoup trop redondant. ;-) Bonne lecture !           

                                                Janvier

1- Les ailes de la colombe - Henry James 8,5/10

2- Le siècle des lumières - Alejo Carpentier 8,5/10

3- La fête au bouc - Mario Vargas Llosa 8,5/10

4- De si jolis chevaux - Cormac McCarthy 9/10

5- Du côté de chez Swann - Marcel Proust 10/10

6- Tous les noms - José Saramago 9/10

7- Le rideau - Milan Kundera 8,5/10

8- Hypérion - Hölderlin 10/10 (Un des meilleurs livres que j'aie lus dans ma vie !) (À lire dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre)

9- Les Démons - Dostoïevski 10/10

10- Le cœur des enseignements du Bouddha - Thich Nhât Hanh 10/10 (la meilleure introduction (sur le bouddhisme) que l'on puisse trouver)

11- Biographie Victor Hugo - Sandrine Fillipetti 7/10

12- Portrait de femme - Henry James 9/10

13- Bouvard et Pécuchet - Flaubert 7/10

14- À l'ombre des jeunes filles en fleurs - Marcel Proust 10/10




                                                    Février

1- Le grand passage - Cormac McCarthy 8/10

2- Des villes dans la plaine - Cormac McCarthy 6/10

3- L'orange mécanique - Anthony Burgess 6/10

4- Le côté de Guermantes - Marcel Proust 10/10

5- Sodome et Gomorrhe - Marcel Proust 10/10

6- Le mauvais Démiurge - Cioran 7/10

7- Narcisse et Goldmund - Hermann Hesse 7/10

8- Richard II - Shakespeare 8/10

9- Mystère - Knut Hamsun 8/10

10- Robinson Crusoé - Defoe 9/10

11- Les Buddenbrook - Thomas Mann 7/10

12- Odyssée - Homère 8/10 (Je n'ai pas aimé la traduction de Victor Bérard)

13- Iliade - Homère 10/10 (J'ai adoré la traduction de Mario Meunier)

14- La trilogie new-yorkaise - Paul Auster 9/10



                                                      
                                                    Mars

1- Les somnambules - Hermann Broch 8,5/10

2- Le faiseur de pluie - Saul Bellow 7,5/10

3- La pensée chatoyante - Pietro Citati 10/10

4- Nord - Céline 6/10

5- Bouddha - Sophie Royer 9/10

6- Maîtres et disciples - George Steiner 8,5/10

7- La musique - Mishima 6/10

8- Emil Cioran -> Collectif les cahiers de l'herne  - 6/10

9- Les fleurs du mal - Baudelaire 9/10

10- Boule de suif - Maupassant 9/10

11- La tentation de Saint-Antoine - Flaubert 9/10

12- Mimésis - Erich Auerbach 9/10