samedi 21 novembre 2015

Absalon, Absalon !, William Faulkner


Ma note : 8,5/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Absalon, Absalon ! est tout d'abord l'histoire de Thomas Sutpen et de sa descendance - l'histoire de son dessein : créer une plantation et y établir une dynastie pérenne, en sorte que ne puisse se reproduire la scène où s'origine ce dessein, lorsque le petit garçon qu'il était fut empêché par un esclave noir de franchir la porte d'entrée de la maison du planteur où son père l'avait envoyé porter un message. Cette porte-miroir lui renvoie, précisément parce qu'elle est barrée, l'image de son impuissance et de sa précarité de pauvre Blanc dans une société où pouvoir, prestige et loisir appartiennent à la classe des planteurs.

 Il est généralement reconnu par la critique littéraire que les romans du début du 20e siècle (ce que l'on peut appeler le modernisme) sont de plus grande qualité que ceux de la deuxième moitié de ce siècle (postmodernisme). Cela vaut pour les écrivains américains et les écrivains européens. Pour l'Europe, je suis assez d'accord. Woolf, Proust, Céline, etc., sont effectivement de grands écrivains, à peu près insurpassables. Par contre, aux États-Unis, la situation se complique parce qu'ils n'ont pas d'aussi bons auteurs (début 20e siècle). Je lis et relis Faulkner assez souvent, mais je continue de lui préférer Philip Roth. Saul Bellow est lui aussi excellent, c'est lui qui fait le relais entre ces deux périodes. J'admire Paul Auster, Cormac McCarthy et Don DeLillo alors que j'ai un peu de difficulté avec Hemingway (et son minimalisme) de même qu'avec Steinbeck. La société américaine est jeune si l'on compare à l'Europe et cela constitue peut-être un début d'explication (et bien sûr, je n'ai pas tout lu).

Roman publié en 1936, Absalon, Absalon ! a comme pivot la guerre de Sécession, son action tournant autour de cette période de l'histoire américaine. Comme pour Le bruit et la fureur, un personnage important ne sera pas le narrateur du roman. Ici c'est Thomas Sutpen qu'on ne lira pas. En fait, il y a quatre narrateurs. Et l'histoire sera celle de ce Thomas Sutpen qui arrive au Missisipi dans les années 1830 dans le but d'y faire fortune. Le 20e siècle sera son "waterloo". "L'origine" du roman sera donc Thomas Sutpen et voici comment il est décrit dans la généalogie en fin de volume : « Né dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, 1807. L'un des nombreux enfants de pauvres Blancs de souche anglo-écossais. Fonde la plantation de Sutpen's Hundred, dans le comté de Yorknapatawpha, Mississippi, 1838. Commandant, plus tard colonel, Ne régiment d'infanterie du Mississippi , armée de la Confédération. Mort à Sutpen's Hundred, 1869. » Dans le roman en tant que tel, Faulkner (ou l'éditeur) utilise l'italique pour ancrer son histoire, qui sera celle de Sutpen et de ses descendants : « Il paraît que ce démon - il s'appelait Sutpen - (le colonel Sutpen) - le colonel Sutpen. Qui arriva on ne savait d'où et sans crier gare avec une bande de nègres inconnus pour établir une plantation - (Pour l'arracher du sol avec violence, selon Miss Coldfield ) - avec violence. Et qui épousa sa soeur Ellen et lui donna un fils et une fille qui - (Lui donna sans tendresse, selon Miss Goldfield) - sans tendresse. Qui auraient dû être les joyaux de sa fierté et la protection et le réconfort de sa vieillesse, mais - (Mais ils furent sa perte d'une manière ou d'une autre ou ce fut lui qui fut leur perte d'une manière ou d'une autre. Et il mourrut.) - et il mourrut. Sans regret, selon Miss Coldfield - (Sauf de sa part à elle) Oui, sauf de sa part à elle. (Et de celle de Quentin Compson) Oui. et de celle de Quentin Compson. »

Dès l'incipit, nous pouvons voir la grandeur et la puissance du style de Faulkner, parfaitement traduit en français par René-Noël Raimbault et révisé par François Pitavy. : « Depuis un peu après 2 heures jusqu'au déclin du long et torride après-midi de septembre, immobile torpide et mort, ils restèrent assis dans ce que Miss Coldfield continuait d'appeler le bureau parce qu'autrefois son père l'appelait ainsi - pièce obscure torride et sans air dont les persiennes demeuraient toutes fermées et verrouillées depuis quarante-trois étés parce que du temps où elle était petite fille quelqu'un avait cru que la lumière et le déplacement de l'air véhiculaient la chaleur et que l'obscurité était toujours plus fraîche, et que traversaient (à mesure que le soleil frappait de plus en plus directement ce côté de la maison) des rais jaunes chargés de grains de poussière que Quentin prenait pour des particules de la vieille peinture morte et desséchée, détachées des persiennes écaillées comme si le vent les eût projetées à l'intérieur. Sur un treillage de bois devant l'une des fenêtres fleurissait pour la deuxième fois de l'été une glycine où de temps en temps s'abattaient fortuitement des volées de moineaux qui l'emplissaient de leur bruissement sec et poussiéreux avant de s'envoler [...] ».

 Absalon, Absalon ! est une sorte de variante du Bruit et de la fureur, mais je dirais que le roman critiqué ici est plus complet. Un personnage revient, Quentin Compson. Ces deux romans se classent dans la catégorie des romans familiaux, essayant de reproduire la réalité mais dans une forme originale, écrit selon la méthode du courant de conscience. Ces deux romans sont mystérieux, très profonds, qui ne se laissent pas comprendre d'un seul coup. Ils méritent donc des relectures, notamment pour bien saisir la psychologie derrière cette prose foisonnante. Faulkner revient souvent avec cette base : une famille riche est ruinée des suites de la guerre de Sécession. Cela s'explique par sa biographie qui nous montre que lui et sa famille l'ont vécu. Absalon, Absalon ! est un roman compliqué, ardu, parfois perdu dans les méandres de la narration du courant de conscience. Je ne crois pas que Faulkner soit le meilleur styliste, mais ce roman est un peu à part, il touche parfois au sublime. C'est le roman de Faulkner (en tout cas de ceux que j'ai lus) qui a le plus beau style d'écriture (nous y reviendrons).

Les romans familiaux du 19e siècle sont pris, à peu près tous, dans le même carcan, ils alternent la narration conventionnelle à la troisième personne du singulier et les dialogues (ceux-ci sont souvent très longs). Au début du 20e siècle, la forme des romans familiaux, pour plusieurs auteurs, prend un tournant, brisant ses chaînes, devenant plus éclatée. Faulkner est l'un de ceux-là qui alternent les chapitres avec des narrateurs (à la première personne) différents à l'intérieur d'un seul et même roman (comme ici). Tandis que j'agonise nous présentait 15 narrateurs qui "s'échangeaient" les chapitres et cela était fait autour du cadavre de la mère. Cette originalité dans la forme est ici un peu moins présente, l'histoire étant un peu plus convenue.

La pureté est rarement synonyme de beauté (dans la littérature). Faulker, de la même façon que Cormac McCarthy plus tard, a décrit la misère, la moisissure, la crasse, et le résultat qui parvient à notre conscience est, étrangement, frappant de cette sombre beauté. (Par contre, bien que Cormac McCarthy ait un meilleur vocabulaire que Faulkner, ce dernier n'écrit pas toujours le même roman, ce qui est moins certain avec McCarthy.) Alors, pour terminer, j'aimerais vous présenter l'incipit de Suttree de Cormac McCarthy et quelques passages d'Absalon, Absalon ! pour démontrer tout le talent de ces deux écrivains : 


« Cher ami, maintenant qu'aux heures poudreuses et sans horloge de la ville les rues s'étirent sombres et fumantes dans le sillage des arroseuses, et maintenant que les ivrognes et les sans-logis ont échoué à l'abri des murs dans des ruelles ou des terrains vagues, que les chats vont étiques et les épaules saillantes dans les sinistres environs, en ces couloirs de brique pavés ou laqués de suie où les ombres des fils électriques muent en harpe gothique les portes des caves, nul être ne marchera hormis toi. D'antiques murs de pierre, que les intempéries n'ont pas fouaillés, logeaient dans leurs strates des os fossiles, des scarabées de calcaire froissés au fond de cette mer intérieure disparue. Des arbres frêles et noirs de l'autre côté de ces grilles là-bas où les morts ont leur métropole en miniature. Étrange architecture de marbre, stèle et obélisque et croix et petites dalles usées par la pluie où les noms s'estompent avec le temps. Terre regorgeant des chefs-d'oeuvre du fabriquant de cercueils, les os pulvérulents et la soie gâtée, le linceul souillé de charogne. Là-bas sous la lumière bleutée du réverbère les rails du trolley filent dans le noir, incurvés tels les ergots du coq dans la pénombre de chrysocale. L'acier exsude la chaleur du jour, on la sent à travers la semelle de ses souliers. Au-delà de ces murs d'entrepôts ondulés le long de petites rues sablonneuses où des autos éviscérées languissent sur des socles de parpaings. »
(Suttree, Cormac McCarthy) 


« Sa voix ne cessait pas, simplement elle disparaissait. Il y avait cette vague obscurité à odeur de cercueil, saturée et sursaturée du parfum sucré de la glycine pour la seconde fois en fleur sur le mur extérieur, pressurée distillée et quintessenciée par la violence tranquille du soleil de septembre, envahie de temps en temps par la bruyante turbulence d'une nuée de moineaux comme une souple badine qu'eût fait siffler un gamin désoeuvré, et cette rance odeur de vieille chair féminine depuis longtemps embastillée dans sa virginité, tandis que l'observait le visage effaré et blafard au-dessus du vague triangle de dentelle aux poignets et à l'encolure depuis la chaise trop haute où elle avait l'air d'une enfant crucifiée ; et cette voix qui ne se taisait pas mais disparaissait dans les longues pauses puis reparaissait comme un ruisseau, un filet d'eau courant d'une étendue de sable sec à une autre, et ce fantôme habité d'une mystérieuse docilité comme si c'eût été la voix qu'il hantait au lieu d'une maison, ce qu'eût fait un autre mieux partagé que lui. » 
(Absalon, Absalon ! p.30) 


« Il n'y avait plus de neige à présent sur le bras de Shreve, plus de manche du tout à présent sur son bras : simplement l'avant-bras et la main avec leur chair lisse de cupidon rentrant dans la lumière de la lampe, prenant une des pipes dans la boîte à café en fer-blanc où il les rangeait, puis la bourrant, l'allumant. C'est qu'il doit faire zéro à l'extérieur, se dit Quentin, il ne va pas tarder à ouvrir la fenêtre et à y faire de la respiration profonde, poings serrés et torse nu, dans cette ouverture tiède et rosée donnant sur la glaciale cour carrée. » 
 (Absalon, Absalon ! p.253)

mercredi 11 novembre 2015

Le chant de Salomon, Toni Morrison


Ma note : 7,5/10 


Voici la quatrième de couverture : Héritier de la tradition orale et des légendes africaines, Le chant de Salomon est un retour aux sources de l'odyssée du peuple noir. Entre rêve et réalité, cette fresque retrace la quête mythique de Macon Mort, un adolescent désabusé parti dans le Sud profond chercher d'hypothétiques lingots d'or. Mais le véritable trésor qu'il découvrira sera le secret de ses origines. Sur un air d'éternité, Toni Morrison tisse les voix ancestrales des esclaves pour composer un hymne à la mémoire afro-américaine. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean Guiloineau.


L'action du début n'a pas un grand lien avec le reste du roman mais il représente quand même bien l'ambiance générale du Chant de Salomon. On y retrouve une note dès le départ. Bien qu'étrange, cette note signée Robert Smith est sans équivoque:



« Le mercredi 18 février 1931, à 15 heures,
Je décollerai de la Pitié et je volerai
de mes propres ailes. Je vous demande
de me pardonner. Je vous aimais.
Robert Smith
agent d'assurance. »

 Le ton est donc donné dès le départ, ce sera l'histoire d'une fuite, le récit carnavalesque (par moments) de ce que l'on pourrait appeler un déserteur (mais pas Robert Smith). Ce sera un récit où l'on croisera ce Mr. Smith qui déploiera ses ailes bleues : « Quand la fille du docteur défunt vit Mr. Smith jaillir avec la ponctualité promise, de derrière la coupole, ses grandes ailes bleues en soie tendues de chaque côté de sa poitrine, elle laissait tomber son panier et renversa des pétales de roses en velours rouge. Le vent les emporta, les souleva, les rabattit dans les petits amoncellements de neige. Ses petites filles se mirent à quatre pattes pour les rattraper pendant que leur mère poussait des gémissements en se tenant le ventre. La course aux pétales de roses attira l'attention de la foule, ce que ne firent pas les plaintes de la femme enceinte. Tout le monde savait que les petites filles avaient passé des heures et des heures à dessiner, à découper, à coudre le velours coûteux et que les grands magasins Gerhardt auraient vite fait de rejeter tous ceux qui seraient salis. » Mr. Smith sautera du toit de l'hôpital avec ses ailes bleues. Sans succès, et « le lendemain, pour la première fois, un enfant de couleur vint au monde à l'intérieur de la Pitié. » Nous aurons compris que ce début un peu ridicule, satirique, fait partie d'un tout, et le style de Morrison est sans cesse malmené par des détours, des digressions, des labyrinthes.

 Et pour rentrer à l'intérieur du roman, disons que dans la première partie, Macon Mort, difficile d'approche, a un fils, du même nom, qui se fait appeler "laitier" : «Macon Mort ne sut jamais d'où cela venait - comment son fils unique avait acquis le surnom qui ne le quitta pas malgré son refus de l'employer ou de le reconnaître. Cette question le préoccupa longtemps, car dans sa famille l'attribution de prénoms s'accompagnait toujours de ce qu'il considérait comme une sottise monumentale. Personne ne lui parla de l'incident d'où était sorti le surnom parce que c'était un homme difficile à approcher - un homme dur, avec une froideur qui décourageait toute conversation spontanée ou banale. Seul Freddie le concierge prenait des libertés avec Macon Mort, des libertés qu'il acquérait avec les services qu'il rendait et Freddie était la dernière personne sur terre à pouvoir lui en parler. Aussi Macon Mort n'entendit jamais parler et n'imagina jamais la brusque terreur de Ruth, son bond maladroit hors du rocking-chair, la chute du petit garçon arrêtée par le tabouret ni le résumé amusé et admiratif de la situation par Freddie. » Le père de Macon Mort et sa famille vivent relativement bien, mieux que les autres noirs : « En 1936, très peu d'entre eux vivaient aussi bien que Macon Mort. D'autres regardaient la famille qui glissait près d'eux avec une petite pointe de jalousie et beaucoup d'amusement parce que la grosse Packard verte de Macon contredisait l'idée qu'ils se faisaient d'une voiture. Il ne dépassait jamais les 40 kilomètres à l'heure, il ne faisait jamais ronfler son moteur, il ne restait jamais en première entre deux rues pour faire peur aux piétons. »

 En grandissant, Macon "laitier" Mort commence à travailler pour son père, et devient plus sympathique que lui : « Quand il eut commencé à travailler pour Macon, la vie s'améliora nettement pour Laitier. Contrairement à ce qu'avait espéré son père, il eut plus de temps pour aller à la buvette. Faire le tour des maisons de location de Macon lui donnait l'occasion d'aller dans le Southside et il rencontra les gens que Guitare connaissait très bien. Laitier était jeune et sympathique - le contraire de son père et les locataires se sentaient assez à l'aise avec lui pour le taquiner, lui donner à manger, lui faire des confidences. Mais c'était difficile de voir Guitare plus souvent. Il n'était sûr de le retrouver que le samedi. Ce jour-là, si Laitier se levait assez tôt, il pouvait rattraper son ami avant qu'il soit parti traîner dans les rues et avant d'être obligé d'aider Macon à encaisser les loyers. Mais certains jours de la semaine, ils se mettaient d'accord pour faire l'école buissonnière et c'est au cours d'une de ces journées que Guitare l'emmena dans l'académie de billard de la Plume dans la Dixième rue, au beau milieu du quartier de la Banque du sang. » Et bien sûr, l'importance de la race, de l'origine ethnique et sa place dans la société traversera le roman, principalement par le truchement du parcours de "laitier" : « Il savait qu'en tant que Noir, il ne récupérerait pas une grosse part du gâteau. Mais il y avait cependant des terrains dont personne ne voulait, des parcelles de bordure que certains refusaient de voir achetées par des juifs, ou des catholiques, ou des terrains dont personne ne savait encore qu'ils avaient de la valeur. En 1945, pas mal de crème sortait autour de la croûte du gâteau. Cette crème pouvait être à lui. Tout s'était amélioré pour Macon pendant la guerre. »

 Le conservatisme (social et autres) est partout et la littérature est généralement la meilleure façon que l'on a de le démontrer, de le critiquer. Depuis que je lis, cela m'a marqué : que ce soit les romans anglais du XIXe siècle, les romans israéliens du XXe siècle, etc., peu importe le pays, la période de l'histoire, le conservatisme règne en roi et maître, partout, en tout temps. Difficile pour les anticonformistes de prendre leur place, et la littérature est le meilleur exil. Le chant de Salomon en est un bel exemple, celui du règne du conservatisme, d'un point de vue général mais aussi d'une façon particulière comme ici où les personnages s'imposent eux-mêmes ce conservatisme : « Il tremblait à l'idée que les Blancs de la banque - ceux qui l'aidaient à acheter et à hypothéquer des maisons - découvrent que cette femme en haillons qui fabriquait clandestinement de l'alcool était sa soeur. Que le propriétaire noir qui menait si bien ses affaires et qui habitait dans la grande maison de Pas-ru-du-Médecin, avait une soeur qui avait une fille et pas de mari. Une bande de cinglées qui fabriquaient du vin et qui chantaient dans les rues « comme des femmes des rues ! Exactement comme des femmes de rues ! »

 Le moins que l'on puisse dire, c'est que le roman est foisonnant, d'une qualité narrative impressionnante et exemplaire, et l'auteure prend souvent des détours mais parvient toujours à ramener le tout dans le droit chemin et ainsi, elle l'amène où elle le voulait dès le départ avec un résultat - dans l'ensemble - satisfaisant. Le rythme de la prose de Morrison est rapide, les descriptions toujours justes, l'intelligence de son propos indéniable et son style remarquable. Par moments, elle me faisait penser à un Gabriel Garcias Marquez mais plus accessible. Donc, la prose énergique côtoie des thèmes intéressants. Plusieurs métaphores viennent augmenter la qualité de l'oeuvre. Par contre, malgré toutes les qualités, les dialogues sont ennuyeux. Généralement, cela arrive avec les écrivains qui n'ont pas une grande vie sociale, qui sont plutôt silencieux au quotidien. 

Je dois dire que je ne suis pas un très bon juge pour ce genre de roman qui est assez éloigné de mes goûts personnels. J'aime les romans sur l'identité mais il faut que cette identité soit construite dans un but strictement littéraire (comme dans les romans de Paul Auster entre autres) alors qu'ici l'identité renvoie à la réalité, les personnages sont construits et appuyés sur la société, sur la réalité. Toni Morrison est une bonne écrivaine mais de là à lui donner le Nobel de littérature comme ils l'ont fait en 1993? Je ne pense pas. Elle n'a pas le talent d'un José Saramago et de meilleurs écrivains ne l'ont jamais reçu : Philip Roth et Cormac McCarthy. 

 Bref, c'est un roman familial sans en être un tout à fait. C'est un roman initiatique sans la puissance que l'on retrouve habituellement dans ce genre. L'identité est le thème fort du roman, mais le problème selon moi, c'est qu'il lui manque justement une identité !

dimanche 1 novembre 2015

Perturbation, Thomas Bernhard


Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture : Le narrateur, un adolescent, accompagne son père, médecin de campagne des Alpes autrichiennes, dans ses visites aux malades. Très vite, il se rend compte que dans la plupart des cas, les problèmes véritables, auxquels il est impossible de se dérober, commencent en fait au-delà des possibilités de la médecine. De visite en visite, d'observation en conversation, c'est moins le monde de la souffrance physiologique qu'il découvre que celui de la solitude, du désarroi, du tourment des esprits. La diversité sans bornes des drames individuels ou familiaux, où le milieu, le climat, le passé collectif jouent un rôle déterminant, apparaît bientôt à ses yeux comme autant de signes d'une perturbation générale qui n'épargne nulle vie, d'un déséquilibre qui fait partout pénétrer la violence et la nuit. La dernière visite conduit le narrateur et son père au nid d'aigle où vit le vieux prince de Saurau, emmuré autant dans son château que dans le mal métaphysique qui le ronge. En lui le déséquilibre lui-même s'est fait pensée, langage, et son long monologue final vient donner une dimension supplémentaire à l'ébranlement partout vécu.

 En guise d'introduction, j'aimerais vous présenter les vers de mon écrivain préféré, Giacomo Leopardi, avec un extrait de son poème Les Souvenances : 

  « Espérances, espérances, ô clairs mensonges 
De mon âge premier ! sans fin, lorsque je parle, 
Je retourne vers vous ; car, dans l'aller du temps, 
Par l'onde des passions, des pensées, 
Je ne puis vous oublier. Fantasmes, je le sais, 
Sont la gloire et l'honneur ; plaisirs et biens, 
De purs désirs ; la vie n'a pas de fruit, 
Inutile malheur. Et bien que vides 
Soient mes années ; déserte, obscure, 
Ma condition mortelle, je vois bien que le Sort 
Peu de chose m'enlève. Ah, mais à vous 
Que de fois je repense, espérances lointaines, 
Comme au premier, au cher pouvoir de rêver ! 
Puis je regarde ma vie même, si vaine 
Et si dolente, et la mort à présent 
Qui d'un pareil espoir seule me reste ; 
Je sens mon cœur se serrer, je sais qu'en rien 
De mon destin je ne puis m'apaiser. 
Mais lorsque cette mort implorée sera là, 
Toute proche, et que j'aurai touché le terme 
Du malheur ; lorsque la Terre ne sera plus pour moi 
Qu'insensible vallée ; que de me yeux 
Le futur s'enfuira : de vous, c'est sûr, 
Je me ressouviendrai, et cette image encore 
Me fera soupirer, me rendra plus amer 
D'avoir en vain vécu, et la douceur 
Du jour fatal mêlera de souffrance. 


Au temps déjà du tout premier tumulte 
De joies, d'angoisses et de désir,
Je réclamais la mort, et longuement 
Je m'asseyais là-bas, à la margelle, 
Pensant noyer dans le fond de ces ondes
L'espoir et ma douleur. Puis, plus tard, 
Par un aveugle mal ma vie faite incertaine, 
Je pleurai la splendide jeunesse et la fleur 
De mes jours misérables, qui sitôt 
Se couchait. Et souvent, aux heures de la nuit, 
Sur la couche complice, à la lumière 
Faiblissante, écrivant dans la douleur, 
Je lamentais avec la nuit et les silences 
Mon souffle fugitif, et pour moi-même 
Dans la langueur je chantais un chant funèbre. »

 Les poèmes de Leopardi représentent bien l'oeuvre de Thomas Bernhard, encore mieux que les écrits de Schopenhauer et Cioran. Je me reconnais beaucoup dans les textes nihilistes de tous ces auteurs, poètes, penseurs. Les nihilistes sont dispersés un peu partout dans le monde, un peu dans chaque pays, et il n'y en a pas beaucoup. Ainsi, la littérature et la philosophie sont souvent le seul lieu de rencontre entre nous, les nihilistes. Selon moi, le nihilisme converge vers l'anarchisme (et l'anarchisme converge vers le nihilisme). Cependant, je ne vois pas l'anarchisme comme un (non)-système politique mais plutôt comme un état d'esprit, une façon de penser. Et nous sommes très peu nombreux. Par exemple, à peu près tout le monde vit la même vie, travaille, cherche à s'enrichir. C'est à peu près impossible de rencontrer un vrai nihiliste dans nos sociétés, alors, la lecture de Leopardi et Bernhard est essentielle. Les nihilismes (ou les pessimismes si vous préférez) de Leopardi et Bernhard sont assez semblables. De plus, et c'est cela le plus intéressant, ces deux écrivains sont aussi deux talents exceptionnels. Leopardi est le meilleur pour exprimer clairement ses idées, et Bernhard, avec son oeuvre foisonnante et riche, parvient à nous subjuguer de la première à la dernière page tout en nous divertissant, ce qui est rare dans la grande littérature. Schopenhauer est probablement dans cette catégorie mais son nihilisme est plus proche du bouddhisme (qui lui n'est pas du nihilisme). De plus, Schopenhauer était ce qu'on peut appeler aujourd'hui un réactionnaire, en tout cas, sa biographie nous permet de le croire. Un vrai nihiliste, selon moi, peut être conservateur dans ses lectures, donc intellectuellement conservateur, mais pas ailleurs. Il ne doit pas être conformiste. Il doit être rebelle. Donc, pour moi, un nihiliste ne doit voir aucun sens à la vie, et cela, d'une façon totale. Je ne dis pas que Schopenhauer n'est pas nihiliste, au contraire. Il l'est, mais peut-être pas autant qu'on le pense. Alors, Leopardi et Bernhard semblent être deux bons exemples, autant dans leur oeuvre que dans leur philosophie extraite de ces œuvres (et tout porte à croire qu'ils l'étaient aussi dans leur vie). Arrivons maintenant à Bernhard en particulier. Plus je lis cet auteur, et plus je suis sous son emprise. Il m'impressionne à chaque roman que je lis ou relis. Dernièrement, je lisais Béton et en plus de l'excellence de la prose, j'avais le sentiment de lire ma propre biographie tellement je me reconnaissais dans le personnage principal (et le nihilisme de Bernhard y est pour quelque chose). C'est la première fois que cette situation m'arrivait.

 En cherchant des références sur Imre Kertész (dans ma dernière chronique), j'ai relu Professeurs de désespoir de Nancy Huston, et j'ai pu relire ce passage sur Thomas Bernhard :

 « Ce qui donne à Bernhard sa liberté extraordinaire, c'est qu'il ne cherche pas à plaire. Endurci par trop de douleur, il a atteint l'indifférence. Du coup, dans l'écriture, il peut dire n'importe quoi, y compris les pires énormités, sans souci de cohérence, et c'est en cela que consiste son "génie". C'est rare, les gens qui ne tiennent aucun compte de l'image d'eux que l'autre est en train de construire dans sa tête. Colère et hostilité agissent sur Bernhard comme des stimulants - à l'instar de Cioran, il ne peut et ne veut écrire que dans un état d'excitation agressive, comme s'il commettait un crime ou un viol. Tout se passe comme si l'adrénaline avait remplacé l'inspiration comme principal moteur de la création littéraire. Il s'agit en écrivant, non pas de dire la vérité (quelle vérité, d'ailleurs, puisque "tout est égal" ?) mais de se fouetter les sangs jusqu'au paroxysme pour se débarrasser d'un mal-être - ou, du moins, l'atténuer. Ce qui intéresse Bernhard, c'est de faire de l'effet, de choquer, de scandaliser, de crier jusqu'à l'extinction de la voix, l'extinction de soi, l'extinction du monde. Il se sert des mots comme sa mère s'en était servie contre lui, petit : pour punir, attaquer et étouffer l'autre (lui qui, poitrinaire, a du mal à respirer en permanence), pour le laisser estomaqué, sans voix, sans réplique possible. Il hypnotise lecteurs et spectateurs par un style incantatoire où fourmillent des superlatifs, les mots toujours et jamais, les mots absolument et tout et rien ; il les noie sous le flot de ses paroles... Pour survivre, l'anéanti s'est fait anéantisseur. »

 Huston n'a pas très bien compris Schopenhauer, en tout cas elle ne l'a pas compris de la même façon que moi, parce qu'elle le croit plus pessimiste qu'il ne l'était en réalité. Bernhard était pessimiste, et néantiste comme elle les appelle, mais l'ironie, sans triompher, occupe quand même une place importante. Pour Schopenhauer, elle semble se fier davantage aux idées reçues. Son pessimisme est plus métaphysique. Dans la vie quotidienne, au niveau des phénomènes, il disait que l'on doit améliorer l'idée que l'on se fait des situations dans lesquelles on se retrouve, et non le contraire. En somme, il disait qu'il faut voir la réalité plus belle qu'elle ne l'est. Il ne voyait pas la vie en noir, contrairement à ce que disent les clichés à son propos. Huston n'a pas cité les parties de l'oeuvre de Schopenhauer qui contredisent sa thèse. Et pour Bernhard, l'humour prend une place prépondérante dans son oeuvre, même s'il n'est pas facilement détectable. Huston n'en parle pas. Par contre, il faut donner à Nancy Huston d'avoir bien compris l'influence de Schopenhauer sur tous ces auteurs.

 Et pour le roman Perturbation en tant que tel, c'est la rencontre avec un "sage" qui occupera la majeure partie du bouquin. Sa pensée, son mode de vie, ses relations. Bernhard est allé un peu plus dans l'imaginaire avec ce roman que dans le reste de son oeuvre, il semble occuper une place un peu à part dans sa bibliographie. Cependant, dans la première moitié du roman, l'on retrouve le Bernhard que nous connaissons. Entre autres, avec l'incipit, où l'on retrouve son ton pessimiste et ironique (de même que son intérêt pour les faits divers macabres) : « Le 26, mon père se mit en route dès deux heures du matin, appelé à Salla, au chevet d'un instituteur qu'il a trouvé agonisant et que la mort a emporté instantanément, si bien qu'il est reparti aussitôt en direction de Hüllberg où il avait à soigner un enfant qui, tombé au printemps dans un échaudoir à cochon rempli d'eau bouillante, se retrouvait à présent depuis des semaines déjà, après un séjour à l'hôpital, de retour à la maison, chez ses parents. » On peut voir la vision pessimiste de Bernhard presque à chaque page. Ici, le général (la population) est "mauvais" et le particulier (sa relation avec son père, etc.) est le "bien" : « Ouvrir un cabinet ici, c'était de la folie. Mais chez lui, c'était déjà devenu une habitude de se sacrifier à une population complètement rongée par la maladie, portée à la violence et à la déraison. Ma présence à la maison durant les fins de semaine, il la ressentait comme un réconfort de plus en plus nécessaire. Il avait l'air fatigué. Mais quand l'Ache nous éblouit après que j'eus ouvert les volets, il déclara qu'il voulait faire une promenade. "Allons, dit-il, viens avec moi." Pendant que je m'habillais, il me parla d'un "phénomène naturel", d'un marronnier qu'il avait découvert en dehors de la localité, au bord de l'Ache, et qui fleurissait maintenant, en septembre. On profiterait de l'occasion pour parler enfin ensemble, sans doute, pensai-je, de questions en rapport avec mes études à Leoben, à l'école des Mines. C'était le moment où jamais car ensuite, il lui faudrait repartir jusqu'au soir, pour ses visites à domicile. "Tu sais, dit-il, il m'arrive d'en avoir par-dessus la tête de tout cela." »

 Le père du narrateur l'amène (lui ou sa sœur) voir les malades mais toujours en se demandant si l'effet produit sur eux sera néfaste : « Mais, estima-t-il, c'était une erreur de vouloir ignorer ce qui est effectif, à savoir que tout est malade et triste, il dit effectivement malade et triste, et c'est pourquoi il avait encore et toujours "cédé à la tentation" de nous emmener, moi ou ma sœur, à intervalles plus ou moins longs ou courts, quand il rendait visite à ses malades. "Mais il y a toujours un risque", dit-il. Ce qu'il redoutait le plus, c'était que l'un de nous, donc ma sœur ou moi-même, pût être choqué pour la vie par le spectacle d'un malade et de sa maladie, alors que c'était précisément le contraire qu'il recherchait ». Et finalement, dans la première moitié du roman, Bernhard s'attaque encore une fois à la pureté de la campagne, au mythe que les gens construisent autour d'elle : « Les gens de la campagne, qui se laissent d'abord aller à la brutalité puis à la détresse totale face à leur propre brutalité, qui se laissent toujours aller à tout parce qu'ils doivent se laisser aller à tout en toutes choses, ces gens-là, à l'heure actuelle, constituaient hélas la majorité. Il y avait en effet plus de brutes et de criminels à la campagne qu'à la ville. À la campagne, la brutalité tout comme la violence étaient fondamentales. La brutalité en ville n'était rien comparée à la brutalité à la campagne, et la violence en ville, rien à comparée à la violence à la campagne. Les crimes en ville, les crimes urbains, n'étaient rien comparés aux crimes ruraux. »

 Je ne pense que l'on puisse placer Bernhard dans un genre littéraire en particulier (nonobstant le nihilisme qui, à ma connaissance, ne fait pas partie d'un genre, d'une époque). Bernhard fait partie de ces très rares écrivains qui ont leur propre style, et qui donnent leur nom propre à un genre, à un style d'écriture. "C'est du Bernhard !" pourrait-on s'exclamer devant la prose d'un autre écrivain, d'un épigone... 

 Schopenhauer avait découvert que la souffrance est universelle (et non pas spécifique à l'Allemagne) lors d'un long voyage à travers l'Europe avec sa famille au début du 19e siècle. Dans Perturbation, on assiste un peu au même procédé, mais avec les possibilités infinies de la fiction. Ce titre est dans les premiers de l'auteur, il a paru en 1967 alors qu'en 1965 paraissait son premier roman Gel. J'ai bien aimé Perturbation, il est original, mais pour ma part, j'apprécie davantage le Bernhard plus vieux, celui des années 80.