jeudi 24 septembre 2015

Désert, J.M.G. Le Clézio


Ma note : 8,5/10

 Voici la quatrième de couverture : La toute jeune Lalla a pour ancêtres les " hommes bleus ", guerriers du désert saharien. Elle vit dans un bidonville, mais ne peut les oublier. La puissance de la nature et des légendes, son amour pour le Hartani, un jeune berger muet, une évasion manquée vers " leur " désert, l'exil à Marseille, tout cela ne peut que durcir son âme lumineuse. Lalla a beau travailler dans un hôtel de passe, être enceinte, devenir une cover-girl célèbre, rien n'éteint sa foi religieuse et sa passion du désert. 

Deux critiques littéraires que j'admire, Harold Bloom et Pietro Citati, ont dit de Le Clézio qu'il était un très mauvais écrivain et que son Prix Nobel de littérature n'était pas mérité. Ce fut étrange pour moi d'entendre cela de ces deux auteurs, eux qui sont de grands amateurs du sublime, parce que Le Clézio parvient à éblouir avec son esthétique romanesque et je le place parmi les meilleurs écrivains français de notre époque. Peut-être est-ce dû à sa prose qui est difficilement traduisible, ce qui expliquerait la mauvaise opinion de Bloom et Citati. Son écriture est d'une extrême subtilité et la profondeur de ses récits (profondeurs stylistique et thématique) le font probablement mal paraître dans une langue étrangère.

 Le Clézio c'est les grands espaces, le voyage, la passion de la nature et de la découverte. Dans Désert, et dans le reste de son oeuvre, les personnages sont attachés, malgré l'exil, à leur passé, à leur propre mer. On dit que les gens qui sont nés près du fleuve veulent toujours y revenir. C'est un peu cela avec cet écrivain. L'attachement aux racines doublé d'un désir de liberté dans le voyage, dans la découverte.

 Cet exil et cette liberté sont à maintes reprises évoqués dans ce roman. Ils prennent forme d'une façon générale mais aussi d'une façon précise : « les hommes avaient la liberté de l'espace dans leur regard » ; « mais c'était le seul, le dernier pays libre peut-être » ; « peut-être même qu'ils connaissaient la mer couleur d'émeraude et de bronze, la mer libre ? » ; « les hommes bleus avançaient sur la piste invisible, vers Smara, libres comme nul être au monde ne pouvait l'être ».

 Le roman commence dans le désert avec Nour, jeune garçon fuyant vers une mystérieuse destination qui semble prometteuse. Mais ensuite, et cela se fera en alternance, nous basculons avec une autre histoire, celle de Lalla, orpheline de mère lorsqu'elle est toute jeune (Nour vit avec les nomades, les hommes bleus, alors que Lalla est leur descendante) : « La Cité apparaît, au détour du chemin, quand on s'est éloigné de la mer et qu'on a marché une demi-heure dans la direction de la rivière. Lalla ne sait pas pourquoi ça s'appelle la Cité, parce qu'au début, il n'y avait qu'une dizaine de cabanes de planches et de papier goudronné, de l'autre côté de la rivière et des terrains vagues qui séparent de la vraie ville. Peut-être qu'on a donné ce nom pour faire oublier aux gens qu'ils vivaient avec des chiens et des rats, au milieu de la poussière. C'est ici que Lalla est venue habiter, quand sa mère est morte, il y a si longtemps qu'elle ne se souvient plus très bien du temps où elle est arrivée. Il faisait très chaud, parce que c'était l'été, et le vent soulevait des nuages de poussière sur les huttes de planches. Elle avait marché les yeux fermés, derrière la silhouette de sa tante, jusqu'à cette cabane sans fenêtres où vivaient les fils de sa tante. Alors elle avait eu envie de s'en aller en courant, de partir sur la route qui va vers les hautes montagnes, pour ne plus jamais revenir. » Les personnages sont unidimensionnels et c'est peut-être le seul défaut du roman. Voici un extrait où l'on voit Lalla un peu perdue au milieu d'une scène qui la dépasse, ce passage représentant assez bien la relative pauvreté de l'intérieur des personnages, leur absence d'esprit : « Appuyée sur le bastingage, Lalla regarda l'étroite bande de terre qui apparaît à l'horizon comme une île. Malgré la fatigue, elle regarde la terre de toutes ses forces, elle essaie de distinguer les maisons, les routes, peut-être même les silhouettes des gens. À côté d'elle, les voyageurs sont massés contre le bastingage. Ils crient, ils font des gestes, ils parlent avec véhémence, ils s'interpellent dans toutes les langues d'un bout à l'autre du pont arrière. Il y a si longtemps qu'ils attendent ce moment ! Il y a beaucoup d'enfants et d'adolescents. Ils portent, accrochée à leurs vêtements, la même étiquette, avec leur nom, leur date de naissance, et le nom et l'adresse de la personne qui les attend à Marseille. Au bas de l'étiquette, il y a une signature, un tampon, et une petite croix rouge ; elle a l'impression qu'elle brûle sa peau à travers sa blouse, qu'elle se marque peu à peu sur sa poitrine. »

 Il semble que Le Clézio ait décidé d'orienter son roman de l'extérieur, même en présence des personnages, l’œil de la caméra est généralement extérieur à eux, très peu souvent nous les voyons de l'intérieur, leur psychologie étant voilée par la narration qui leur semble étrangère : « Le soleil se lève au-dessus de la terre, les ombres s'allongent sur le sable gris, sur la poussière des chemins. Les dunes sont arrêtées devant la mer. Les petites plantes grasses tremblent dans le vent. Dans le ciel très bleu, froid, il n'y a pas d'oiseau, pas de nuages. Il y a le soleil. Mais la lumière du matin bouge un peu, comme si elle n'était pas tout à fait sûre. Le long chemin, à l'abri de la ligne des dunes grises, Lalla marche lentement. De temps à autre, elle s'arrête, elle regarde quelque chose par terre. Ou bien elle cueille une feuille de plante grasse, elle l'écrase entre ses doigts pour sentir l'odeur douce et poivrée de la sève. Les plantes sont vert sombre, luisantes, elles ressemblent à des algues. Quelquefois il y a un gros bourdon doré sur une touffe de ciguë, et Lalla le poursuit en courant. Mais elle n'approche pas trop près, parce qu'elle a un peu peur tout de même. Quand l'insecte s'envole, elle court derrière lui, les mains tendues, comme si elle voulait réellement l'attraper. Mais c'est juste pour s'amuser. »

 Si la littérature c'est le voyage, alors c'est encore plus vrai avec J.M.G. Le Clézio. De plus, il me semble incomparable, en ce sens qu'il est extrêmement difficile de trouver un écrivain avec le même style, les mêmes thèmes, les mêmes intérêts, surtout traités avec autant de subtilité. Il est minutieux, consciencieux dans son travail, on voit la rigueur en regardant seulement le résultat. Il ne semble pas appartenir à un courant littéraire en particulier, ne semble pas non plus appartenir à un pays, il n'habite plus la France. Il habite, selon moi, la langue française. Physiquement, il est aux États-Unis, mais cela ne se ressent pas, il n'appartient métaphoriquement à aucun État. Ses romans sont aussi légers que l'air et conséquemment, à long terme, nous ne retenons pas grand-chose de notre lecture, les souvenirs s'enfouissent bien profondément dans notre inconscient, et ce n'est pas forcément un défaut.

 Et dans Désert en particulier, on ne compte plus les références à la chaleur, au feu, au soleil, etc., tellement il y en a beaucoup. C'est un roman où les personnages occupent une place centrale dans l'histoire mais paradoxalement, ils ne sont pas si importants que cela. Ils n'ont pas un grand relief, ils manquent de personnalité et l'on sort de cette lecture avec la tête pleine de poésie, beaucoup plus qu'avec des questionnements intellectuels et métaphysiques. On croirait que le caractère, la personnalité de Lalla et Nour ont été coupés en deux et qu'ils étaient un seul et même personnage à l'origine. Lorsque les personnages de Le Clézio n'ont pas la liberté physique, ils ont la liberté de l'esprit. 

 Un autre thème récurrent chez Le Clézio que l'on retrouve ici est celui de l'enfance, de la jeunesse. L'aspect formel du roman est lui aussi intéressant, comme dans ses autres textes. Il applique deux narrations différentes. L'histoire de Nour se construira dans les marges et se concentrera sur la prose poétique. Celle de Lalla aura une narration davantage dans les normes du romanesque, avec une plus grande profondeur et une intrigue un peu plus appuyée. Cependant, il n’abandonnera pas non plus la prose poétique pour Lalla, il ne la laisse pas tomber en somme. 

 C'est un des meilleurs J.M.G. Le Clézio que j'aie lus. Sa poésie en prose est éclatante dans le "Désert" et cela conduit à une luminosité de ses thèmes. 

 Pour terminer, je dois dire que c'est un roman proche de l'exercice de style, où l'écrivain ne fait jamais de concession sur l'esthétique. (Alors que plusieurs autres écrivains préfèrent se concentrer sur une intrigue forte qui bien souvent nous ennuie en relecture) Voici un dernier extrait qui permet de bien apprécier son style : 

 « Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d'une dune, comme s'ils étaient nés du ciel sans nuages, et qu'ils avaient dans leurs membres la dureté de l'espace. Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, la lueur de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil, les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés, touchaient, l'horizon inaccessible. Ils avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la sclérotique de leurs yeux. Le troupeau des chèvres bises et des moutons marchait devant les enfants. Les bêtes aussi allaient sans savoir où, posant leurs sabots sur des traces anciennes. Le sable tourbillonnait entre leurs pattes, s'accrochait à leurs toisons sales. Un homme guidait les dromadaires, rien qu'avec la voix, en grognant et en crachant comme eux. Le bruit rauque des respirations se mêlait au vent, disparaissait aussitôt dans les creux des dunes, vers le sud. Mais le vent, la sécheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement, descendaient vers le fond de la vallée sans eau, sans ombre. »

lundi 14 septembre 2015

Tonio Kröger, Thomas Mann


Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture: Peintre puissant de la bourgeoisie allemande avec Les Buddenbrook, Thomas Mann publie à vingt-huit ans ce bref roman, une de ses œuvres les plus révélatrices de son débat intérieur. Jeune écrivain prisonnier de l'introspection et de sa réflexion sur son art, Tonio Kröger est fasciné par son contraire : ceux qui vivent sans réfléchir, abandonnés à leurs instincts vitaux, comme son camarade Hans et la belle Ingeborge, dont il s'éprend. L'art et la pensée seraient-ils morbides ? La vraie vie réside-t-elle dans la sérénité heureuse et terre-à-terre des gens " normaux " ? Dans cet étonnant portrait d'un homme qui ne parvient pas à s'approuver, le grand romancier, prix Nobel de littérature en 1929, mêle la réflexion philosophique à l'analyse des tourments de l'âme, avec une lucidité et un dépouillement qui en font une oeuvre classique au meilleur sens du terme.

 Dans son immense (et remarquable) livre Genius, Harold Bloom place Thomas Mann très haut dans sa liste, au 20e rang (alors que personnellement je ne sais même pas si je le placerais dans les cent premiers). Il dit, en 2002, que l'on se doit de retourner à Mann (à La Montagne Magique plus précisément) :

 « In the aftermath of Septembre 11, 2001, there were bleatings of "no more irony", but these have vanished quickly. All is irony in the newest age of religious war and domesticated terror. Mann's emphasis, in 1938, was on the use of literature for life, and that use transcends the work of mourning. Goethe's greatness had much to do with the scale of his speculations, and with his emphasis upon the secular salvation that one's own intellectual striving could induce. Mann, following after, progressed from his ambivalence towards his precursor's genius, and a defensive irony in regard to Goethe, to an embattled sense of the work of humanism at ensuring the survival of value, at maintaining an "anti-diabolic" faith. I urge my students, and the readers who come to my public book presentations, to return to The Magic Mountain in this time of trouble. Mann's own genius is to teach "keen hearing", without wich we will be more easily seduced by brutality. »

 L'influence de Schopenhauer sur Thomas Mann est très grande et dans ce roman en particulier, elle est presque totale. C'est un roman schopenhauerien. Ce philosophe a influencé de grands auteurs comme Zola, Tolstoï, Proust, Beckett et j'en passe quasiment des dizaines. Une période complète de la littérature (et de l'histoire de la pensée) est marquée du sceau de Schopenhauer : la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Mann fut l'un d'eux et l'un de ses plus grands lecteurs. Dans Tonio Kröger, c'est surtout l'homme supérieur qui est représenté, celui qui a suffisamment en lui (dans son intellect, dans son esprit, etc.) pour pouvoir faire cavalier seul dans ce monde malade. Voici une citation de Schopenhauer à ce sujet, tirée de son livre Aphorismes sur la sagesse dans la vie :

 « En outre, de même que ce pays-là est le plus heureux qui a le moins, ou n'a pas du tout besoin d'importation, de même est heureux l'homme à qui suffit sa richesse intérieure et qui pour son amusement ne demande que peu, ou même rien, au monde extérieur, attendu que pareille importation est chère, assujettissante, dangereuse ; elle expose à des désagréments et, en définitive, n'est toujours qu'un mauvais succédané pour les productions du sol propre. Car nous ne devons, à aucun égard, attendre grand'chose d'autrui, et du dehors en général. Ce qu'un individu peut être pour un autre est chose très étroitement limitée ; chacun finit par rester seul, et - qui est seul ? - devient alors la grande question. Gœthe a dit à ce sujet, parlant d'une manière générale, qu'en toutes choses chacun en définitive est réduit à soi-même. Oliver Goldsmith dit également : 
Still to ourselves in ev'ry place consign'd, Our own felicity we make or find. (Cependant, en tout lieu, réduits à nous-mêmes, c'est nous qui faisons ou trouvons notre propre bonheur.) »

 Et l'on pourrait aussi convoquer Nietzsche. Ce dernier a développé une philosophie à l’opposé de Schopenhauer (même si dans ses premiers livres il est proche de lui). Au fil des années, Nietzsche s'est distancé de Schopenhauer mais il en a gardé quelques idées. Et l'une des plus puissantes est sans doute celle de l'homme supérieur, du solitaire loin du troupeau :

 « Tout homme hors du commun aspire instinctivement à sa citadelle et sa retraite secrète où il soit délivré de la foule, du grand nombre, de la majorité, où il puisse oublier la règle "homme", lui qui en est l'exception : - mis à part cet unique cas où un instinct encore plus fort le pousse droit sur cette règle, en homme de connaissance au sens élevé et exceptionnel. Celui qui, dans ses relations avec les hommes, ne passe pas à l'occasion par toutes les couleurs de la détresse, vert et gris d’écœurement, de dégoût, de compassion, d'assombrissement, d'isolement, n'est certes pas un homme de goût supérieur ; mais à supposer qu'il ne se charge pas volontairement de ce fardeau et de ce déplaisir, qu'il s'y dérobe à tout jamais et demeure, comme je l'ai dit, calmement et orgueilleusement caché au fond de sa citadelle, eh bien, cela prouve une chose : il n'est pas fait pour, pas prédestiné à la connaissance. » 

Le poète Giacomo Leopardi aborde (souvent) lui aussi ce thème. Dans son magnifique poème Les Souvenances (mon préféré de toute l'histoire de la poésie), il écrit qu'il se sent différent des autres. En voici un court extrait (dans la magnifique traduction de Michel Orcel):

 « Et mon coeur ne me disait que l'âge tendre
Il me faudrait le consumer dans ce bourg
Sauvage de ma naissance, au milieu
D'êtres grossiers et vils, pour qui souvent
Toute la science n'est que raison de rire
Et mots étranges ; des êtres qui me fuient,
Me détestent, non par envie, pour me croire
Au-dessus d'eux, mais de penser que tel
Je me tiens en mon coeur, bien qu'au-dehors
Je n'en montre à personne aucun signe.
Là, je passe les ans, abandonné, obscur,
Sans amour et sans vie, chaque jour
Plus amer parmi ce peuple malveillant ;
Là, de pitié je me dépouille, et de force,
Et j'en viens à mépriser les hommes
En fréquentant ce troupeau - et cependant s'envole
Le temps aimé de la jeunesse, ô plus aimé
Que le laurier, la gloire, plus que la pure
Clarté du jour, et le souffle : je te perds
Sans un délice, absurdement, dans cette
 Inhumaine demeure, au milieu des souffrances,
O, de la vie stérile, unique fleur ! »

 Mais comme je le disais, Schopenhauer envahit le roman, d'une façon subtile le plus souvent. On peut voir ici que sa vision est évoquée par le truchement de la souffrance de Tonio Kroger : « Le fait est que Tonio aimait Hans Hansen et avait déjà beaucoup souffert par lui. Celui qui aime le plus est le plus faible, et doit souffrir ; son âme de quatorze ans avait déjà appris de la vie cette simple et dure leçon ; et il était ainsi fait qu'il remarquait très bien des expériences de ce genre, qu'il les notait en lui-même, et y trouvait dans une certaine mesure du plaisir, sans du reste régler sa conduite personnelle en conséquence, ni en tirer d'utilité pratique. Il trouvait aussi de telles leçons beaucoup plus importantes et plus intéressantes que les connaissances qu'on l'obligeait à acquérir à l'école, et il employait la plus grande partie des heures de cours passées dans les classes aux voûtes gothiques, à épuiser tout ce que ces découvertes pouvaient lui faire éprouver et à en approfondir complètement la signification. Et cette occupation lui procurait une satisfaction tout à fait semblable à celle qu'il ressentait lorsqu'il se promenait dans sa chambre avec son violon (car il jouait du violon), mêlant des sons aussi moelleux qu'il pouvait les produire au clapotis du jet d'eau qui, en bas, dans le jardin, montait en dansant sous les branches du vieux noyer. »

 Et cette souffrance peut être diminuée par la contemplation et la vie intérieure (ce qui rejoint parfaitement Schopenhauer) : « Le jet d'eau, le vieux noyer, son violon et la mer, cette mer Baltique dont, pendant les vacances, il pouvait épier les rêves d'été, c'étaient là les choses qu'il aimait, dont pour ainsi dire, il s'entourait, et parmi lesquelles se déroulait sa vie intérieure, choses dont les noms font bien dans les vers, et retentissaient effectivement toujours à nouveau dans ceux que Tonio Kröger composait parfois. » Généralement, Tonio, comme Schopenhauer, constate l'idiotie de son entourage, et dans l'extrait suivant on peut même voir une autre facette de la philosophie de Schopenhauer, la force de la volonté et l'illusion du libre arbitre : « Le fait qu'il possédait un cahier de vers écrits par lui était venu à la connaissance de son entourage par sa propre faute et lui faisait beaucoup de tort, aussi bien auprès de ses camarades qu'auprès des professeurs. d'un côté, le fils du consul Kröger trouvait stupide et vulgaire de s'en formaliser, c'est pourquoi il méprisait ses condisciples autant que ses maîtres, dont les mauvaises manières lui répugnaient et dont il pénétrait les faiblesses personnelles avec une rare clairvoyance. Mais, d'un autre côté, il jugeait lui-même extravagant et à proprement parler inconvenant d'écrire des vers, et il était forcé de donner raison dans une certaine mesure à ceux qui tenaient cette occupation pour étrange. Toutefois, ce sentiment n'était pas assez fort pour l'empêcher de continuer.»

Nietzsche méprise la masse (alors que Schopenhauer en a pitié) mais les deux étaient différents des autres, notamment à cause de leur intelligence supérieure (et profonde pourrait-on dire). Tonio Kröger a lui aussi cette espèce de supériorité : « "Pourquoi donc suis-je si bizarre, et en conflit avec tout le monde, brouillé avec mes maîtres, et comme étranger parmi les autres garçons ? Voyez les bons élèves et ceux qui se tiennent dans une solide médiocrité, ils ne trouvent pas les maîtres ridicules, ils ne font pas des vers, et ils ne pensent que des choses que tout le monde pense et que l'on peut dire tout haut. Comme ils doivent se sentir à leur aise et d'accord avec chacun ! Cela doit être agréable... Mais moi, qu'est-ce que j'ai donc, et comment tout cela finira-t-il ?" »

 Pour Nietzsche : « Spiritualiser nos états de maladie, voilà le but de l'artiste ». Dans Tonio Kroger on retrouve le renforcement que provoque la maladie (et souvent abordé par Nietzsche) et la maladie contribue fortement à l'éveil de l'artiste, de l'être profond : « Mais dans la mesure où sa santé s'affaiblissait, son sens artistique s'affinait, devenait difficile, délicat, exquis, raffiné, irritable à l'égard de la banalité et extrêmement susceptible dans les questions de tact et de goût. »

 Nonobstant le lien de Tonio pour les choses de la "masse" (pour son contraire), nous sommes face à un roman de l'esprit, de l'intellect plutôt que du corps, de la vie réelle, pratique. La souffrance de Tonio correspond assez bien à la philosophie de Schopenhauer. Le non-être est préférable à l'être selon Schopenhauer (il ne prône pas le suicide cependant) et la société joue un grand rôle dans cette souffrance, en l'augmentant. L'art, la contemplation désintéressée, la solitude et le travail intellectuel auront tous à quelque part des effets bénéfiques pour soulager cette souffrance intrinsèque. Tonio est courageux mais peut-être pas selon la définition que lui donne l'homme du commun, la masse, le troupeau, la société. C'est pour cela qu'il se méprend parfois sur sa propre personne, sur son moi. Il est courageux parce qu'il affronte sa conscience, son être. Il ne vit pas selon ses instincts comme la plupart des gens. Il prend conscience de sa volonté inconsciente, sur ce qui amène la souffrance, et il se concentre sur son intellect. Tel un bouddhiste (ou un schopenhauerien), il essaie d'échapper à la souffrance. Cette lucidité en bas âge peut donner l'effet d'un bâton de dynamite : être fatal ou accéder à de grandes choses. 

 Malgré le style d'écriture vieilli qui caractérise les romans de Thomas Mann (lorsqu'on le lit aujourd'hui bien sûr) ce Tonio Kröger pourra plaire à ceux qui se sentent loin du troupeau même si dans la deuxième moitié du roman les choses sont un peu différentes avec les voyages du personnage. Il ne tombe jamais dans la mélancolie larmoyante de mauvais goût. Tonio Kröger est proche du Loup des steppes d'Hermann Hesse (le personnage principal surtout). C'est une novella d'environ 100 pages sur l'antagonisme de l'esprit / corps ; haute culture / culture populaire. On rentre la plupart du temps dans l'oeuvre de Thomas Mann par La montagne magique. Cependant, je conseillerais beaucoup plus de commencer par Tonio Kröger ou, encore mieux, par Le Docteur Faustus. Ces deux romans, l'un très court et l'autre très long, ont plusieurs sujets en commun, et plus particulièrement le génie et son rapport avec la propre conscience du personnage. Et tout cela est démontré par Thomas Mann dans une opposition certaine à la masse, au troupeau.

vendredi 4 septembre 2015

Bienvenue au conseil d'administration, Peter Handke


Ma note : 7,5/10

 Voici la quatrième de couverture: Dans ce recueil de nouvelles, on a affaire à une figure centrale et à une seule : la mort, mais la mort qu'on voit comme un objet, une sorte de mort cinéma où le regard du lecteur décompose un à un, parcourt et soupèse les gestes de la mort (Le gibet), se demande comment ça va se passer (Les frelons) ou suit des yeux la montée de l'eau (L'inondation). On est toujours du côté de celui que l'on voit agir : on est soi-même l'inventaire du cirque (L'incendie) ou l'adolescent assassin. Le geste finit par être à ce point anonyme et indifférent qu'il importe peu de savoir s'il a été accompli ou non et quelles sont ses conséquences. Le lecteur est à chaque instant surpris en flagrant délit, pour le moins, de non-assistance à personne en danger.

 Les nouvelles de Peter Handke peuvent-elles nous apporter quelque chose ? Voici un auteur qui excelle dans l'art de la beauté, serions-nous tentés de dire, et lorsqu'il touche à d'autres choses, il n'est pas le meilleur. Ce qui est de mauvais augure pour la nouvelle. Le développement de ses récits laisse souvent à désirer alors que la nouvelle demande généralement de grandes capacités dans ce domaine. Par comparaison, disons que les petites proses de Robert Walser n'ont pas besoin de tout cela, le génie de leur auteur suffit. Et dans la nouvelle en tant que telle, mon préféré est possiblement Borges. Ce dernier est un innovateur hors pair, un styliste au-dessus de la moyenne et Nabokov, le critique le plus sévère que je connaisse, dit même de lui de bons mots, ce qui est rare : « How freely one breathes in his marvelous labyrinths! Lucidity of thought, purity of poetry. A man of infinite talent. » Tchekhov est fabuleux, Alice Munro aussi (elle est vue, avec raison, comme la «Tchekhov contemporaine») et Kafka nous amène, comme dans ses romans, dans d'étranges contrées avec la forme brève. Mais Handke ? Peut-on s'attendre à ce niveau de qualité avec lui ? Peut-il apporter quelque chose de neuf ?

 Avant d'y répondre, voyons le résumé (et quelques commentaires) des quatre premières nouvelles, sur un total de dix-neuf :

  

 Nouvelle 1                                     Bienvenue au conseil d'administration

 « Messieurs, il fait froid ici. Je ne sais comment vous expliquer. Il y a une heure, j'ai téléphoné de la ville pour demander si tout était prêt pour la séance ; personne n'a répondu. Je suis vite venu ici et j'ai cherché le portier, je ne l'ai trouvé ni dans sa loge, ni en bas à la cave, à la chaudière, ni dans le hall. Dans cette pièce, j'ai finalement trouvé sa femme : elle était assise sur un tabouret, à côté de la porte, dans l'obscurité ; elle avait serré sa tête entre ses genoux, elle tenait sa nuque par-derrière, l'étreignant de ses mains jointes. Je lui demandai ce qui s'était passé, sans même bouger, elle m'a dit que son mari était parti, un de leurs enfants ayant été écrasé par une auto en faisant de la luge. C'est la raison pour laquelle les pièces n'ont pas été chauffées, c'est pourquoi je vous demande d'être indulgents. Ce que j'ai à dire ne prendra pas longtemps. »

 Et un peu plus loin, nous pouvons lire : « Vous allez tous recevoir les dividendes qui vous reviennent pour l'année financière en cours. C'est ce que je voulais vous annoncer aujourd'hui, au cours de cette séance extraordinaire. »

 Donc, le narrateur, celui qui parle en fait, a convoqué une réunion en pleine tempête de neige pour apparemment dire quelque chose d'une importance cruciale. Mais ce ne sera pas seulement une question de dividendes. L'homme parle de moins en moins fort, parce que plus la nouvelle avance, plus le sujet devient important. En quelques pages seulement la forme devient complexe. Elle dépasse le fond. Et si tout était dans la forme ? Et si le profit transcendait la mort ? Et s'il était plus important que la vie ?



  Nouvelle 2                                      Le colporteur

 Même titre (en français) qu'un de ses romans. C'est la plus cinématographique du recueil. Handke se contente de «montrer» les choses, de les «imager». Elle est anti-littéraire. Encore une fois, la mort «froide» est bien présente. Mais l'ironie viendra perturber cette froideur de la mort. Handke décrit une pièce. Cette nouvelle est proche de la métafiction.

 « Pendant que le colporteur est là debout et fume, il épie la conversation du général et de sa maîtresse nommée Bella. Le général a fui devant ses ennemis et il s'est réfugié dans une cabane au bord de la mer. Avant que le colporteur ne vienne, envoyé par le nouveau gouvernement pour tuer le général, celui-ci parle plus d'une heure durant avec l'homme qui seul est resté à ses côtés. Il boit du vin, casse une bouteille et se fait lire dans un vieux livre le récit de la mort d'un célèbre homme d'État romain qui fut assommé par un capitaine du nom de Herrenius alors que les esclaves descendaient le fugitif en litière vers la mer. Comme le rapporte le chroniqueur, il sortit la tête de la litière, la main gauche, à son habitude, appuyée sous le menton. Il regardait ses meurtriers fixement, droit dans les yeux. »



  Nouvelle 3                                       Les frelons

 Peut-être la nouvelle la plus étrange, certainement la plus noire dans un recueil déjà ténébreux. Un fils raconte la folie du père avec une ambiance proche des poèmes de Paul Celan. Une très bonne nouvelle.

 « Avec ses gros godillots il faisait des traces profondes dans la neige, dans le vent et dans l'obscurité, et l'air sifflait et geignait, et il faisait des traces profondes, pendant que je le suivais, pieds nus sur les frelons qui s'agitaient et fondaient.

  Dort-il 
Non, il est réveillé, ses yeux sont ouverts 
Dis-lui de dormir
Dors, toi, dis 
Pourquoi il ne dit rien 
Pourquoi tu ne dis rien 
Prends-lui sa main pour voir si le pouls 
Je ne sens rien 
Peut-être qu'il est 

qui s'agitaient et fondaient les traces profondes qu'il faisait avec ses chaussures profondes jusqu'à ce que nous soyons arrivés auprès d'elle, les traces profondes qu'il fait, à travers lesquelles nous marchons pendant que nous regardons pendant que nous nous lamentons pendant que je mets les pieds dans les traces de mon père. »




  Nouvelle 4                                      La guerre éclate

 (C'est davantage un exercice de style qu'une nouvelle). Elle traite du corps plus que de l'esprit. C'est une des moins intéressantes selon moi. C'est une petite prose assez banale en fait. Presque tout, dans ce texte, tourne autour du corps, des gestes, du mouvement :

 « [...] il serre le saucisson contre le pain et les porte rapidement à la bouche. Puis le voilà assis la tête inclinée en arrière contre le dossier, il a les deux doigts dans la bouche et les mâchonne en même temps que le pain et le saucisson. De nouveau son visage fatigué est assombri par l'ombre du wagon du train suivant qui vient d'entrer en gare, sur cette voie-là ; sur une autre voie un autre train entre en gare. L'homme repousse son chapeau sur la nuque, son cou par secousses avance et recule. L'homme arrange son chapeau et des doigts il en tâte les bords, puis il enlève son chapeau et en brosse le côté de ses doigts étendus ; il le remet une nouvelle fois. Son cou avance et recule. Les yeux de l'homme s'exorbitent légèrement. Il a enfin avalé sa bouchée. De nouveau un train entre en gare et obscurcit le visage de l'homme. »




 Pour revenir à la question que je posais au début, je serais enclin à répondre oui. Sans être aussi formidable que tous les noms cités dans mon introduction, c'est avec surprise que j'ai constaté l'aisance qu'a Peter Handke pour naviguer dans ce genre littéraire et sa capacité à laisser tomber la poésie pour mettre l'accent davantage sur la mécanique de ses récits. En tout cas, il y réussit très bien à quelques occasions.

 J'ai maintenant presque tout lu de Peter Handke (ce qui est disponible en français) et c'est avec une légère pointe de déception que je quitte son oeuvre. Certes, je reconnais encore son génie, parce qu'on ne peut pas avoir un esprit médiocre en étant talentueux dans plusieurs domaines. Mais pour ce qui est du roman en particulier, je comprends aujourd'hui pourquoi le Prix Nobel de littérature lui avait échappé au détriment de Jelinek (même si cette dernière avoua qu'il le méritait davantage qu'elle). Les romans d'Handke (à part L'absence) laissent un souvenir périssable dans notre conscience et bien que le chemin pour se rendre jusqu'à la fin de son oeuvre soit agréable, il n'est pas exceptionnel non plus. Forcé d'admettre que parmi tous les excellents romanciers autrichiens du XXe siècle, Handke est sans doute l'un des moins intéressants. Harold Bloom avait déjà décrit John Updike de cette façon : « a minor novelist with a major style. » C'est exactement cela aussi avec Handke. Un grand styliste, mais un bien petit romancier.