mardi 22 décembre 2015

L'âge de fer, J.M. Coetzee


Ma note : 8,5/10 

Voici la quatrième de couverture : 1986, Afrique du Sud. Elizabeth Curren, blanche, libérale, solitaire, est brutalement confrontée à une explosion de rage contre l'Apartheid. Atteinte d’un cancer, ses derniers jours sont ponctués par la sanglante répression d’une émeute. Elle découvre le corps criblé de balles du fils de sa domestique noire, et assiste à l’exécution par la police d’un autre adolescent…Né au Cap en 1940, J.M. Coetzee enseigne la littérature. Son œuvre, empreinte des années d’apartheid, est saluée dans le monde entier et traduite dans plus de vingt-cinq langues. Le prix Nobel de littérature lui a été attribué en 2003. Ses romans sont disponibles en Points.

 Coetzee n'est pas celui qui écrira de longs romans. Même lorsque son idée de départ le demandait comme pour En attendant les barbares, il se limite toujours à de courts romans de deux cents ou trois cents pages. Ses histoires abordent souvent l'apartheid mais avec une intrigue parfois sans lien direct, ou à tout le moins sans lien apparent avec ce sujet. Cette idée première de Disgrâce était celle d'un professeur accusé de harcèlement sexuel, possiblement à tort. Mais sans qu'il le sache, lui et des membres de sa famille avaient à payer pour les crimes des blancs (notamment avec une autre histoire de viol). Coetzee, contrairement à son très bon ami Paul Auster (d'ailleurs ils ont publié une correspondance ensemble), n'écrit pas toujours le même roman, ce qui lui a valu le Prix Nobel de littérature. Aussi, il a une connaissance intime de la littérature, il est un grand spécialiste et professeur d'université dans ce domaine. Lorsqu'on lit ses romans, ce fait nous saute aux yeux, parce qu'ils sont sans défauts apparents, ce qui est souvent le cas avec les grands lecteurs. Par contre, certains de ses livres manquent de puissances, ils sont ennuyeux, et ils manquent du feu sacré que l'on retrouve avec les génies. Néanmoins, cet écrivain est l'un des meilleurs de notre époque, même si je continue à lui préférer Philip Roth, José Saramago et Elfriede Jelinek.

 Voyons L'âge de fer en tant que tel maintenant. La narratrice emploie le "tu" en commençant (ce qui fait un peu l'originalité de ce roman), elle s'adresse à une personne en particulier, et nous découvrirons que c'est à sa fille qu'elle s'adresse. De l'aveu de l'épistolière, (ce roman), « cette lettre n'est pas une mise à nu de mon cœur. C'est une mise à nu, mais pas de mon cœur. » Elle a raison, elle décrit dans ce texte sa personne et ce qu'elle voit d'une façon froide (ce qui n'est pas sans rappeler le reste de l'oeuvre de Coetzee), d'une façon un peu disparate aussi, mais jamais en lançant un cri du cœur, jamais en creusant le plus profondément au fond de son cœur. Dans une certaine mesure elle est cartésienne, réfléchie, rationnelle. Donc, la narration est à la première personne et une autre particularité de ce roman est que la narratrice est condamnée par le cancer et en plus, elle regarde une société condamnée elle aussi, par l'apartheid, avec les yeux de quelqu'un qui n'a rien à perdre.

 Nous pouvons voir que L'âge de fer, contrairement à Disgrâce et à Une enfance de Jésus, et ce, dès le début, a un certain lyrisme et une prose un peu plus riche : « Hier, au bout de ce passage, j'ai trouvé une maison faite de cartons et de morceaux de plastique, et un homme blotti à l'intérieur, un homme en qui j'ai reconnu un habitant de la rue : grand, maigre, la peau burinée, de longs crocs rongés par les caries, portant un complet gris avachi et un chapeau au bord affaissé. Il avait le chapeau sur sa tête et dormait avec le bord replié sous l'oreille. Un vagabond, un de ces vagabonds qui traînent autour des parkings de Mill Street, mendiant de l'argent auprès des clients des magasins, buvant sous le pont routier, mangeant à même les poubelles. Un de ces sans-logis pour qui août, mois des pluies, est le pire des mois. Endormi dans son carton, les jambes étendues comme celles d'un pantin, les mâchoires béantes. Une odeur déplaisante l'entoure : urine, vin sucré, vêtements mal aérés, et autre chose encore. Malpropre. » Dans ce texte, la narratrice s'exprime librement : « Déjà six pages, entièrement consacrées à un homme que tu n'as jamais rencontré et ne rencontreras jamais. Pourquoi parler ainsi de lui ? Parce qu'il est moi, et l'est pas. Parce que dans le regard qu'il m'adresse je me vois d'une façon qui peut être mise par écrit. Que serait autrement cet écrit sinon une sorte de plainte, tantôt haute, tantôt basse ? Quand je parle de lui, je parle de moi. Quand je parle de la maison, je parle de moi. Homme, maison, chien : quel que soit le mot, il me sert à tendre la mains vers toi. Dans un autre monde, je n'aurais pas besoin de mots. J'apparaîtrais au seuil de ta porte. « Je suis venue te voir », dirais-je, et ce serait la fin des mots : je t'éteindrais et je serais étreinte. Mais en ce monde, en ce temps, je dois tendre vers toi des mots. C'est pour cela que jour après jour je me convertis en mots et emballe les mots dans la page comme des douceurs : des douceurs pour ma fille, pour son anniversaire, pour le jour de sa naissance. »

 Encore une fois, dans ce roman, il est manifeste que cet écrivain a le souci de n'être pas totalement fataliste, même si L'âge de fer est dans la même veine pessimiste que En attendant les barbares. On a ici un bel exemple de l'auteur Coetzee : il ne laisse jamais ses personnages principaux être radicaux, et cela, ni dans le pessimisme, ni dans l'optimisme : « Qui s'en soucie ? Quand je suis de cette humeur, je suis capable de poser une main sur la planche à pain et de la trancher sans y réfléchir à deux fois. Pourquoi me soucierais-je de ce corps qui m'a trahie ? Je regarde ma main et je ne vois qu'un outil, un crochet, un objet destiné à attraper d'autres objets. Et ces jambes, ces cannes laides et encombrantes : pourquoi faut-il que je les traîne partout avec moi ? Pourquoi faut-il que je les couche en même temps que moi tous les soirs, que je les fourre sous les draps, et que j'y fourre aussi les bras, plus haut, près de la figure, et que je reste étendue là sans dormir au milieu de ce bric-à-brac ? L'abdomen aussi, avec ses gargouillis inertes, et le coeur qui bat : pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils ont à faire avec moi ? Nous tombons malades avant de mourir afin d'être sevrés de nos corps. Le lait qui nous nourrissait devient pauvre et aigre ; nous détournant du sein, nous commençons à aspirer à une vie distincte. Pourtant cette première vie, cette vie sur terre, sur le corps de la terre - est-il vraisemblable, est-il possible qu'il en existe une meilleure ? Malgré les tristesses, les désespoirs, les rages, je n'ai pas perdu mon amour pour elle. » Comme je le disais, Coetzee est professeur d'université et il y a toujours des liens entre la littérature et ses écrits. Comme ici, où la narratrice (victime d'un cancer) évoque la célèbre nouvelle La mort d'Ivan Ilitch : « Passé la journée au lit. Pas d'énergie, pas d'appétit. Lu Tolstoï - pas la célèbre histoire de cancer, que je ne connais que trop bien, mais le conte de l'ange qui s'installe chez le cordonnier. Quelle chance est-ce que j'ai, si je vais jusqu'à Mill Street, de trouver mon ange personnel à ramener à la maison et à secourir ? Aucune, je pense. A la campagne, peut-être, il y en a encore un ou deux assis contre une borne dans la chaleur du soleil, assoupis, attendant ce que la chance leur apportera. Dans les camps de squatters, peut-être. Mais pas à Mill Street, pas dans les faubourgs résidentiels. Les faubourgs, désertés par les anges. Quand un inconnu en haillons vient frapper à la porte, ce n'est jamais qu'un clochard, un alcoolique, une âme perdue. Et pourtant, au fond de nos cœurs, comme nous voudrions voir nos paisibles demeures trembler, comme dans le conte, sous l'effet d'un chant angélique ! » 

 Ce que je retiens de Coetzee ? L'humanisme de ses œuvres. Il semble prendre position en faveur de l'humain avant tout (surtout avant l'économie, mais aussi avant la science, le système politique, etc.). De plus, je retiens que la subtilité de ses romans l'amène à ne pas juger les personnages qui, a priori, ne pensent pas comme lui. Il est pour moi l'exemple parfait, en littérature, de l'humanisme. Et comme je l'abordais plus haut, ce roman, contrairement à Disgrâce et à Une enfance de Jésus, possède un style, et il est presque envoûtant et certainement captivant et fascinant. Aussi, on peut faire des liens entre ce roman et les autres abordés plus haut, parce qu'il est en quelque sorte un bon croisement entre toutes ses oeuvres, le point de jonction entre tous les thèmes de J.M. Coetzee. Il aborde l'intime avec l'épistolière et le général avec un sujet comme l'apartheid. Et le plus remarquable est son style.

samedi 12 décembre 2015

Une enfance de Jésus, J. M. Coetzee


Ma note : 6/10

 Voici la quatrième de couverture : La traversée en bateau les a lavés du passé. Ils ont dû oublier d’où ils venaient. Nouveaux noms, nouvelle langue, nouvelle vie. David a perdu sa mère, Simón s’est fait le serment de la retrouver. Il n’y a pas de mot juste pour désigner ce que l’homme et l’enfant sont l’un pour l’autre. Débarqués à Novilla, ils doivent trouver un logement, parler espagnol. Reconstruire. Sans regarder en arrière…Né en 1940 au Cap, en Afrique du Sud, l’écrivain J. M. Coetzee a reçu le prix Nobel de littérature en 2003. La plupart de ses romans sont disponibles en Points.« Un chef-d’œuvre d’imagination, d’une incroyable densité de pensée. On retrouve l’incandescence des thèmes habituels de ses grands romans : malentendu, langage, filiation, détresse, marginalité. »Le Point Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis

 Dernier roman publié en français de Coetzee, Une enfance de Jésus se situe donc dans le crépuscule de cet auteur, ce qui est généralement un mauvais signe. Ces grands écrivains atteignent habituellement leur plein potentiel dans le milieu de leur carrière (à l'exception de Dostoïevski, Saramago et quelques autres pour qui le génie est arrivé assez tard dans leur vie). Je classerais les romans de Coetzee en deux catégories. Il y a d'un côté ses romans à plus grand déploiement, où la situation extérieure des personnages dépasse leur intimité. Parmi ce groupe il y a L'âge de fer et En attendant les barbares. L'autre catégorie, plus nombreuse, est davantage intimiste, où des personnages se dévoilent au fil des pages sans que l'extérieur devienne plus important que leur intérieur. Bref, ces romans sont plus "intimistes". Il y a Disgrâce, L'homme ralenti et Michael K, sa vie, son temps (entre autres). Même si, eux aussi, ont souvent l'apartheid et la société africaine en toile de fond, ils font le portrait d'un personnage assez commun et ce héros sera décrit assez en profondeur. Aussi, nous découvrons, sous couvert d'une certaine banalité, des destins fabuleux (ou l'inverse) et des êtres d'exception.

 De plus, nous pouvons trouver deux autres catégories pour les romans de Coetzee, si nous nous concentrons seulement sur le style d'écriture. Ainsi, plusieurs romans, généralement publiés avant l'année 2000, sont d'un plus grand lyrisme et d'un style plus développé. De l'autre côté, quelques-uns ont un style dépouillé à l'extrême, froid. Parmi ces derniers, nous pouvons retrouver un de ses meilleurs (même si mes préférés appartiennent à l'autre catégorie) et j'ai nommé Disgrâce. Un roman qui fait l'unanimité et qui semble écrit d'une façon mécanique et simple. Mais comme nous le savons, la simplicité en littérature est souvent synonyme de maturité et de beauté.

 Ici, nous avons un roman (un peu) initiatique, écrit à la troisième personne, mais nous entrons quelques fois dans la tête de Simon. Le point de vue est souvent celui de l'adulte, même si c'est l'enfant le héros. C'est David, l'enfant, qui se développe sous nos yeux (c'est Simon qui parle) : « tu es bien bon de me dire ça, Alvaro, mais a-t-il vraiment besoin de moi ? La vérité, c'est peut-être que c'est moi qui ai besoin de lui. Il se peut que je m'appuie sur lui plus qu'il ne s'appuie sur moi. Qui sait comment nous choisissons ceux que nous aimons, de toute façon ? Tout ça est un grand mystère. » Une enfance de Jésus appartient aux catégories du dépouillement du style et à celle de "l'intimiste". Voici un passage du roman qui montre bien cette simplicité : « Aux derniers rayons du jour, ils s'installent dans leur abri, lui sur une couche d'herbes, le petit au creux de son bras. Bientôt l'enfant s'endort, en suçant son pouce. Pour ce qui est de lui, le sommeil est long à venir. Il n'a pas de manteau ; au bout d'un moment, le froid le pénètre : il se met à grelotter. Ce n'est pas grave, rien que du froid, tu n'en mourras pas, se dit-il. La nuit va passer, le soleil va se lever, le jour viendra. Au moins, pas d'insectes qui lui courent dessus. Des insectes, ça serait le comble. Le voilà qui dort. Dès la première heure, il se réveille, transi. La colère monte en lui. »

L'enfant est à la recherche de sa mère et Simon, un adulte, l'aide dans sa quête. Dès le départ, la scène où il arrive à Novilla nous frappe. Selon Simon, l'enfant « est désemparé, désorienté et désemparé, et aussi parce qu'il n'a pas mangé comme il faut » à son arrivée. Ils semblent subir de mauvais traitements : « Quelque chose tombe à ses pieds : une couverture, pas bien grande, pliée en quatre, d'une étoffe rêche et qui sent le camphre. " Pourquoi nous traiter comme ça ? lance-t-il. Plus bas que terre ? " La fenêtre se referme avec un bruit sec. Il retourne dans l'abri à quatre pattes, s'enveloppe avec l'enfant qui dort dans la couverture. Le vacarme des chants d'oiseaux le réveille. Le garçon, qui dort toujours à poings fermés, lui tourne le dos, une joue posée sur sa casquette. Ses vêtements à lui sont humides de rosée. Il se rendort. Quand il rouvre les yeux, la fille le regarde de tout son haut. »

 Le point de départ de l'action, son résumé, pourrait être évoqué avec ce dialogue : 
 « Tu es ici pour trouver ta mère. Je suis là pour t'aider. 
-Mais quand on l'aura trouvée, pourquoi est-ce qu'on sera là ? 
-Je ne sais pas quoi te dire. Nous sommes ici pour la même raison que tous les autres. On nous a donné une chance de vivre, et nous avons accepté cette chance. C'est formidable, de vivre. C'est ce qu'il y a de mieux au monde. 
-Mais est-ce qu'on est obligés de vivre ici ? 
-Ici plutôt que où ? Il n'y a nulle part d'autre. Maintenant ferme les yeux. C'est l'heure de dormir. »

 L'homme et l'enfant n'ont pas de lien de parenté. La relation entre les deux est celle du maître et du disciple : 
 « -C'est quoi la nature humaine ? 
-C'est comment nous, les êtres humains, nous sommes faits, toi et moi, et Alvaro et le señor Daga et tous les autres. C'est comment nous sommes quand nous venons au monde. C'est ce que nous avons tous en commun. On aime croire qu'on est spécial, mon garçon, tout autant que nous sommes. Mais, à strictement parler, il ne peut en être ainsi. Si chacun était spécial, il n'y aurait plus personne de spécial. Et pourtant nous continuons à croire en nous-même. On descend dans la cale du bateau, dans la chaleur et la poussière, on charge des sacs sur notre dos et on les trimbale vers la lumière, on voit nos amis qui peinent à faire le même travail, qui font exactement le même boulot, rien de spécial dans tout ça, et on est fier d'eux et de nous-même, tous camarades qui travaillons dans le même but ; et pourtant, dans un coin de notre coeur, qu'on garde bien caché, on se dit tout bas : Malgré tout, malgré tout, tu es spécial, tu verras ! un jour où tu t'y attendras moins que jamais, le sifflet d'Alvaro résonnera, et on nous convoquera tous au bord du quai, où patientera une grande foule, et un homme dans un costume noir et une chapeau haut de forme. Et l'homme en costume noir te demandera de t'avancer en disant : "Voyez cet étonnant travailleur dont nous sommes bien contents" ; et il te serrera la main et il épinglera une médaille sur ta poitrine. "Pour bons et loyaux services", dira la médaille - et tout le monde applaudira avec enthousiasme. C'est dans la nature humaine d'avoir des rêves comme ça, même s'il serait sage de les garder pour soi. Comme chacun d'entre nous, le señor Daga pensait qu'il était spécial ; mais il n'a pas gardé cette idée pour lui. Il voulait se faire remarquer. Il voulait qu'on le reconnaisse comme tel. » 

Simon devient docker pour échapper, lui et David, à la misère noire. Et pour la mère, Simon ne la connaît pas, mais il est certain que David la reconnaîtra. L'homme commence à se fatiguer et à avoir des vertiges. Lui et l'enfant se lient d'amitié avec Alvaro un homme du bateau où il travaille. Alvaro montre à l'enfant à jouer aux échecs. Simon et David se trouvent un endroit où habiter, commence à sortir un peu de la misère, s'installent dans cette ville et deviennent amis avec une mère et son fils. Ensuite, Simon rencontre une autre femme et lui demande de devenir la mère de David. Il ne la choisit pas au hasard...mais presque ! Cette femme, Inès, devient sa mère parce que Simon avait l'intime conviction qu'elle devait être sa mère. Et la suite du roman tournera autour de cette étrange situation...  

Alors que, comme je le disais, Disgrâce avait lui aussi ce style simple et dépouillé de tout lyrisme (contrairement à En attendant les barbares), ce Disgrâce avait une histoire intéressante et originale (en plus de permettre une comparaison avec le majestueux roman de Philip Roth, La tache). Les clichés étaient évacués au profit d'un récit simple et complexe en même temps (ce qui n'est pas le cas du présent roman). Le personnage principal de Disgrâce, malgré la simplicité du récit (et surtout la simplicité de sa construction), avait une réelle profondeur romanesque contrairement à Simon et David d'Une enfance de Jésus. Tout est mince ici : l'intrigue, les personnages, la psychologie, etc. La relation entre l'adulte et l'enfant pourrait se comparer à celle que l'on retrouve dans La route de Cormac McCarthy mais ce dernier est de loin supérieur à Une enfance de Jésus. Aussi, on retrouve des relents de cela dans quelques romans de J.M.G. Le Clézio.

 La traduction est très bonne. Mais comme je le disais il n'y a pas vraiment de poésie dans ce roman (de prose poétique) et un des seuls passages où l'on en retrouve, c'est celui-là : « Lorsqu'il y repense, ce jour-là, le jour où Elena a envoyé son fils le chercher sur les quais, marque le moment où elle et lui, qu'il voyait comme deux navires sur un océan presque sans vent, dérivant peut-être mais en gros dérivant l'un vers l'autre, ont commencé à dériver en s'écartant l'un de l'autre. Il aime encore beaucoup de choses chez Elena - la moindre n'est pas qu'elle soit disposée à écouter ses plaintes. Mais s'impose de plus en plus en lui le sentiment que quelque chose qui devrait exister entre eux manque ; et si Elena ne partage pas ce sentiment, si elle croit que rien ne manque, alors elle ne saurait être ce qui manque dans sa vie. » 

mercredi 2 décembre 2015

Goethe se mheurt, Thomas Bernhard


Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture : «J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c’est aussi de cette façon que j’ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J’aurai été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust.» La férocité de Thomas Bernhard fait rage dans les quatre récits rassemblés ici en un volume, selon le souhait de l’auteur. Qu’il s’agisse de Goethe mourant, de la haine de l’Autriche ou la détestation de la famille, l’humour et l’ironie du grand prosateur se révèlent toujours aussi percutants. Mais surtout, ces quatre miniatures contiennent tout l’univers de Bernhard et forment un condensé très maîtrisé des motifs qui traversent toute son œuvre.

 Les spécialistes vous diront que Thomas Bernhard est éloigné du courant réaliste en littérature, mais personnellement, je crois qu'il est l'écrivain justement le plus réaliste. Avec Bernhard, il n'y a pas de "faux" sentiments, il ne se complaît pas dans une poétique imaginaire loin de l'humain. C'est cela sa beauté, et rien d'autre. Il est cru, inconvenant, libre. Aussi, son parcours (comme la plupart des écrivains) est une bonne introduction étant donné le fort lien entre les deux, même si, dans Goethe se mheurt, il prend de grands personnages des lettres comme façade. Voici sa biographie que l'éditeur nous présente en début de volume pour mieux connaître ce parcours : 

 « Né le 9 février 1931 à Heerlen aux Pays-Bas, Thomas Bernhard est fils d'un cultivateur autrichien et de la fille d'un écrivain allemand. Il fait ses études secondaires à Salzbourg et suit des cours de violon et de chant. À la fin de la guerre, il étudie la musicologie. Après la mort de son père, il fait des études commerciales tout en publiant ses premiers textes en 1950 dans un journal de Salzbourg. Après un séjour au sanatorium, il reprend ses études de musique et voyage à travers l'Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie. Son premier recueil de poèmes paraît en 1957, suivi deux ans plus tard par un livre de ballet. Il écrit des pièces dont plusieurs sont jouées en France à partir de 1960. Son premier roman, Gel, paraît en 1965. Il a été traduit par les Éditions Gallimard en 1967. Depuis, chacun de ses romans, des Mange-pas-cher au Naufragé, a augmenté son audience auprès du public français. Thomas Bernhard a obtenu en 1970 le prix Georg Büchner, la plus importante récompense littéraire d'Allemagne fédérale. Il avait auparavant obtenu en 1968 et 1969 les deux principaux prix littéraire décernés en Autriche. Il est mort le 12 février 1989 à Gmunden en Haute-Autriche. » 

Voyons maintenant les quatre nouvelles de ce recueil. 

  Goethe se mheurt 30 pages. Une fiction anachronique sur les derniers jours de Goethe. Le narrateur a rendez-vous avec celui qui est le plus grand génie des lettres allemandes et possiblement le plus grand esprit européen de l'histoire. Dès la deuxième page un problème se pose au lecteur : on est au 20e siècle et Goethe est encore vivant. Forcément, il y a quelque chose qui ne va pas dans ce récit. Le narrateur nous dit que Goethe a parlé de Wittgenstein. Le narrateur décrit celui-ci comme le successeur de Goethe. Selon Kräuter (autre personnage de la nouvelle), Goethe le décrit comme son « fils spirituel ». Il attend impatiemment la venue de Wittgenstein. Seul problème : ce dernier est mort. Sur le lien entre Goethe et Wittgenstein : « Lui-même, me dit Reimer, avait parlé plusieurs fois avec Goethe au cours des trois derniers jours, deux fois en présence de Kräuter, que Goethe avait supplié de rester constamment à ses côtés, jusqu'au moment ultime, mais aussi une fois tout seul, étant donné que Kräuter, apparemment indisposé par l'irruption de Riemer dans la chambre de Goethe, avait subitement quitté celle-ci, sur quoi Goethe, me dit Riemer, avait tout de suite commencé à lui parler, comme au bon vieux temps, du doutant et du non-doutant, exactement comme aux premiers jours du mois de mars, lorsque, toujours selon Riemer, Goethe était en permanence revenu sur le sujet, sans relâche et avec la plus grande concentration, après s'être presque exclusivement consacré, fin février - comme pour se livrer à un exercice matinal quotidien avec lui, Riemer, c'est-à-dire sans Kräuter, en l'absence donc de celui que Riemer qualifiait régulièrement d'esprit inane et de guetteur du trépas goethéen -, au Tractatus logico-philosophicus et avoir, de façon plus générale, qualifié la pensée tout entière de Wittgenstein de celle qui d'un coup se rapprochait le plus de la sienne, et même de celle qui venait prendre son relais, soulignant, toujours selon Riemer, que sa pensée propre avait inexorablement fini par être recouverte, si ce n'est complètement supplantée, par la pensée Wittgensteinienne, [...] ». Schopenhauer disait qu'à la fin de sa vie Goethe était retourné en enfance, ce qui est aujourd'hui reconnu comme un symptôme de l’Alzheimer (alors que Schopenhauer y voyait un signe du génie parce que selon lui, les enfants sont tous des génies étant donné qu'ils aiment apprendre et qu'ils apprennent rapidement). Donc, même sur ce point, Bernhard prend ses distances avec la vie de Goethe. 

  

  Montaigne. Un récit. 20 pages. Montaigne a composé ses essais au 16e siècle et il s'était retiré sur ses terres pour le faire, lui qui était proche du pouvoir de l'époque. Le présent récit commence de cette façon : « Fuyant ma famille, c'est-à-dire mes persécuteurs, je me réfugiai dans un coin de la tour, emportant avec moi, sans avoir allumé la lumière et donc sans avoir déchaîné contre moi la fureur des moustiques, un livre de la bibliothèque, qui, lorsque j'en eus lu quelques phrases, s'avéra être de Montaigne, avec qui j'entretiens des affinités plus profondes et véritablement éclairantes qu'avec nul autre. Sur le chemin de la tour, j'avais, comme si ce geste était le seul et l'unique qui pouvait me sauver, tiré un livre des rayons de la bibliothèque, plongée dans l'obscurité la plus totale, sans la moindre idée de quel livre il pouvait bien s'agir, sinon que je me disais qu'il s'agissait sans doute d'un livre philosophique, dans la mesure où les miens, depuis des siècles, avaient pour coutume d'entasser du côté gauche de la bibliothèque les livres qu'on appelle philosophiques, et c'est donc en parfaite connaissance de cause que je ne m'étais pas servi à droite de la bibliothèque du côté des belles-lettres, comme on dit, mais du côté philosophique de la bibliothèque, même si, lorsque j'avais tiré l'ouvrage du côté gauche je n'avais pas pu deviner de quel livre philosophique au juste il s'agissait, car naturellement j'aurais tout aussi bien pu tomber sur un autre livre que celui de Montaigne, sur Descartes ou Novalis ou Schopenhauer. » Le narrateur semble être le même que dans la plupart des livres de Bernhard. Une sorte d'alter ego littéraire, de double comme le Nathan Zuckerman de Philip Roth, et le double de Bernhard souffre lui aussi d'une maladie incurable des poumons. Et ici aussi il s'en prend à son entourage, les combattants par le truchement de la littérature, de la pensée, des idées. Il veut leur échapper. Le chemin vers la bibliothèque et ensuite celui vers la tour sera-t-il salvateur ? C'est une nouvelle sur le pouvoir (peut-être inutile) des livres dans un monde anti-littéraire. 

  

  Retrouvailles 40 pages. Dans cette nouvelle le narrateur monologue un cri du coeur déchirant. Ce sera l'occasion pour lui de parler de son enfance, de ses mauvais souvenirs et sur tout ce qui lui passe par la tête. La mère de Bernhard était dure avec lui et son oeuvre en général (et cette nouvelle en particulier) en est un bon défouloir. Bref, c'est un texte typique de Thomas Bernhard : « Mes parents m'ont toujours reproché le simple fait d'exister, tout comme les tiens, lui dis-je, t'ont toujours fait le même reproche, sans cesse ils m'ont accusé d'être l'intrus qui avait inhibé et au bout du compte détruit leur vie de couple et, partant, leur épanouissement humain tout entier, tout comme les tiens t'ont toujours reproché de les avoir détruits. Quand tu rentrais à la maison, tes parents ne te réservaient rien d'autres que des menaces, tout comme les miens ne m'accueillaient toujours que par des menaces, le plus souvent celle, fatale, selon laquelle j'allais finir par les tuer. Nous ne pouvions pas savoir qu'ils nous avaient conçus de leur plein gré, dis-je quand je l'ai su, il était déjà trop tard pour m'en faire un rempart. Mes parents ont essayé de me confiner peu à peu à l'isolement, tout comme ils t'ont aussi, peu à peu, confiné à l'isolement. Et les petites aérations dont nous disposions encore au début, ils nous les ont peu à peu murée. À la fin, nous n'avions plus d'air, dis-je. Les murs qu'ils ont érigés tout autour de nous étaient devenus de plus en plus épais, bientôt nous n'entendions plus rien à travers ces épais murs, qui empêchaient tout signe du monde extérieur de venir jusqu'à nous. » On sent Bernhard plus à l'aise dans ce texte parce qu'il se rapproche de son oeuvre romanesque et qu'il ne s'embête pas de personnages historiques. Aussi, il est plus long. 



  Parti en fumée. Carnet de voyage pour un ami d'autrefois. 15 pages. Cette nouvelle prend la forme d'une lettre à un ancien camarade qui lui aussi, comme plusieurs personnages précédents de Bernhard, l'a déçu et est devenu son ennemi. L'épistolier a décidé de tout fuir, de partir en fumée... Après avoir critiqué durement la Norvège, il critiquera l'Autriche, une des obsessions de Bernhard. Donc, encore une fois, le narrateur (ou plutôt Bernhard lui-même), en profite pour régler ses comptes : « D'abord j'avais pensé que je ne vous écrirais plus jamais, en aucune circonstance, dans la mesure où notre relation me paraît, depuis tant d'années déjà, complètement et irrémédiablement épuisée, surtout sur un plan intellectuel, j'avais prévu de ne plus jamais vous envoyer la moindre ligne, chaque ligne supplémentaire à votre intention m'apparaît depuis si longtemps déjà comme une ineptie totale, adressée à un homme qui, jadis, a été, pendant des dizaines d'années, un ami, un compagnon de route intellectuel, mais qui s'est finalement mué, au cours des décennies suivantes, en ennemi, de mes pensées et de mon mode de pensée tout entier, en ennemi de mon existence même, qui n'est au bout du compte qu'une existence tout intellectuelle. » 



 Conclusion 

 La prose de Bernhard se prête moins bien à la forme brève parce qu'elle est écrite d'un seul souffle et ainsi, on sent qu'il a besoin d'espace pour respirer et de temps pour bien mettre en place son histoire et ses idées. Ses répétitions sont ainsi moins saisissantes et l'effroi s'estompe avec ses courts textes. L'ironie de Bernhard est dans ce recueil pleinement réalisée, entre autres parce qu'il se sert de l'anachronisme, du loufoque, sans pour autant supprimer la souffrance physique et plus généralement son pessimisme de ses textes. Bernhard disait que les gens veulent avoir des enfants parce qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils mettent au monde, en réalité, des vieillards qui souffrent. Nous deviendrons tous des vieillards qui sont malades. Tel est le message de cet écrivain. Finalement, pour s'initier à Bernhard, je recommanderais Le Naufragé parce que le reste de son oeuvre (que j'ai lu dernièrement) est davantage intime dans le pessimisme. Dans Le Naufragé, Bernhard sort un peu de son moi et il n'y a pas de subterfuge, comme ici, pour s'y enfoncer davantage. Goethe, Montaigne, Wittgenstein, ne sont que prétexte pour fouiller encore plus en lui...